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La source de l’amour-propre - Toni Morrison
mercredi 20 novembre 2019 par Alice Granger

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A propos de La source de l’amour-propre, Toni MORRISON
Christian Bourgois Editeur. 2019.

Dans ce livre si riche, si dense, qui aiguise notre esprit critique, un livre de chevet à garder toujours à portée de mains, où une immense figure de proue féminine vient à notre rencontre sur le chemin de notre émancipation intérieure, je cheminerai à travers quelques-uns des nombreux et tous passionnants textes qu’il rassemble. Et, frappée par cette résonance qu’elle fait entendre entre racisme et sexisme, je choisirai de m’arrêter plus longuement sur ce texte « Femmes, race et mémoire », qui parle des femmes comme rarement on le fait, et ce qu’elle écrit des Noirs africains-américains pour lesquels c’est comme « si tout un univers était écrit dans une encre invisible » et dont les traumatismes sont tels que « seuls les écrivains savent les traduire et transformer le chagrin en signification, par l’aiguisement de l’imagination morale », pourrait concerner les femmes, à propos desquelles justement Freud parlait de continent noir.
Le regard de Toni Morrison est d’un genre différent de celui des écrivains qui, déjà, « peuvent perturber l’oppression sociale qui fonctionne comme un coma sur la population », car elle, en plus de protéger ces écrivains qui se mettent en péril, elle sent combien « l’existence devient morne, invivable, insoutenable quand nous sommes privés d’œuvres d’art ». Nous entendons déjà comment les Noirs africains-américains, toujours, ont organisé leur existence dans leur vie invivable : par l’art, envers et contre tout. Pour elle, l’écrivain est bien sûr un artiste, celui de la langue. Elle souligne combien chez l’écrivain, celui qui combat contre ce coma qui fait taire la langue mais encore plus celui qui veut que l’écriture soit œuvre d’art, « quelque chose d’important a lieu » pour qu’il y ait tant d’efforts pour l’anéantir. Seul « l’art inoffensif », celui approuvé par l’Etat, n’est pas touché.
Elle évoque la question politique centrale qui se posait à partir du 19e siècle en Amérique : « Qu’est-ce qu’un Américain ou qui est-ce ? » C’est un homme, et c’est un Blanc ! Différent des Européens ! Les Etats-Unis, et aussi l’Australie, « ont exigé l’anéantissement de toutes les populations autochtones, sinon l’usurpation de leurs terres, afin de créer leur nouvel Etat démocratique ». Les nations nouvelles, ensuite, ont également « épuré ».
Le chez-soi, dit-elle, c’est la langue, dans laquelle nous rêvons. C’est un chez-soi d’où personne ne peut mettre dehors. Donc le rêve comme résistance immunitaire. Comme échappement par l’intérieur. Elle écrit que les dirigeants qui ont pour solution unique la guerre sont « intellectuellement défaillants ». Bien sûr, puisqu’ils ignorent ce qui reste indemne à l’intérieur par exemple de ceux qui sont réduits pendant plusieurs siècles à du bétail ! Elle sait que le langage qui a le plus de force, de beauté, de force, n’est pas celui qui est un hymne à la guerre, « mais plutôt l’art exigeant et supérieurement intelligent de la paix ». C’est pour cela que si, évidemment, elle est très lucide quant à l’histoire de cet holocauste des Noirs africains-américains, elle n’est jamais dans une logique de vengeance. Et toujours du côté de ce qui a résisté, de ce qui est manifestation de la pulsion de vie, d’une fierté jamais perdue. Et elle souligne qu’est enfin remise en cause « la certitude que la sécurité d’une nation sur deux dans le monde est subordonnée au bien-être des Etats-Unis » ! La guerre urgente à mener sur la planète est la guerre à l’erreur ! « C’est avec plus d’humanité qu’il faut faire face au danger de perdre notre humanité. » L’erreur profonde semble de croire que l’infini relève désormais du passé, dit-elle, et que l’avenir est déjà terminé ! Sinon, l’avenir n’est envisagé qu’en termes militaires ! Et le langage du marché ne vise qu’à inciter à l’avidité ! Or, Toni Morrison veut encore projeter « la vie terrestre des hommes dans l’avenir lointain », qui est « une reconfiguration de ce pour quoi nous sommes ici ». Et, bien sûr, cette « vie sensible est originale et très différente ». La vie sensible ! La vie artistique ! La vie poétique. La vie de la langue imaginative, créative ! Toujours présente et vivante derrière le traitement infâme ! Nous sentons déjà que les Noirs, - et plus exactement dans l’écriture de Toni Morrison les Africains-Américains dont elle nous dit qu’à la question de savoir qui est vraiment Américain, eux ils en sont exclus, car ce sont des Blancs, des hommes dominants – sont comme le disait Aimé Césaire les aînés en matière de vie sensible, car cela a été leur résistance même. Et la question cruciale est : « pourquoi distingue-t-on les Noirs ? « Sauf quand ce sont des militaires, les Noirs ne sont jamais des citoyens américains ». Histoire véritable du « Noir-opposé-à-n’importe-quoi d’autre ». Tout est occulté, sauf l’identité raciale. Elle souligne notamment que les « Africains-Américains sont encore utilisés de cette façon : pour faire disparaître les Blancs pauvres, ainsi qu’unifier toutes les classes sociales ». Ceci découle du statut de proscrit imposé aux esclaves, et de la désinformation raciste qui en découle.
C’est sans doute les ressources infinies qu’ils ont trouvées en eux pour résister à l’esclavage et à des conditions de vie effroyables, animales, par exemple ce mors que l’on mettait dans leur bouche pour les punir et surtout pour les faire taire qui font que Toni Morrison trouve toujours, dans un avenir qui semble sombre pour l’humanité, qu’il y a un autre mystère , « le mystère de la beauté et de la lumière… il semble exister une chose telle que la grâce, une chose telle que la beauté, une chose telle que l’harmonie… toutes entièrement gratuites et à notre portée ».
« Je suis écrivain et ma foi dans le monde de l’art est intense, mais non irrationnelle et naïve. L’art nous invite à faire un voyage au-delà du prix, au-delà des coûts, pour témoigner du monde tel qu’il est et tel qu’il devrait être. L’art nous invite à reconnaître la beauté et à la faire naître des circonstances les plus tragiques. ». Elle souligne que « l’envie irrésistible de créer et de vénérer l’art est un besoin très anciens » (grotte, corps, cathédrale). Elle évoque l’abîme entre « les modes élitistes et populaires de compréhension de l’art ‘élevé’ et du ‘ready-made’ ».
Toni Morrison voudrait substituer autre chose à la quête du bonheur. « Quelque chose d’urgent, quelque chose sans quoi ni le monde ni vous ne pouvez continuer… Je veux parler de l’activité contre laquelle on vous a toujours mis en garde comme étant dispendieuse, peu pratique, inutile. Je veux parler du rêve. Non de l’activité du cerveau qui dort, mais plutôt celle du cerveau éveillé, alerte… une vision diurne engagée, dirigée. De l’entrée dans le monde d’autrui, dans la sphère ou la situation d’autrui. En rêvant, le moi permet l’intimité avec l’Autre sans risque d’être l’Autre. Et cette intimité, qui résulte d’un processus d’imagination aigu, devrait précéder nos prises de décisions, notre façon de promouvoir des causes, notre action » ! « Nous devons faire tout notre possible pour imaginer l’Autre avant de nous permettre de résoudre les problèmes que nous imposent l’existence et le travail ». Et elle invite à imaginer « l’effet que cela ferait de ne pas vivre dans un monde encombré d’armes… jamais pour vous sauver la vie ni jamais pour sauver la mienne…. Comment ce serait de vivre dans un monde où la solution d’individus instruits et sérieux à quasiment tous les problèmes ne serait pas de tuer quelqu’un » ! « Imaginez, visualisez comment ce serait de savoir que votre confort, vos amusements et votre sécurité ne reposent pas sur la privation d’autrui ». Ceci est, dit-elle, aujourd’hui indispensable ! Si on ne nourrit pas les affamés, ils nous mangeront.
