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Liv Maria - Julia Kerninon

Edition l’Iconoclaste, 2020

lundi 23 novembre 2020 par Alice Granger

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L’auteure annonce dès les premières phrases de son roman, par la différence d’un couple, les parents de Liv Maria, quelque chose qui va insister tout le long de l’histoire racontée comme des mots sous les mots. Une fille de l’île est mariée avec un Norvégien, un étranger ! C’est fait pour que les lecteurs se demandent : pourquoi pas un homme d’ici ? Est-ce parce que cette femme n’a pas voulu être la fille à portée de mains, pour ainsi dire endogamique, les hommes n’ayant qu’à se servir ? On pressent donc un secret.
Julia Kerninon précise : son père « était un lecteur, et sa mère était une héroïne ». Une pensée surgit : pour le Norvégien, sa mère n’est donc pas simplement une femme faite depuis toujours pour l’homme, sa sexualité ! Il l’imagine d’abord, il la crée ! Il venait d’un tout petit village de Norvège, il ne connaissait rien du monde, et elle était le premier indice sur les pays étrangers, et il pressent qu’avec elle, il n’y aura jamais l’ennui. Pour lui, alors que les autres femmes sont comme une pomme domestique, elle, elle est une pomme sauvage ! Nous devinons peut-être une sorte de réparation. Il reconnaît celle qui reste sauvage, pas à portée de mains, personne ne peut la faire plier ! La faire plier à un destin de femme sous la main ? Violable ?
Logiquement, la petite fille a été follement désirée par ses parents ! L’avaient-ils rêvée fille dont le destin échapperait à celui des femmes, celui d’être comme naturellement à portée de mains des hommes ? Son prénom, Liv, signifie « vie » en norvégien, et Maria, prénom donné aussi bien aux filles qu’aux garçons, c’est pour que la Madone protège de la noyade. Si le rêve à l’origine de sa conception est vrai, va-t-elle réussir à se libérer, à aller vers sa vie d’être humain femme libre, encore inconnue pour une femme ? Cette issue semble s’être annoncée, dans le roman, par cet homme venu d’ailleurs, le Norvégien, l’écrivain. Pour Liv Maria petite fille, il ressemble à Flaubert, en beaucoup plus beau. Il fait de sa fille une lectrice. De sa propre histoire, qu’il écrit à l’encre encore invisible ? Le soir, il vient lui lire, avant qu’elle s’endorme, « L’Amour de la vie » de Jack London. Evidemment ! C’était important de porter à la connaissance d’une petite fille l’amour de la vie ! La liberté, la vie non déjà écrite. Il lui lit aussi Faulkner.
La mère est silencieuse. La petite fille sentait qu’elle était un être humain très singulier. Une femme solide et respectée, sur l’île.
On devine que l’enfance de Liv Maria est libre, heureuse, sur l’île. A quatorze ans, elle conduit une vieille Volvo sans en avoir le droit, parcourt l’île. Un jour un policier l’arrête, il lui dit simplement de vérifier sa ceinture, et la laisse repartir en lui donnant un baiser sur le front. On a l’impression que cette adolescente ne risque rien, mais est aussi ignorante du danger, innocente ! Le baiser l’amène à penser que les conditions particulières dans lesquelles elle a grandi ont fait que, paradoxalement, elle ignore certaines choses capitales ! Voilà, on approche du secret ! Au volant de sa voiture, avec laquelle elle transporte tout le monde sur l’île, elle a l’air de ne craindre personne. Alors qu’elle sait pourtant, mais elle ne sait pas comment, que les filles ont peur de se promener seules ! Elle serait protégée, en tant que descendante d’une vieille famille d’insulaires ayant toujours fait la loi sur l’île ! Donc, toute son enfance, elle peut s’émerveiller de la richesse du monde, de l’accent chantant de son norvégien de père. Un avant-monde âge d’or. Mais avec des risques qui couvent.
Et puis, il y eut cet homme, auquel elle proposa, comme elle avait l’habitude, confiante, de le déposer quelque part. Et elle fut pour lui l’adolescente sur laquelle l’homme pouvait mettre la main. La toucher, tandis qu’elle conduit, et qu’il ouvre son pantalon. Elle fonce, freine brusquement lorsqu’elle arrive devant sa maison, et l’homme est projeté en avant. Il l’a touchée, mais n’a pas eu le temps d’aller plus loin. Lorsqu’elle arrive devant sa mère, le pantalon ouvert, celle-ci hurle. Sa fille précise, l’homme lui a fait « seulement » ça, sa mère lui répond : « Ne dis jamais : ‘seulement’ » ! Liv Maria sent que sa mère voulait lui en dire plus, mais elle a gardé le silence. Le père n’était pas allé casser la figure du type. Rien. Julia Kerninon écrit que, dans la grande tradition matriarcale de l’île, et la grande tradition patriarcale du monde, le viol est une affaire de femmes ! La grande affaire des femmes nées pour être sous la main des hommes ? Ou renversent la domination ? On se doute que le roman ouvre une autre perspective.
