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Ailleurs peut-être, Amos Oz

Editions Gallimard, 2006, Première édition Calmann-Lévy, 1971.

lundi 21 août 2017 par Alice Granger

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Dans ce roman qui se passe dans un kibboutz, l’auteur Amos Oz nous le dit dans ses dernières lignes, « Ne vous croyez pas ailleurs, avec des hommes et des femmes d’un autre monde… Soulevez le rideau. Les voies familières de la famille pénètrent votre chair. Prenez des forces. Retenez votre souffle. Fermez les yeux. Peut-être. » Ce mot de la fin est très énigmatique. Ailleurs n’est pas le kibboutz s’il reste une expérience unique et locale, cette sorte d’entreprise privée où tout est organisé dans l’intérêt général et selon un idéal collectiviste socialiste, d’une part avec une absence de propriété personnelle et d’autre part avec une liberté d’opinion totale. Certes, le kibboutz est un lieu unique, cependant, ce n’est pas un autre monde, l’auteur nous le dit, comme s’il voulait nous suggérer que cela peut tous nous concerner ! Peut-être, en plongeant dans ce huis-clos du kibboutz qui est comme une grande famille où rien ne manque à personne mais est aussi un lieu menacé en permanence par l’ennemi arabe, où chacun participe aux travaux selon ses goûts ou compétences et travaille souvent durement, dans l’intérêt commun, sentons-nous jaillir le désir de cet ailleurs qu’aucun des personnages n’a vraiment réussi à rejoindre ! Ou bien y reste-t-il forclos le désir impossible d’un apaisement de l’humanité tandis que tout autour il y a la haine ? Ce village n’est, dit l’auteur au début de son livre, que le reflet d’une terre lointaine, perdue dans la brume, ailleurs peut-être. Les voix familières de la famille, dans ce huis-clos où comme partout les passions humaines se déchaînent, pénètrent la chair, avec la complicité de la médisance, et suscitent le désir d’un ailleurs, de sortir, peut-être, ne pas rester localement. Le local laisse entendre l’enfermement, alors que l’humanité est infinie. Ce peut-être laisse entendre à quel point il est difficile de partir, ne serait-ce que parce que personne ne gagne l’argent nécessaire pour construire une vie ailleurs, mais parce que personne ne sait où c’est, ailleurs ! Pourtant, partir n’est pas interdit. Il y a d’une part la liberté de partir, comme il y a la liberté d’opinion, comme il y a bien ancrée la certitude qu’il n’y a pas qu’un seul moule pour les individus, et d’autre part presque rien ne rend ce départ possible. Le vrai départ, ce serait pour où ? L’Allemagne, où certains Juifs vont faire fortune, exploitant le sentiment de culpabilité des Allemands ? On sent bien qu’ailleurs n’est pas dans ce pays ! Que c’est plus compliqué que cela ! Ensuite, peut-être le confort psychique et matériel offert par cet intérêt général assumé collectivement, et en ces temps pionniers devant en permanence défendre une terre menacée par les ennemis arabes, pèse-t-il plus lourd que les désirs individuels de changement et d’émancipation, car il faudrait se débrouiller seuls, apprendre à s’adapter à une vie autre, non familière et non planifié, et le quelque chose d’unique ici reste plus fort que la tentation ou rivalise avec elle ! Dans cet ouvrage, ceux qui partent vont rejoindre de la famille, donc se raccrochent à quelque chose de déjà organisé, bien qu’autrement que dans le kibboutz. « Ailleurs peut-être » semble autre chose, et peut-être y a-t-il cette idée d’être à une distance infinie de ces passions familiales qui pénètrent votre chair, peut-être y a-t-il l’idée d’une coupure du cordon ombilical, enfin, mais en retrouvant en échange une solidarité humaine. Ce peut-être fait-il entendre la quasi impossibilité de couper ce cordon ombilical sans retrouver une solidarité humaine ? L’ouvrage ne va-t-il pas nous en faire entendre la raison par l’intrigue principale qui va peu à peu se resserrer sur Noga, la jeune fille dite dévergondée ? Curieusement, en effet, il y a quelque chose de spécial avec les femmes ! Comme en écho à « Ailleurs peut-être », Eva, la mère de Noga, était partie, suivant en Allemagne un homme juif ayant fait des affaires juteuses et douteuses en Allemagne, et sa fille, va-t-elle partir elle aussi, poussée dehors par le désir de la communauté de couper la branche pourrie ? Ou bien cette communauté saura-t-elle trouver le moyen de garder dans le kibboutz la future mère qu’elle est, cet enfant bâtard au destin écrit comme raté profitant de la réintégration de sa mère pour être