« Il est possible de vivre sans défendre la propriété ni la céder, mais nous ne vivrons jamais de la sorte, à moins que notre réflexion ne soit criblée de rêves ».
« La fonction de l’éducation au XXe siècle doit consister à produire des êtres humains empreints d’humanité ».
Et voici la force de ce passage, la force de la pulsion de vie victorieuse de ce qui décrète que votre vie ne vaut pas grand-chose, est celle du bétail, est une marchandise qu’on vend, et dans le cas des femmes, des êtres auxquels les hommes donnent les formes qu’en dominants ils veulent ! Pour elle, chacun de nous a demandé à naître ! « Non seulement vous avez demandé à naître, mais vous avez insisté pour avoir votre vie… Il était trop facile de ne pas être… Ce ne sont pas vos parents qui vous ont rêvés ; c’est vous. Je ne fais que vous inciter à poursuivre le rêve que vous avez commencé. Car rêver n’est pas irresponsable : c’est une activité humaine de premier ordre. Ce n’est pas du divertissement : c’est du travail. Quand Martin Luther King a dit : ‘Je fais un rêve’, il ne jouait pas, il était sérieux… Ne laissez personne, personne, vous persuader que le monde est ainsi fait et que, par conséquent, c’est ainsi qu’il doit être. Il doit être tel qu’il devrait être… C’est par nous que nous sommes déjà choisis pour vivre… Aussi, quand vous entrerez dans ces lieux de confiance, de pouvoir, rêvez un peu avant de réfléchir, afin que vos pensées, vos solutions, vos directions et vos choix concernant qui vit et qui ne vit pas, qui prospère et qui ne prospère pas, soient dignes de cette vie sacrée que vous avez choisi de vivre ». En lisant, bien sûr on se dit que les femmes aussi ne devraient laisser aucun homme les persuader que le monde est celui décidé par les dominants hommes, où les femmes existent dans une économie de la sexualité, sont déterminées par leur utérus et leur vagin.
Toni Morrison réfléchit à la nécessité d’écrire sur « cette partie inexprimable de l’Histoire américaine », à propos de l’holocauste noir, sur pourquoi rappeler ces plus de trois cents ans pendant lesquels hommes, femmes, et enfants ont survécu ou non à leur commerce international contre de l’argent auquel, eux, ils ne pouvaient pas prétendre. Pourquoi raviver des cicatrices ? Certes, vendre, posséder des individus, est un commerce ancien, et nous « sommes tous impliqués dans cette institution ». A une époque où les colons du Nouveau Monde ont fait comme tout le monde, faire dépendre leur économie du travail forcé ou non rémunéré, ils ont asservi les populations autochtones et fait venir d’Afrique des travailleurs disponibles que les royaumes africains très organisés fournissaient déjà aux Européens. Justement, ce n’étaient pas n’importe quels travailleurs ! Ces travailleurs africains étaient intelligents, robustes, adaptables, donc pouvant survivre parce qu’ils étaient créatifs, spirituels et qu’ils s’intéressaient beaucoup à leurs enfants. Autant de qualités qui firent que les travailleurs d’Afrique faisaient parfaitement l’affaire ! Pour leurs qualités créatives, spirituelles, et morales ! C’est fou comme ce qui leur permettait de résister, c’était aussi ce qui faisait leur valeur aux yeux de leurs esclavagistes ! L’esclavage du Nouveau Monde n’est pourtant particulier, souligne Toni Morrison, qu’en raison de la ténacité de son racisme ! Et c’est ce racisme qui a entretenu le déshonneur d’avoir été asservi chez les héritiers de l’esclavage. Ce qui a rendu exceptionnel l’esclavage du Nouveau