La riposte de la mère a été immédiate : elle envoie sa fille à Berlin chez la sœur de son père, comme jeune fille au pair. L’éloignement. Plus à la portée des hommes de l’île ! Berlin, une autre sorte d’île, pour sa mère, à cause du mur. L’éloignement pour que le rêve qu’ils ont fait en la concevant reste ouvert, l’amour de la vie. Dans la vie étrangère, elle est pourtant abandonnée à un risque inattendu ! Ce à quoi elle a échappé revient par la fenêtre, totalement masqué !
La raison du départ, évidemment, plutôt qu’aller parler à l’homme, l’interroge, fait sentir un secret. Être envoyée à Berlin lui semble une réaction démesurée. Elle se souvient, à des gestes, que sa mère pouvait avoir peur, alors qu’elle avait autour d’elle des frères protecteurs. L’hypothèse lui vient que c’était à sa mère qu’il était vraiment arrivé quelque chose !
A Berlin, sa tante lui trouve des cours d’été, pour qu’elle étudie l’anglais avec un vrai prof anglais, un Irlandais. Au premier regard, quelque chose d’important passe entre eux. Ils sont tous les deux étrangers. Après les cours, ils marchent ensemble. Sensation d’étrangeté. Qu’elle se laisse être approchée, par quelque chose de mystérieux, peut-être de familier. Il ne parle pas l’allemand. Est-ce que ça se met en phase avec son père norvégien, qui ne parlait pas français en arrivant sur l’île ? Est-ce que ça entre en phase ? Se promènent dans le jardin botanique, et elle lui lit les mots en allemand sous une plante carnivore. C’est écrit : « Interdit de toucher » ! Comme une invitation irrésistible ? Ce qui est non pas interdit, mais inter-dit ? Et disant en même temps la raison de son éloignement de l’île, décidé par sa mère. Les femmes, dont le destin serait d’être à portée de mains des hommes ?
Comme par hasard, un soir, après les cours, elle lui parle de Faulkner, que son père lui lisait, petite, et qui lui disait qu’au début on ne comprend rien, mais qu’on devine qu’il y a quelque part derrière une chose immense qui se prépare, dans le silence, et puis d’un coup la scène s’illumine. C’est entre eux que ça se prépare, surplombé par la tendre relation d’un père et de sa fille, passant par les livres, les mots qui disent d’autres mots, silencieux. Comme son père jadis, Fergus, à Berlin, un parfait étranger, lui parle aussi des livres, et des mots derrière les mots. Sa solitude et sa disponibilité absolue, et aussi le fait de fréquenter pour la première fois un adulte, l’hameçonnent ! Il lui ouvre un coffre aux trésors ! Leur relation se bâtit sur les mots, les livres, se construit dans les traces de sa relation à son père, et lui donne la sensation qu’elle a du sens dans son histoire à lui, dans les mots qui sont derrière les mots, qu’elle est un personnage qu’il crée, comme son père Norvégien l’avait fait avec sa mère. Ainsi, elle n’est pas l’adolescente à portée de mains, elle se nourrit de ses mots, elle apprend le style, c’est le bonheur, la grâce. « C’était comme s’il l’avait tirée jusqu’à lui au moyen d’une corde solide, comme si sa voix avait été un filin avec lequel il l’avait littéralement pêchée » ! Elle s’est rapprochée de la source des mots, jusqu’à poser ses lèvres sur les siennes. Elle était suspendue à ses lèvres, ses mots, ses histoires, comme jadis avec son père, on l’imagine. Et elle apprend avec lui ce qu’on pouvait faire avec deux corps. Puis qu’une bénédiction pouvait devenir une blessure impossible à cicatriser.