lui-aussi légitimé comme un membre du kibboutz, donc à traiter à égalité avec tous les autres ? La métamorphose, improbable presque jusqu’à la fin du livre, de la Noga adolescente et dévergondée qui semble prendre le chemin de sa mère, en épouse et surtout mère conforme à la morale kibboutzienne, serait-elle à l’origine de cet éternel « peut-être » dont l’ailleurs est marqué ? L’adolescente Noga avait voulu absolument garder cet enfant conçu lors de son aventure avec Ezra, beaucoup plus âgé qu’elle, et la médisance allant alors bon train, des femmes auraient voulu qu’elle avorte, et certains, dont son petit ami Rami Rimon qu’elle avait humilié, la trouvent au contraire courageuse. Mais cet enfant, voilà qu’à peine conçu il se présente avec un statut différent, ce qui est en contradiction totale avec la morale kibboutzienne, qui doit traiter chacun avec égalité ! D’abord, tout se passe comme si le kibboutz et ses habitants abandonnaient cet enfant né de l’aventure d’une adolescente avec un homme de la génération de son père, donc né d’une relation quasi oedipienne, à une vie dehors, ailleurs que dans ce huis-clos où pourtant tous les habitants sont égaux ! Cette aventure aux traits oedipiens est quelque chose de très important, car elle montre l’adolescente Noga voyant dans le camionneur Ezra la figure d’un père ayant, lui à la différence de son propre père, le pouvoir de l’emmener ailleurs. Cette aventure entre Noga et Ezra est une des tentatives du livre pour aller « ailleurs peut-être », une tentative oedipienne, dans le sillage de la croyance que l’homme plus âgé, dont le travail est d’aller ailleurs, peut réaliser le désir de la fille, qui reprend le désir que la mère avait eu et l’avait emmenée en Allemagne, de partir d’ici ! Cet enfant à peine conçu oscille déjà entre un abandon à une vie que tout le monde ici juge négative, ratée, souffrante, et une vie rattrapée en quelque sorte, parce que sa mère elle-même sera récupérée par une communauté qui s’y est mise dans son entier pour ça, et par le jeune Rami, l’« ami de la-nature-des-animaux-et-de-plantes » un garçon sensible et sentimental pur produit du kibboutz, qui accepte et la mère et l’enfant, et surtout l’esprit qui est à l’origine de l’expérience unique. Tous les préjugés que la médisance de nombreux personnages faisaient pleuvoir sur la jeune dévergondée, qui n’avait pas eu de mère pour veiller sur elle si bien qu’elle est tombée dans le piège de l’aventure oedipienne avec l’homme plus âgé, peu à peu se transforment, comme au nom de l’intérêt général, en tolérance, en pardon, et en travail pour la réintégrer, pour la garder, pour l’arracher à ce vieux juif douteux et libidineux en visite qui, lui, manigance pour l’emmener avec lui, dans cet ailleurs qu’est l’Allemagne, où se trouve la mère de Noga ! L’intrigue oscille jusqu’au bout pour la jeune fille enceinte entre le départ et rester, et toute la question de l’ailleurs reste en suspend. L’ailleurs, est-ce que vraiment Zakharia, le vieux juif qui convoite pour lui la jeune fille, peut le lui ouvrir ? Noga, interminablement, doute ? L’intérêt général qui prime au kibboutz rend-il improbable qu’un intérêt particulier, peut-être, puisse se dégager, se libérer ?

Les habitants du kibboutz semblent former une grande famille et peut-être mieux une nouvelle humanité en laboratoire, où tout est mis en commun, où chacun doit accomplir sa part de travail, et où les responsables qui sont élus ne gagnent rien à cette élection et n’assument leur fonction que par devoir ! Du temps est laissé à la poésie, à la musique, à l’étude biblique, à des conférences, à l’art, et l’on constate que dans cette communauté surtout tournée vers des activités agricoles une vie intellectuelle est toujours en ferment, comme la preuve des libertés individuelles par-delà le collectivisme ou bien comme quelque chose qui le rend paradoxalement vivable. Les adultes habitent par couples des chambres au confort identique, et les enfants habitent tous ensemble, non pas avec leurs parents, avec lesquels ils prennent cependant le goûter, ou font des activités et en tout cas ils se rencontrent sans cesse dans ce lieu fermé sur lui-même. C’est très curieux comme cela semble une structuration de la vie commune qui est vouée à son auto-renouvellement démographique ! Les adultes par couples font des enfants, qui sont mis dans le bâtiment à eux réservé, où l’on prend soin d’eux, de leur éducation, de leur scolarité. Comme dans un internat, les repas se font dans une grande salle à manger commune.