Monde, c’était le signe racial, la couleur de la peau, qui a « entravé la capacité des générations ultérieures à se fondre dans la population non asservie ». Cette visibilité a conforté la hiérarchie des races. On est passé avec aisance du déshonneur du corps-esclave au mépris d’être un corps noir libéré. A l’époque des Lumières, il y a un mariage de l’esthétique et de la science, et le corps noir devient synonyme de population pauvre, de criminalité. Justement ce que les colons avaient fui en Europe ! Dans le Nouveau Monde, les Noirs, main-d’œuvre gratuite, représentaient ce que les Blancs avaient refoulé en quittant l’Europe de la famine, des épidémies, mais aussi du mauvais milieu social, de la criminalité, tout en étant ce qui leur permettait de devenir de nouveaux hommes, des Américains hommes blancs qui réussissaient, sans limites. Dans le Nouveau Monde, les Noirs leur permettaient de s’enrichir, de conquérir toujours plus, d’accumuler, d’aller vers l’Ouest, tout en piétinant dans les Noirs tout ce qu’ils avaient refoulé de leur passé sombre européen ! Donc, les Noirs africains-américains ont un rôle fondamental dans la naissance de l’Américain comme celui qui est différent de tout le monde, qui est un nouvel homme, symbole de réussite illimitée. Et dans tout débat national, le corps noir est « un problème flagrant qu’on choisit d’ignorer ». Le Nouveau Monde, du fait de sa main-d’œuvre gratuite semblable à du bétail, a eu une croissance exceptionnelle et compliquée, du XVIe au XVIIIe siècle. Il y a des formes éternellement flexibles, adaptables du racisme moderne qui reconstruisent le corps esclave, et le réintègrent « dans le corps noir sous une forme américaine d’épuration ethnique ». Beaucoup de Noirs sont en prison, où ils sont, encore, une main-d’œuvre gratuite ! Donc, des fins lucratives ! Heureusement, dans des expositions « consacrées aux artistes africains-américains… nous voyons les sujets africains-américains comme des individus, comme des êtres chers, des êtres compris ». L’art comme moyen de rester intérieurement indemnes !
Alors, dans le sillage de l’esclavage des Noirs, et du racisme qui perdure aux Etats-Unis afin de reconduire autrement le corps esclave, c’est très logiquement que Toni Morrison en arrive au féminisme, qui date du XXe siècle, c’est-à-dire à la question de leur corps également dominé par les hommes. Et alors que la question des Africains-Américains (et des Noirs) qui n’existent pas vraiment comme des êtres humains américains reste une honte, elle se demande de la même manière : « comment une femme peut-elle être considérée et respectée en tant qu’être humain sans devenir une citoyenne semblable à un homme ou dominée par les hommes ? » La réponse définitive n’a pas encore été possible, dit-elle, parce que la raison majeure de cette impossibilité « est notre propre complicité (à nous les femmes), consciente et inconsciente, avec les forces d’oppression qui ont fait que le sexisme demeure la plus ancienne forme d’oppression des classes sociales dans le monde ». Donc, d’un côté racisme, de l’autre, sexisme, comme la même chose ! C’est comme une arête coincée dans la gorge des femmes, qui continue à étouffer, et pourtant cela « aurait pu être la première révolution non sanglante réussie en Amérique » ! Incroyable d’intelligence ! Que la femme existe en tant qu’être humain, indépendante et émancipée, libre de rêver, avec une parole libre et créative, ce serait la première révolution non sanglante !