Ce corps qu’on ne tenait pas dans ses bras sur l’île, qu’elle n’avait jamais envisagé de le confier à quiconque, son corps à elle, avec une tête très dure, maintenant un homme était entré dedans en la touchant émotionnellement en faisant vibrer les cordes anciennes de l’amour entre un père et sa fille, et ça la laissait perplexe. Elle s’était défendue par principe, lors de la tentative de viol, parce que pour elle c’était lié au domaine de la violence et pas au sexe. A Berlin, quelque chose s’est produit à la vitesse de la lumière, avec un homme marié, comme en phase avec la situation œdipienne. « L’inconnu, la transgression, la frontière ». Et pour elle, aimer Fergus, c’était comme passer d’une île à un continent, c’était étranger comme de ne plus voir la mer. Il a des enfants, mais fait silence, comme s’il n’avait pas de famille. Comme si c’était une autre vie pour lui, séparée. Une histoire d’amour tout en lisant ensemble des chapitres entiers de livres, comme pour faire entendre les mots silencieux derrière les mots. Il est à la fois si expansif et si impénétrable. Chaleureux et tragique. « Elle avait couché avec lui tout l’été ». Elle croyait qu’elle n’avait rien à perdre. Et pourtant, beaucoup plus tard, à cause de cet amour-là, elle allait tout perdre ! Leur amour dura juin, juillet, août, puis il fit ses valises, promettant de lui écrire, et il ne sait pas ce qu’ils feront ensuite. Puis ce fut le silence. D’abord, elle pensa que ça ne lui ressemblait pas. Puis qu’un homme marié et ayant des enfants ne quitte jamais les siens pour une petite fille fiévreuse, et qu’elle avait été bien naïve.
A ce silence, cette blessure si douloureuse, cette séparation définitive d’avec ce qui avait touché à ce point son corps, la changeant pour toujours, s’ajouta le traumatisme de la mort accidentelle de ses parents, comme si s’inscrivait la coupure d’avec le passé, l’impossible retour sur l’île inchangée.
Revenue sur l’île, orpheline et héritière, tenant le café de ses parents, y ajouter des chambres à louer, il lui semble que rien ne s’est passé à Berlin. Elle s’est réinstallée dans le familier, porte les pulls de son père, met les chaussures de sa mère, mange dans la vaisselle qu’elle a toujours connue. En grande obéissance à ses parents, et aussi la plus grande désobéissance, comme violant leur espace en l’habitant à son tour, en changeant les lois. Installée. « Liv Maria était partie enfant, elle était revenue maîtresse d’elle-même ». Mais ses gestes ne sont pas ceux de sa mère ! Constamment occupée, cela lui permettait de ne pas se rendre compte qu’elle n’arrêtait pas de penser, et qu’elle était changée de manière irrémédiable, et qu’à son retour ses parents seraient morts. Elle a peur de partir une deuxième fois. Elle ne veut pas oublier. Un oncle lui dit que ne pas oublier, ce n’est pas se souvenir, mais apprendre. Apprendre quoi ? L’histoire du « ne pas toucher » ? Elle a dix-neuf ans.
Un touriste belge, revenant d’un long voyage, lui montre sur des cartes où il est allé, et lui demande où elle, elle veut aller, à quoi elle pense, quand elle pense à l’Amérique latine. C’est l’illumination ! Elle pense à Pablo Neruda bien sûr, et le touriste belge sourit. Il lui dit, c’est parfait, les « Vingt poèmes d’amour et une chanson désespérée », comme s’il avait compris qu’en effet, quelqu’un lui parlait dans son silence. Elle va aller au Chili ! La veille du départ, elle trouve sur la dune une baleine morte. Comme si la matrice et ses enveloppes placentaires étaient en train de se décomposer, tandis qu’elle, elle était née, abandonnée, avec son corps, au monde inconnu.
Au Chili, elle se débrouille avec des petits boulots, et son corps se réveille à l’amour, avec des collègues, des touristes. Libre comme l’était, à l’étranger, l’Irlandais de Berlin ? Elle rencontre un homme extrêmement séduisant, marié, avec lequel elle part pour tenir avec lui un hôtel. Quelque chose de très fort commence entre eux, s’étant trouvés vraiment. Ils achètent hôtels après hôtels, font l’amour partout, et il ment à sa femme. Grâce à elle, il est riche, elle aussi. Maintenant, c’est elle qui s’offre à l’homme qui, comme Fergus, s’échappe de la paternité et de l’amour sédentaire.