Amos Oz excelle à décrire des individus très différents, des intellectuels et d’autres pas, « Ezra n’appartient pas à l’intelligentsia du kibboutz. Il a sa place parmi les hommes d’action, discrets et honnêtes… Un charme particulier agrémente les bavardages d’Ezra. Ses propos sont émaillés de versets et de proverbes… Un homme comme Ezra ne s’effrite pas parce que sa femme l’a trahi. » Dans cette écriture qui recueille avec minutie, humour, ironie, les détails de chaque vie si humaine, dans ce kibboutz, par exemple les descriptions physiques, nous entendons le temps spécial de ce village créé comme une sorte d’entreprise privée. On dirait que l’auteur a tout son temps pour observer. Un zoom sur une sorte d’éternité, sur quelque chose qui se reproduit lui-même, mais en même temps qui ne peut tenir que parce que, individuellement, les humains d’une part résistent singulièrement à tout moule que le collectivisme pourrait faire craindre, et d’autre part la médisance semble veiller à remettre dans le droit chemin les mauvais éléments. Ezra, qui est un personnage important dans l’intrigue, a « un corps épais, ventripotent et chevelu, des membres lourds et encombrants, des épaules musclées… Un profil fruste… Il ne suscite ni attirance ni dégoût. Ce qui frappe, c’est le large anneau d’or qui orne son petit doigt, à la main gauche. Ce genre de bijou… ne sied pas… à un kibboutznik. »

L’écriture très singulière de Amos Oz mêle comme dans la vie dialogues et monologues, pensées, jugements, descriptions. Nous comprenons que la manière dont l’auteur voit les paysages et notamment son village nous révèle un profond travail intérieur par lequel, à travers l’humour et l’ironie, s’effectue une sorte de prise de distance qui se conjugue avec l’adhésion sans hésitation à cette expérience collectiviste unique, d’où l’ailleurs ne peut s’imposer comme ouverture que connoté d’un peut-être évoquant une improbable extension de l’expérience inaugurale dans le laboratoire local par répétition à l’identique de premier motif qui étendrait l’humain à l’infini, à travers lequel passer partout sur la planète, accueil solidair . Alors, le kibboutz est un village idyllique, il respire l’optimisme, il ne relègue pas les pauvres dans les banlieues, il a une beauté virile, des maisons ultra-modernes abritent des animaux, des arbres et de la verdure l’agrémentent, le verger est riche de fruits, des machines agricoles qui traînent témoignent d’un labeur intense et désordonné, ici il y a le quartier des anciens, là le quartier des jeunes, là-bas la maison de la culture, et là la salle à manger commune, et là le bâtiment des enfants, et puis l’école, et puis les habitations qui baignent dans une fraîcheur verte etc. Vignobles, bananiers, champs de fourrage, cultures colorées sous le soleil, tronçon de route en pleine verdure et en pleine nudité désolée… Pourtant, le village idyllique, à l’optimisme confiant, contraste violemment avec la montagne monstrueuse, d’un côté la vallée fleurie et de l’autre le massif menaçant, d’un côté l’ardente entreprise humaine, de l’autre les ennemis arabes et ces deux côtés se disputent une limite jamais tracée, d’où la menace qui surplombe et circonvient une telle entreprise ! La poésie de Reouven Harich, l’instituteur poète, s’inspire de ce heurt permanent minant l’idéale vie du village inventée tandis qu’ailleurs il y a un monde démentiel, un univers en perdition. Cet ailleurs là, qui s’oppose à ici, semble n’avoir rien à voir avec un autre ailleurs, ce que « peut-être » désigne. Oui, l’auteur insiste sur le plaisir que suscite « la vue du contraste violent entre… cet optimisme confiant et le colosse qui existe par-delà toute logique, plongeant de ses sommets orgueilleux un regard mauvais sur notre ardente entreprise. » Le combat sans fin sur ce front-là, que nous sentons présent dans tout le livre, semble aussi donner force à la pulsion de construction du village, à l’entreprise unique, permettant paradoxalement de lutter contre la sensation d’immobilité, de fermeture, et d’assurer la cohésion exceptionnelle de cette communauté humaine unie en défendant sa terre jamais acquise une fois pour toute. Le désir de ne pas vivre dans l’ailleurs en perdition suscite un investissement définitif de cette terre-là, toujours à défendre. En même temps, un étrange désir jaillit, qui vise un autre ailleurs, un désir de quitter ce lieu où rien ne manque, où la vie est très organisée par l’idéologie du kibboutz. Si l’intérêt général pouvait, avec le même motif qu’ici, s’organiser et se répéter ailleurs…