Alors, si l’auto-sabotage des femmes est connu, par contre on ne sait pas bien pourquoi celles-ci tiennent à rester dans leurs chaînes ! Car le sexisme n’est pas seulement du côté des hommes. Et même, le plus efficace « est celui qui n’a pas besoin de recevoir des ordres » ! Parmi les Américaines, il y a les féministes, les antiféministes, et les humanistes non-alignées. Le féminisme est aussi ancien que la répression sexuelle, et comme par hasard, le mouvement de libération des femmes est né « dans le terreau préparé par la libération des Noirs » ! Ainsi, au milieu du XIXe siècle, le mouvement abolitionniste a engendré les suffragettes, et au XXe siècle le mouvement pour les droits civiques a rendu possible celui de la libération des femmes ! Ce qui est à souligner, c’est que seuls les hommes noirs ont défendu ces deux mouvements, et pas les hommes blancs ! Mais ces deux mouvements de femmes ont ensuite délaissé la question des droits civiques des Noirs, comme si le problème de la race était inévitable, et ils se sont concentrés sur le sexisme. Parmi les féministes, les féministes socialistes ont accusé le capitalisme d’être responsable de la virulence de l’oppression sexuelle, tandis que les féministes radicales ont tenu les hommes pour responsables ! Les deux groupes sentent la nécessité de neutraliser l’hostilité des femmes entre elles, résidu du mépris de soi qu’il y a dans toutes les minorités, et de la concurrence sur le marché du mariage ! En tout cas, on est en présence d’un « conflit interne explosif » ! Et Toni Morrison souligne combien même « parmi les féministes avancées, le sabotage est une menace sérieuse ». On pense à la concurrence sur le marché du mariage… !
Quant aux antiféministes, elles sont soutenues par les hommes bien sûr, tandis que les féministes les imaginent toujours en état de grossesse et de lactation. Elles sont persuadées « que le rôle des hommes, en tant que pères et soutiens de famille, est l’apogée de la société civilisée ». Or, souligne Toni Morrison, pour l’anthropologie, la découverte d’un rôle masculin différent de celui d’époux ou de père est un problème grave. Car en effet, si c’est la nature qui définit facilement le rôle de la femme, seule la société peut définir des rôles masculins, dit l’anthropologie. Qui voit que la paternité n’est pas assez épanouissante pour les hommes, si bien qu’ils deviennent des individus d’action, des dirigeants, des inventeurs. De là, on passe à des femmes qui, n’ayant ni enfants ni de foyer, peuvent aussi agir, diriger, inventer ! Mais ceci dérange énormément les antiféministes ! Mais les agnostiques, les non-alignées, sont le groupe le plus important. Ce sont des femmes du monde universitaire, considérées comme lâches par les antiféministes, des profiteuses de la protection des hommes, des femmes insatisfaites. Leur énergie est canalisée « dans l’ethos concurrentiel de la beauté physique. Elles se parent et se mettent sur le marché exactement à la manière d’une pin-up des années 50, ronchonnent contre la nullité des hommes, mais estiment les autres femmes et elles-mêmes incomplètes sans une liaison avec un homme ». A noter le « marché » !
Entre ces trois groupes, c’est le champ de bataille. Toni Morrison insiste pour dire que pour les femmes, la contrainte biologique est réelle. Et aujourd’hui encore « les femmes sont sans cesse obligées de vendre ou d’exploiter leur vagin ou leur utérus » ! Pour les femmes qui ont voulu être mères, « l’utérus devient le lien permanent d’exiger le droit de terminer son activité ». Pour les femmes qui sont mères sans l’avoir voulu, « exploiter l’utérus signifie exiger une protection, en tant que classe, pour les produits que peut fabriquer cet organe, les enfants ». En tout cas, « les femmes sont impliquées dans la valeur en dollars de leur vagin et doivent se résoudre à accepter cette valeur comme façon dont va et devrait aller le monde, ou comme façon dont il va mais ne devrait pas ». Malheureusement, les « moyens d’existence de la femme ayant toujours été liés à sa sexualité, qu’elle soit fille, maîtresse, épouse ou prostituée, la fidélité est le travail des femmes et non des hommes ». Ce fardeau de la fidélité est « associé à l’économie de la sexualité ».
Les dissensions entre les femmes viennent aussi de la « ténacité du sectarisme masculin et ses graves effets sur la vie de toutes les femmes, indépendamment du camp auquel elles appartiennent ». Car ce sont encore les hommes qui, dans notre société, définissent les objectifs scientifiques, par exemple la pilule. Et la politique est faite par les hommes et pour les hommes. Sur le marché du travail, il est évident que les femmes sont de trop pour le capitalisme, parce qu’il y a trop peu de travail et trop de qualifications. Difficulté à faire carrière pour une femme, qui est toujours celle dont on se débarrasse en premier !