Comme en phase avec la liberté sexuelle de Liv Maria, le roman nous donne des nouvelles de Fergus. Sa mort, en chutant dans l’escalier, à peine revenu de Berlin. Une diseuse de bonne aventure l’avait prédit à sa mère, lorsqu’il était bébé. Pendant les quelques secondes de sa chute, il y pense, et lui vient à l’esprit le double sens du mot « chute », trébucher mais aussi pécher ! En effet, disposant de beaucoup de temps libre, il rencontrait beaucoup de femmes, avait un don pour ça, il aimait les filles « qui étaient des histoires », c’était ce qui en elles le séduisait, il les approchait pour les écouter de plus près. Bref, ne désirait-il pas rencontrer des femmes êtres humains existant d’elles-mêmes, libres, ayant leur vie libre à raconter, pas celle qui est déterminée sexuellement par les hommes ? Lui-même était le fils d’une actrice ! Mais, alors qu’il avait douze ans, elle avait été battue à mort par son compagnon. Pour lui, elle avait été cette femme merveilleuse qui lui avait dit, je t’aime, je reviens, et n’était jamais revenue ! Alors, en séduisant des femmes, cherchait-il à écouter l’histoire non écrite de sa mère ? Pour s’éloigner de sa femme, il accepte d’aller enseigner l’été dans des villes du continent. La première fois, inconnu dans une ville inconnue, il y eut des filles. Il gagna de l’argent, de quoi consoler sa femme d’avoir eu la bêtise de l’épouser. Fils de comédienne, il savait mentir. A Berlin, il remplace un collègue qui devait y aller, et par erreur, il est appelé du nom de ce collègue, et il ne corrige pas l’erreur. Il est quelqu’un d’autre, ainsi. Il avait juste gardé son prénom. Entrant dans la classe et voyant Liv Maria, il avait en un éclair su que cet été, ce serait elle ! Il garde avec elle le secret sur sa femme, et sur sa véritable identité. Revenu chez lui, en Irlande, il avait attrapé la grippe, comme si c’était un châtiment, et ce soir-là de la chute, il était descendu boire un verre d’eau. En étant en train de mourir, il pensait que c’était bien, de ne pas avoir envoyé de message. Puis il pense au papier avec son adresse qu’il lui avait glissé en partant et qui fera avancer la vérité plus tard, et puis il meurt.
Au Chili, Liv Maria se sent humiliée lorsque l’homme marié, Carrar, lui dit qu’il doit rester avec sa famille, ses enfants, elle les entend au bout du fil. Ce soir-là, pour oublier, elle boit beaucoup, puis suit un homme dans un club de bordure de mer. Ivre, il l’avait soulevée, puis laisser tomber sur le dos, brutalement. C’est comme un réveil ? Elle ne peut plus bouger. Quatre mois d’hôpital, à ne pas savoir si elle pourra remarcher. En tout cas, on dirait qu’elle est rattrapée par quelque chose. Son corps.
Se reconvertissant dans les chevaux, elle sillonne l’Amérique latine, a des amants partout. Carrar lui demande ce qu’elle va faire, avec tout son argent, alors qu’elle a trente ans ! C’est lui, l’homme marié, qui la reconduit à sa vie ! « Peut-être que tu devrais retourner là d’où tu viens et te construire une vie » ! Car, dit-il, il ne faut jamais rester loin de l’endroit où on est né. Il lui dit que malgré ces années ensemble, il ne comprend toujours pas d’où elle vient ! « Quelque chose qu’on protège à ce point, on ne peut pas l’abandonner » ! Il lui renvoie une image d’elle inconnue, celle qu’il a rencontrée à travers leur longue histoire, celle vers laquelle elle doit aller ! En effet, elle vient d’où ? C’est-à-dire, lorsque ses parents ont voulu tellement l’avoir, elle était qui, cette petite fille qu’ils imaginaient qu’elle réussirait à être ? Comme si elle n’avait pas encore réussi à se rejoindre dans cette vérité-là, cette autre qu’ils avaient conçue ? Ces paroles de Carrar ont été un coup de fouet ! Elle s’est sentie humiliée ! Il lui avait rappelé la fille passionnée qu’elle était, et maintenant, elle s’abimait chaque jour, vendant des chevaux, gagnant beaucoup d’argent, couchant avec son patron, buvant beaucoup. Elle qui était venue en Amérique du sud pour apprendre, qu’avait-elle appris ? Le commerce ? A être la maîtresse épanouie d’un homme marié comme Carrar ? Ne fréquentant que des gens sur lesquels elle avait le dessus ? Elle se sentit morte à l’intérieur.