Tout de suite, avec l’homme exceptionnel Reouven Harich que nous présente l’auteur, nous sommes confrontés au drame, l’histoire horrible qui va décliner ses conséquences pendant tout le livre. Tout de suite, nous constatons que rien n’a empêché, dans le couple formé par Eva et Reouven, « les instincts bien bas de déchaîner torture et destruction. » Reouven, dont la droiture est extrême, par-delà l’échec de sa vie puisque sa femme l’a quitté pour suivre en Allemagne un touriste qui a là-bas une boîte de nuit très florissante, n’a pas cessé de vouloir transformer le monde, le purifier. Pour ainsi dire, l’épreuve infligée par l’échec de son couple, par le départ ailleurs d’Eva ayant enfoncé ici une sorte d’insatisfaction violente contrecarrant l’idéal de l’entreprise unique au monde, a appris à Reouven que « les méandres de la vie ne permettent pas de… réduire à des formules simplistes » ce monde. Une pulsion peut se lever à tout moment, et déranger infiniment cette entreprise idéale. L’homme éprouvé, cependant, est digne d’admiration pour l’auteur, car non seulement il ne hait pas les touristes mais se dévoue à eux, et il continuer à vouloir contribuer à éloigner le malheur du siècle. Sans haine. Cet homme, souligne Amos Oz, est donc un défi à la logique ! La médisance si active dans ce village siffle qu’il aurait le projet de séduire une jeune touriste. La médisance l’a à l’œil ! Amos Oz nous parle alors du rôle de cette médisance dans le kibboutz : une complice indispensable, contribuant « à sa façon à transformer le monde », qui permet de comprendre l’essence de la vie au kibboutz. Car, si, comme le dit le poète Reouven Harich, la raison d’être de cette communauté est de se purifier, alors « le secret de cette purification, c’est que nous nous jugeons les uns les autres, jour et nuit. Nous jugeons sans pitié, sans sympathie. Ici, chacun est juge et partie. Il n’est pas de faiblesse que nous puissions cacher longtemps au jugement d’autrui. Il n’y a pas de recoin secret. Toute notre vie, on nous juge… Voilà pourquoi chacun, au kibboutz, est forcé de lutter contre sa nature. » C’est ainsi que les conséquences en cascade du départ d’Eva, comme suscité par un désir non maîtrisable d’un ailleurs ouvert par un touriste ayant réussi matériellement sa vie dans l’Allemagne post-nazie culpabilisée, vont se jouer comme à ciel ouvert dans l’écriture exceptionnelle d’Amos Oz si méticuleuse dans les détails, entrant dans les méandres des pensées et des penchants si humains des personnages, en particulier donnant la parole à cette médisance. Et nous allons constater qu’effectivement, le travail de la médisance finira par purifier la communauté que la brebis effrontée Noga avait tellement dérangée, maintenant le suspense sur l’issue jusqu’au bout. Si le kibboutz, par son poète malheureux Reouven, n’a pas pu retenir l’épouse infidèle Eva, qui s’est remariée ailleurs, en Allemagne, saura-t-il retenir la fille d’Eva, Noga, qui s’est mise en situation d’une part d’être rejetée par les habitants de ce kibboutz en succombant à la tentation d’une aventure oedipienne et d’autre part au nom de la logique de cette idéologie de purification d’être retenue ici purifiée ? Notons que le drame qui structure cet ouvrage part d’un personnage féminin ! Notons que ce qui met en branle, via la médisance, d’abord le rejet puis le travail commun pour la garder qui lutte contre les manigances d’un homme venu d’ailleurs pour l’emmener avec lui, c’est la grossesse presque contre-nature de cette jeune fille, c’est qu’elle devient mère en devenant comme sa mère une dévergondée ! L’objet du scandale, c’est cet enfant, dont le premier effet est qu’il provoque la rupture de la liaison qui l’a conçu. A partir de cette rupture, l’intrigue peut osciller entre le départ de la dévergondée enceinte comme une mauvaise branche coupée purifie l’arbre et sa réinsertion dans la communauté, avec la gomme de l’intérêt général. L’intrigue oscillera entre l’influence du mauvais homme qui désire cette chair fraîche pour lui et manigance de l’emmener et le projet qu’un responsable du kibboutz met en branle pour la garder. La morale spéciale qui défend l’esprit du kibboutz est naturellement censée gagner ! D’où le « peut-être » énigmatique qui, à partir de là, entrouvre un ailleurs d’une autre nature.