Ce qui est le plus récent et le plus sinistre, écrit Toni Morrison, c’est l’apparition de la saboteuse ! Parmi tous les conflits, impasses, elle dégage un message selon lequel « la virilité ou la ressemblance à l’homme sont, après tout, une idée supérieure. Que sur tout le chemin allant des féministes radicales, persuadées que les hommes sont moins faits que quiconque pour la virilité, aux femmes ‘totales’, persuadées que les hommes sont simplement meilleurs, le concept de virilité connote toujours l’aventure, l’intégrité, la liberté, et, surtout, le pouvoir ». Voilà : le pouvoir ! « La virilité est vraiment la mesure du statut d’adulte… Les preuves en sont partout. Elles façonnent les désirs des femmes qui se croient nées pour plaire aux hommes, comme de celles qui veulent avoir ce que les hommes revendiquent pour eux-mêmes ». Ainsi, l’intelligence rigoureuse serait la chasse gardée des hommes, même si pas réservée aux hommes, mais toujours regardée comme un trait masculin ! Alors, « Exiger le contrôle de la reproduction, c’est usurper la souveraineté du mâle et acquérir ce que la virilité tient pour acquis : la domination ». Or, Toni Morrison ne veut pas restreindre la définition du féminin à un seul chromosome ! Il faut, pour elle, étendre cette définition aux deux chromosomes ! Ainsi, vouloir ou ne pas vouloir d’enfants ne signifie pas « que nous devons renoncer à un penchant nourricier. Pourquoi ne pas s’en servir pour donner au féminisme un sens nouveau, sens qui le distingue du culte de la femme et de la crainte respectueuse qu’inspire l’homme. La vérité, c’est que les hommes ne sont pas un genre supérieur : les femmes n’en sont pas un non plus. Cependant, en tant que concept, la virilité est enviée par les deux sexes ». Donc, il y a une sorte d’accord tacite sur la suprématie du mâle, qui ne peut exister sans un appareil génital. Chaque culture sexiste a sa propre formation socio-génitale, et aux Etats-Unis, « celle-ci se compose du racisme et de la hiérarchie sociale ». Les éléments racistes de la suprématie du mâle ne sont pas secondaires par rapport au sexisme. Ne pas affronter ces éléments racistes conforte la suprématie du mâle. « Accepter la hiérarchie sociale définie par les hommes et bénie par les hommes, c’est aussi étrangler le mouvement et nous maintenir enfermées dans une guerre stérile, où chacune d’entre nous est une saboteuse » ! Et, écrit-elle, la « complicité dans l’assujettissement de la race et des classes sociales explique en grande partie l’auto-sabotage auquel les femmes sont en proie, car c’est tout droit de cet assujettissement que sont nés certains mythes de destruction de la femme », dont le mythe de la matriarche malveillante, comme par exemple chez les Noirs, les hommes seraient féminisés par leurs femmes, qui seraient castratrices. Un autre mythe destructeur est celui de la femme qui, dans le capitalisme avancé, n’aurait pas d’autonomie économique, et serait en tant qu’épouse, mère, maîtresse, dépendante des hommes.
Toni Morrison insiste : « Il n’y a personne pour nous tirer d’affaire ; personne hormis nous-mêmes ». Et, là-aussi, elle souligne la manière la plus saine de s’en sortir seules, c’est « la réussite éblouissante de l’art et des études accomplies par les femmes » ! Une possible victoire du combat pour qu’existent des êtres humains femmes sans ressembler aux hommes ni être dominées par les hommes ! C’est là que l’auto-sabotage est le plus difficile à maintenir, où le culte de la virilité s’éteint en tant que concept, et que le travail de son accomplissement rend odieux le sororicide et le fratricide.