Flynn a vingt-quatre ans. Il habite l’Irlande, le pays des arbres. Ayant un diplôme d’ingénieur, c’est pourtant à la suite d’un boulot d’été comme garde-forestier qu’il décide qu’il veut travailler dans une scierie. Mais avant, il veut faire un tour du monde. Pour voir tous les arbres remarquables dont il avait entendu parler dans les livres, son budget ne lui permettant pas de tout voir. Il arrive au Chili ! Et là, il rencontre l’amour ! Cherchant un livre dans une librairie, il rencontre Liv Maria, comme si le rendez-vous avec elle-même commençait là !
Elle lui avait dit qu’elle était à moitié Norvégienne, pour lui elle était donc une fille des grandes forêts, une fille du pays du bois et du feu, il ne sut jamais rien d’autre d’elle, rien de toutes celles qu’elle avait été ! Il se demandait quel était ce parfum de fleurs et de pluie, quelle était cette tristesse qu’il sentait en elle. Que faisait-elle ici, semblant désœuvrée, mais ayant un appartement et des vêtements coûteux. Elle parlait de chevaux et d’argent au téléphone. Elle lui avait proposé de partir en voyage, et ils avaient découvert qu’elle était enceinte. Un prêtre les maria sur une plage. Et ils étaient prêts à rentrer… en Irlande. Le voyage conduisait donc là ! Le corps de Flynn a tellement d’odeurs différentes qu’il semble lui faire sentir l’odeur de plusieurs maisons où elle a vécu, l’odeur de sciure de son enfance, son after-shave ceux des hommes puissants de son enfance, d’hommes qu’elle a aimés. La nuit, son corps à côté d’elle dégage le même parfum inoubliable que sa mère. Et son haleine était la même que celle de cow-boys qui avaient été ses amants en Amérique du Sud. Et « elle avait plongé tête la première dans l’eau fraîche du cœur de Flynn ». Il était libre, elle pouvait marcher à côté de lui dans la rue ! Rassurant ?
Après tout ce temps, Liv Maria était enfin en Irlande ! Elle était entrée dans CETTE maison. Flynn avait frappé, Nora avait ouvert. Liv Maria ne sait pas encore ce qui l’attend là ! Immédiatement, les photos ! Partout ! Celles de Fergus, celles de sa vie depuis l’enfance ! Elle pense devenir folle ! Elle est chez Fergus ! Son voyage l’avait amenée là ! Elle eut peur qu’il apparaisse ! Mais Flynn dit tout de suite : « Mon père est mort il y a douze ans » ! Elle s’évanouit. L’homme qui l’avait possédée le premier était donc mort. Et elle, elle était l’amante du père, puis du fils. Par son corps, on pourrait même penser à une rencontre du père et du fils, quelque chose d’inter-dit ! Accès pour le fils à une femme que le père a préparée pour lui. Masque pour un inceste.
Elle ne s’était pas souciée de ce qu’il était pour d’autres qu’elle, ses enfants, comme Flynn, étaient dans son esprit restés des petits. Et maintenant, elle était mariée à son fils ! Il était mort avec son secret. Chaque homme après lui étaient ancrés dans le réel, mais lui avait toujours été glissant, insaisissable ! Liv Maria décide d’aller vers l’avenir, toute sa vie à vivre, sautant par-dessus sa culpabilité.
De manière incompréhensible, Nora a tout de suite senti que sa belle-fille, l’étrangère, avait quelque chose de familier. Curieusement, elle avait pensé à Fergus, au moment où elle sentait cette familiarité ! Puis, regardant les photos de son mari, elle se demanda pourquoi ils en étaient arrivés à se sentir si mal dans la même maison ! Voilà ! Cette maison-là, d’où il partait pour tromper sa femme, puis pour Berlin, puis pour la mort ! Elle l’épousa contre l’avis de ses parents, parce qu’il avait l’air si mystérieux, il n’y aurait pas trop d’une vie pour en faire le tour ! Puis elle comprit qu’il était simplement inconstant. Et puis, qu’elle détestait tout, en lui ! Le sentir dans la maison la rendait nerveuse ! Elle aurait voulu rester seule avec ses enfants, avec la moitié du salaire de Fergus ! Mais elle aimait voir leur couple dans la rue depuis le regard des autres, le beau professeur et son épouse élégante ! La maison était propre, meublée avec goût, les enfants étaient merveilleux, et elle parfaite, accomplie, il était toujours de bonne humeur. Inavouable était pour Nora la déception de son mariage ! Les enfants ne soupçonnaient rien ! Elle leur inventait une fiction, où il était le héros de la famille, parti trop tôt ! Surtout que Fergus était un amant-né, elle avait toujours gardé du désir pour lui. Les hommes d’après sa mort, qu’ils étaient ennuyeux !
Liv Maria, qui rêvait d’abord de garder les distances d’avec sa belle-mère, ensuite eut de la curiosité pour elle. Elles avaient partagé le même homme ! L’autre femme, la légitime ! Là aussi, quelque chose de trouble, d’incestueux entre elles, à travers le même amant, si doué !
Flynn et elle trouvèrent la maison ! Celle des rêves de Flynn ! Ils y ont fait leur nid. Fête pour inviter les vieux amis, les voisins, beaucoup de monde ! Elle allait vivre ici, avec ces gens ! « Cet homme, cette maison, cette communauté. » Le deuxième enfant est vite arrivé après le premier. Ces enfants, c’étaient comme un poids dans chaque main, pour s’assurer qu’elle ne partira pas ! Qu’elle restera là, avec sa famille ! Voilà ! Installée.
Richard, un homme avec lequel elle est devenue amie, lui demanda si elle lisait les livres. Il dit qu’on ne sait jamais si les gens lisent vraiment les livres qu’ils disent lire, que c’est une des choses les plus difficile à établir ! Cela ne pourrait être que du décor ! Elle accepte sa proposition de reprendre une librairie qui va fermer ! Une issue qui s’ouvre à sa vie bien remplie de mère de famille devenue plate, insipide, vie saturée d’horaires, de mesures, de boutons-pression, alors qu’en Amérique du Sud elle avait régné sur des domaines ! La librairie, son père aurait adoré ça, encore lui ! Sa mère aussi ! Hommage posthume à ses parents ! C’était à la fois un emploi et un refuge, elle lisait beaucoup. La librairie est aussi un facteur de sociabilité !
Faisant tant de choses, vivante, pleine de force, dans sa trentaine épanouie, elle semblait oublier qu’elle traînait derrière elle un poids, « le poids qui était un cadavre » ! Comme si elle avait pu escamoter Berlin. Elle n’en avait parlé à personne. Mais il restait une trace : c’est Fergus, le mari de Nora, qui lui avait appris l’anglais ! Cette langue que maintenant elle parle en Irlande ! Pour toujours, c’était la langue sa langue à lui ! Elle se dit que ce n’est pas possible que Nora n’entende pas dans son anglais quelque chose de bizarre dans son vocabulaire et sa grammaire, les réflexes et les expressions qu’il lui avait apprises ! De même, elle découpait encore une orange en quartiers réguliers comme il le faisait, et elle avait surpris le regard perplexe de Flynn sur elle. Un jour celui-ci, la regardant plier les draps, lui avait dit : « Tiens, c’est drôle, mon père aussi faisait comme ça, je crois » ! Sa mémoire semblait s’être totalement concentrée sur l’événement de Berlin ! Comme pour ne jamais le perdre ! A quoi était-il lié, pour que tout se soit concentré là ?
Cette histoire était la sienne, elle le savait. Alors, ce caillou dans sa chaussure était aussi un diamant ! Car c’était le souvenir, parmi les autres ensuite, en Amérique du Sud, Pablo Neruda, qui lui rappelait le plus qu’elle avait eu autrefois un libre arbitre, une autre vie. Elle fut un être humain femme libre. Cette femme-là, absolument autre après Berlin grâce à Fergus, qu’il avait libérée ! Comme lui-même s’était libéré en larguant les amarres d’avec sa vie familiale installée, en Irlande, en venant enseigner à Berlin, mais comme aussi lorsque, en Irlande, il avait des aventures extra-conjugales ? Si, en pensant à cette autre vie, à Berlin et en Amérique du Sud, elle pouvait en avoir de la honte, peut-être en regard de sa vie installée comme épouse et mère de famille ayant en apparence tout pour être heureuse, souvent, elle sentait que « c’était plutôt comme un feu rougeoyant sous son nombril » ! Une bonne blague qu’elle, une femme, qu’un homme dans son île natale avait voulu toucher, violer, comme s’il pensait que le destin de toute femme était d’être à portée des hommes, avait fait une bonne blague à ceux-ci ! Mais était-ce suffisant, ce largage d’amarres géographique d’avec l’île natale où elle échappa au viol ?
Tandis que les années passent, elle songe, un SECATEUR entre les mains, en regardant la maison, le symbole de l’installation, du domestique, de la vie arrêtée immobile, que la moitié du butin immense qui se trouve à l’intérieur est à elle, signe « de la famille, de la parentalité, de la maturité », amassé en si peu de temps. Flynn et elle avaient décidé, quelques années plus tôt, de classer les si nombreux livres. Soudain, Flynn avait prononcé une phrase qui, a-t-il dit, était une phrase de son père. Liée à la bibliothèque. Liv Maria a pâli. Ainsi, la bibliothèque, dans cette maison, c’était aussi Fergus, des livres à lui y étaient. Une partie de lui y était conservée. Les livres étant son père à elle, aussi !