Dans son discours de Stockholm où elle reçoir le prix Nobel de littérature, Toni Morrison parle par la bouche d’une vieille femme aveugle, fille d’esclave, noire, américaine, vivant dans une petite maison à l’écart. L’un des jeunes gens venus lui rendre visite lui pose une question qui ne dépend que de sa différence avec eux, la cécité : il lui demande si l’oiseau qu’il a entre les mains est vivant ou mort. Elle qui est aveugle ne peut connaître d’eux que le motif de cette question, celui de démontrer que sa réputation de sagesse et de clairvoyance est une imposture. Elle répond qu’elle ne peut savoir si l’oiseau est mort ou vivant, mais ce qu’en revanche elle sait, c’est qu’il est entre leurs mains ! C’est leur responsabilité. C’est-à-dire que ces jeunes sont responsables non seulement de l’acte de moquerie à l’égard de la vieille dame, mais aussi de cet oiseau sacrifié qu’ils ont utilisé pour le faire ! Ainsi, « l’aveugle détourne l’attention des affirmations du pouvoir vers l’instrument par lequel ce pouvoir s’exerce ». Toni Morrison se demande avec passion ce que signifie cet oiseau ! A l’occasion de sa conférence à Stockholm, pour son prix Nobel, elle considère l’oiseau comme la langue et la femme, comme un écrivain chevronné. Cette femme « s’inquiète de la manière dont la langue dans laquelle elle rêve, reçue à la naissance, est manipulée et mise en œuvre, voire lui est refusée, dans certains buts infâmes » ! La langue dans laquelle elle rêve ! Pour elle, la langue est une chose vivante, et surtout comme une intervention, « un acte qui porte à conséquence ». La question posée par les enfants, est-elle vivante ou morte, est importante, puisque cette langue, en effet, est sujette à la mort, peut être effacée, mise en péril, ou bien sauvée par un effort de volonté. Donc, si elle est morte dans les mains de ses visiteurs, qui en ont la garde, c’est qu’ils sont responsables de ce cadavre ! Par exemple, la langue étatique « entrave activement l’intellect, bloque la conscience et réprime le potentiel humain. Réfractaire au questionnement, elle ne saurait former ni tolérer d’idées nouvelles, façonner des pensées nouvelles, raconter une autre histoire, ni combler des silences déconcertants. La langue officielle forgée pour approuver l’ignorance et protéger les privilèges est une armure polie, une coquille que le chevalier a depuis longtemps quittée. ». Cette vieille femme, écrivain, est convaincue que lorsque la langue meurt, par négligence, indifférence, manque d’estime, ou tuée par décret, elle-même et tous ceux qui l’utilisent sont responsables de son décès ! Donc, cet femme écrivain veille à ce que, bien sûr, cette langue ne meurt pas ! Réitérant le vide de l’absence de paroles, d’une langue mutilée et mutilante, que les adultes ont abandonnée, les enfants utilisent les armes à feu ! Ce suicide langagier n’est pas que celui des enfants, il est aussi commun parmi les chefs d’Etats infantiles et les marchands de pouvoir, assène-t-elle ! Il y a un pillage systématique de la langue, que ce soit du côté du langage étatique, ou du langage mensonger des médiats bêtifiants, mais aussi le langage calcifié du monde universitaire, ou du langage scientifique régi par la production de marchandises ! Ou celui qui est fait pour aliéner les minorités, le langage sexiste, raciste, les langues régulatrices de la domination. La vieille femme écrivain sait parfaitement qu’il y a un langage enthousiaste « pour que les citoyens continuent de s’armer et d’être armés ». Et qu’il y a, qu’il y aura « un langage mutant, plus séduisant, conçu pour étrangler les femmes, pour les gaver telles des oies destinées à produire du foie gras… de langage arrogant et pseudo-empirique forgé pour enfermer les personnes créatives dans des cages d’infériorité et de désespoir ». Toni Morrison dit que, sous « l’éloquence, le prestige ou les sociétés