Elle n’avait jamais pensé posséder un jour une maison, ni avoir un jour, à nouveau, une famille ! Elle avait quitté l’île natale où un homme avait tenté de la violer, et, partant de Berlin et de Fergus qui l’avait fait naître autre elle avait voyagé en Amérique du Sud, connu beaucoup d’amants, gagné beaucoup d’argent aussi, comme préparant sa part pour l’installation future. Et cette errance, c’était vraiment étrange qu’elle ait abouti à cette vie de mère, d’épouse et de propriétaire de cette maison immense ! Ce patrimoine de pierre, elle-même, par sa liberté de femme régnant sur des territoires en Amérique du Sud, elle avait gagné l’argent pour le construire, à égalité avec l’homme ! Elle était installée, comme une femme normale, mais elle ne l’était pas par un homme ! Elle avait tracé son histoire. Elle apparut à Flynn comme une héroïne demi-Norvégienne, mystérieuse, avec un air de pluie !
Contrairement à son père Fergus, Flynn n’aime que sa femme ! Liv Maria pensait, en le regardant rentrer à la maison le soir, à tout ce qu’ils avaient construit ensemble, et elle refoulait tout le reste en se disant que rien d’autre n’avait de poids par rapport à ça. La sensation de la complétude. Elle était maintenant une mère de famille confirmée, coulée de manière souple dans la sociabilité. Pourtant, elle sent que c’est plus un rôle réussi qu’un changement en elle ! Comme un scaphandrier avec des semelles de plomb, elle se sent « collé au sol marin, contemplant des merveilles inaccessibles aux yeux des terriens » ! Elle se demande : « Et dans tout ça, moi » ! Comme si la complétude même faisait de cette vie-là un avant-monde âge d’or territoire fermé sur lui-même avec toutes ses merveilles, répétitif, et où, alors, était « moi » ?
Dans sa librairie, sur son bureau, il y a un livre de Rilke ouvert toujours à la même page, celle où est écrite la phrase : « J’ai des morts, et je n’ai pas voulu les retenir » ! Et elle ?
Elle demande à Nora la dernière phrase Fergus qu’il lui avait dite. C’était, répond-elle, à propos de Faulkner, tandis qu’il lisait « Lumière d’août » : « Ce qu’il y a de fascinant avec Faulkner, c’est la façon dont il nous donne tous les outils pour comprendre son roman, sans qu’on y comprenne rien au départ. C’est comme une carte topographique du territoire dans lequel on va se déplacer ». C’étaient aussi les mots du père disparu de Liv Maria, le Norvégien ! Revenu d’entre les morts, il lui parlait par la bouche de Nora ! C’était le collage de sa vie entière. A la fois le père et l’amant de Berlin ! Elle n’avait rien compris ! Et maintenant ?
Elle a commencé à voir des oiseaux morts, comme tombés du ciel. Sensation terrifiante qu’une menace se rapprochait. Qu’elle aussi avait envie de disparaître.
La tante de Berlin invita Liv Maria à venir la voir, elle venait de divorcer. Elle accepta. Le mur était tombé. Les souvenirs qui étaient restés sous cloche s’échappaient, et elle sortit de son rêve. Elle comprit qu’alors, elle était restée en dehors de la réalité. Enfin, elle voyait vraiment Fergus. Il avait réussi à la faire dévier de son chemin, de « interdit de toucher », alors qu’elle était si vulnérable et ignorante. Comment avait-il osé ? Elle était troublée à l’idée qu’il l’avait délibérément charmée ! Elle soupçonna qu’elle n’était pas la seule. En vérité, comment un homme de l’âge du père peut-il être le premier amour réussissant à toucher, au point de la transformer de fond en comble, une jeune fille, d’autant plus qu’elle est séparée de sa famille ? Et bien en venant avec les mots du père, ceux de Faulkner, par les livres que dans l’enfance ce père venait le soir lire à sa fille, en faisant à nouveau d’elle son héroïne, qui l’emmène loin de la famille d’avec laquelle il a largué les amarres ! En venant dans le sillage émotionnel, voire incestueux, du père ! D’autant plus que l’Irlandais vient d’ailleurs, comme le Norvégien, et qu’il parle une langue étrangère, l’anglais, comme l’Irlandais va lui apprendre l’anglais ! C’est pour cela que Liv Maria est troublée ! Elle comprend, sans se le dire, ce qui est entré en phase parfaite !
Elle avait été incapable de parler vraiment à son mari. Alors que, petite fille, assise sur l’escalier de la maison de l’île, écoutant le murmure incessant de ses parents, elle pensa que se parler, c’était ça l’amour, s’atteindre avec des mots. Avec Flynn, des phrases étaient restées bloquées dans sa gorge. Elle senti que, soudain, elle avait grandi. Qu’elle n’était plus adaptée à cette maison, ce cocon parfait, que sa gestation était finie. Qu’elle n’était pas cette femme stable, cette épouse, cette mère de famille. Toutes ces années, elle avait senti, sous le vacarme de la vie quotidienne, battre son propre cœur, qui n’était qu’à elle ! Elle se demanda si se concentrer sur ce péché lointain de Berlin, ce n’était pas pour oublier la petitesse de sa vie ? Comme se raconter une histoire comme celles que lui lisait son père ? Bref, l’amour de Berlin en fait était lié à son père, aux histoires qu’il lui lisait, son père qui la touchait ainsi, par les mots faisant vibrer les cordes de l’émotion ? Ainsi, « interdit de toucher » arrivait-il à une vérité autre ? Et Flynn, il n’avait pas aimé toutes les Liv Maria qu’elle avait été, à travers l’Amérique du Sud, mais la « demi-Norvégienne souriante, mystérieuse, désœuvrée », telle une fleur penchant sa tête vers lui, dans la librairie au Chili. Elle ne pouvait pas rester là. Elle est partie. Cette famille se défaisait aussi par un départ.
Flynn s’était demandé, l’aimant chaque jour plus, à qui il l’avait volée. Il n’avait pas pensé qu’elle partirait, il la tenait pour acquise, qu’il avait réussi à la voler à elle-même. Il cherchait l’explication dans la librairie. Puis il trouva le petit billet où son père avait écrit l’adresse poste-restante.
Liv Maria avait largué les amarres d’avec la maternité et d’avec la sexualité sédentaire, qui définissaient totalement la vie d’une femme. Elle était partie vers la vie d’un être humain femme libre, mais qui reste dans le roman totalement invisible, inconnue. A Berlin, l’homme, Fergus, avait aussi largué les amarres d’avec la paternité et la sexualité sédentaire. Mais son largage d’amarres d’homme pouvait-il vraiment s’écrire sans que, de son côté, la femme le réussisse aussi. Ne fallait-il pas qu’elle se sépare, elle-aussi. Et ce n’était pas simplement un éloignement géographique, afin qu’un homme ne puisse pas mettre la main sur elle comme si la femme était pour l’homme à portée de mains, il fallait qu’elle dénoue la façon bien plus secrète avec laquelle un homme pouvait la toucher et s’approprier d’elle de manière folle, celle des mots, des livres, par lesquels le père venait le soir, jadis, la faire rêver, la faire sentir être son personnage, son héroïne, et qu’empruntera plus tard Fergus ? Fergus, l’homme qui voulait larguer les amarres d’avec la paternité et la sexualité sédentaire n’avait que ce moyen, toucher au plus profond d’elle les cordes émotionnelles et charnelle d’une adolescente, en se présentant avec les mots et les passions du père, le renouvelant, afin que, plus tard, elle arrive elle-même au même désir vital de larguer les amarres ? Ceci se réalisant comme en fermant le cercle en Irlande, Liv Maria larguant les amarres d’avec la maternité et d’avec la sexualité sédentaire exactement comme Fergus l’avait fait d’avec la paternité et la sexualité conjugale. Être humain femme libre, être humain homme libre. En la touchant, à Berlin, Fergus avait aussi touché une vérité qui allait bien plus loin en Liv Maria : si elle avait pu échapper à la convoitise brutale d’un homme, sur l’île natale, l’amour qu’en enfance il y avait entre son Norvégien de père et elle, qui se disait par les mots et les livres, et qui cachaient d’autres mots, cet amour inter-dit, dit entre les lignes, la rendit follement touchable, appropriable, possédable, à un autre homme, se présentant à elle en résonance parfaite avec ce père ! Et ensuite, le long de son errance en Amérique du Sud, c’est elle qui pouvait posséder des amants. Être un personnage en migration vers la vérité !
La talentueuse jeune romancière nantaise Julia Kerninon a admirablement su faire entendre les mots qui étaient derrière les mots, dans son roman !

Alice Granger Guitard



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