savantes, aussi stimulants ou séduisants soient-ils, le cœur d’une telle langue se languit, ou peut-être ne bat-il plus du tout, si l’oiseau est déjà mort » ! Elle se demande ce qu’aurait pu être l’Histoire intellectuelle sans perte de temps et de vie « qu’exigent les rationalisations et représentations de la domination » ! La vieille femme écrivain veut faire entendre aux jeunes gens que la vitalité de la langue n’est pas de la forcer à rester en vie, mais qu’elle réside « dans son aptitude à dépeindre la vie réelle, imaginée et possible de ses locuteurs et écrivains ». Ce qui émeut Toni Morrison, c’est que cette langue ne peut jamais être à la hauteur de la vie, ne peut fixer l’esclavage, le génocide, la guerre. D’ailleurs, elle ne doit pas glisser vers l’arrogance de pouvoir le faire ! En tout cas, « la langue non brutalisée s’élève vers la connaissance et non sa destruction » ! Une langue qui interroge, critique, propose un choix ! Le travail des mots est sublime, « il produit un sens qui assure notre différence… humaine ». L’avenir de la langue, Toni Morrison nous dit qu’il est en chacune de nos mains ! Il faut que l’on prenne très au sérieux le travail des mots ! Pour savoir si l’oiseau est mort ou vivant ! Mais les jeunes enfants ont l’impression qu’elle ne leur a pas tendu les bras, à eux qui sont immatures, qu’elle ne leur a pas dit ce que signifiait la catastrophe que ce monde est devenu. « Tu veux que nous ayons tes vieux yeux sans expression pour ne voir que la cruauté et la médiocrité… Comment oses-tu nous parler du devoir quand nous sommes enfoncés à mi-corps dans les toxines de ton passé ? ». Ils lui demandent d’inventer une histoire, un contexte à leur vie, une Histoire liée à l’expérience qu’elle pourrait leur transmettre pour les aider à faire de bons débuts. « … dis-nous ce que le monde était pour toi dans les endroits sombres et dans la lumière… Toi, vieille femme, qui as la chance d’être aveugle, tu sais parler la langue qui nous dit ce que seule la langue peut dire : comment voir sans images. Seule la langue nous protège de la nature effroyable des choses sans nom. » Et alors, voici le passage sublime de cette conférence pour le prix Nobel : « Dis-nous ce que c’est d’être une femme, afin que nous puissions savoir ce que c’est d’être un homme. D’être ce qui bouge en marge. Ce que c’est de ne pas avoir de foyer en ce lieu. D’être envoyé à la dérive, hors de celui que tu connaissais… Parle-nous d’un chariot plein d’esclaves ». Alors, la vieille femme rompt le silence. Elle dit aux jeunes gens qu’elle leur fait confiance, parce que l’oiseau n’est pas entre leurs mains, ils l’ont réellement capturé, la langue est vivante : « Regardez. Ô combien charmante, cette chose que nous avons faite… ensemble ».
Une imagination aigue peut s’emparer de cette phrase si extraordinaire, « Dis-nous ce que c’est d’être une femme, afin que nous puissions savoir ce que c’est d’être un homme » ! Nous entendons, l’être humain femme qui, pourtant dominée, soumise à l’infini servage, comme dirait Rimbaud, comme les Noirs Africains-Américains dont parle Toni Morrison, réussit à garder vivante la langue, le rêve, la créativité. Comme ces esclaves qui, le dernier arrêt avant la mort qu’ils savent être certaine, avaient encore la capacité d’aimer l’instant de force et de félicité d’un rayon de lumière !
Ce sont juste quelques bribes de lecture de ce livre si riche, si intelligent, qui nous réconcilie avec l’espoir d’un temps meilleur en notre temps sombre et menaçant, puisque cette langue, qu’il n’appartient qu’à nous de laisser être vivante, a la capacité de rester indemne, de résister, d’être créative, imaginative, ouvrant des passerelles, des bifurcations ! Et la réussite des femmes en art, dont la littérature, en études, est éblouissante !

Alice Granger Guitard



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