Donc, ça commence par l’homme droit Reouven Harich, qui subit la tourmente qui a fait exploser son couple « avec une dignité stupéfiante » ! Elevant son fils Gaï et sa fille Noga avec dévouement, attentif à leurs bavardages les plus futiles. Les deux enfants, est-ce en relation avec l’histoire familiale tourmentée, ont une vie intérieure riche, souligne l’auteur. Pour préparer le pas de côté de l’adolescente ? Mais voilà que le plus droit des hommes, celui dont on s’attend à ce qu’il respecte le mieux l’idéal de pureté, a « un petit secret » ! Lui aussi, il a donc sa petite faiblesse, si humaine ? Il a une maîtresse, une femme mariée, Bronka la femme d’Ezra Berger ! L’auteur est très compréhensif à l’égard de la nature humaine : « Un homme dans la force de l’âge, en possession de tous ses moyens, ne peut demeurer à perpétuité sans femme » ! Mais pourquoi une femme mariée ? Amos Oz, avec beaucoup d’humour et d’ironie, fait sous nos yeux vaciller la solidité des couples du kibboutz ! Pas plus que le village idéal n’est à l’abri des menaces venant de la montagne monstrueuse où épient les ennemis arabes, les couples ne sont à l’abri des infidélités et des ruptures, et même de la tentation incarnée par une belle adolescente telle Noga que l’exemple de la mère Eva rend plus tentante ! Les passions humaines passent par une sexualité qui se libère, et sème le désordre dans le lieu idéal, sous le feu de la médisance par laquelle les témoins tentent eux-mêmes de résister à leurs propres tentations en jugeant celles des autres ! « Une dizaine de mois après le déluge – c’est ainsi que nous désignons le drame – nous avons été informés par la médisance que Bronka Berger avait trouvé le chemin du lit de Reouven Harich. » On pourrait penser, en lisant, que le précédent d’Eva, qui a eu l’audace de son désir d’autre chose avec ce touriste, a ouvert une brèche par où l’insatisfaction et la sexualité d’autres femmes pourront s’engouffrer, s’autorisant de sérieuses entorses par rapport à la morale kibboutzienne ! L’homme droit Reouven, a-t-il pris conscience en perdant sa femme qu’une femme mariée peut avoir le désir de regarder ailleurs, désir d’une sexualité libre, qui se libère d’avec son lien à la procréation, car Bronka a eu bien sûr des enfants avec Ezra Berger. Donc, voilà que la pulsion sexuelle qui a déjà enlevé Eva à Reouven se déplace, Reouven ayant une liaison avec la femme mariée Bronka ! Est-ce que cela va s’arrêter là ? Ecoutons l’avis de l’auteur, qui reflète ici la morale kibboutzienne, mais sans doute est-ce ironique : « Cette liaison, nous la désapprouvons et profitons de l’occasion pour exprimer notre profonde déception : Bronka a un mari, Ezra Berger, le chauffeur des camions du kibboutz, le frère du célèbre professeur Néhémia Berger de Jérusalem… Et pour vous exposer cette déchéance dans toute son horreur, ajoutons simplement que la maîtresse de Reouven a deux fils. » L’horreur, c’est que ni le mariage ni la maternité n’ont pu faire barrage à la tentation de l’infidélité pour cette femme, Bronka ! Le désordre saisit donc la moindre occasion pour faire son œuvre même dans un Kibboutz ! Reouven, le poète et surtout l’éducateur ( !), est libre depuis à peine quelques mois qu’une femme mariée voit en lui l’occasion d’une entorse à sa vie planifiée de couple ? A part ça, au kibboutz, on aspire à un monde meilleur, à extirper « la souffrance de l’univers, pour y installer la fraternité et l’amour » ! Et sa liaison n’empêche pas Reouven, le visage souriant, de converser allègrement avec les autres. Un exemple de l’écriture inventive de l’auteur mêlant monologue, conversations, avancée de l’intrigue : « Sa conversation est allègre. Le voici en train de commenter avec Nina Goldring l’organisation d’un orchestre régional, de discuter avec Yitshak Friedrich, le trésorier, du prix du raisin, ou de déterminer avec Frouma Rominov la prochaine soirée où l’on réunira la commission éducative… A propos, comment va Tsitrone ? Je sais qu’on va lui rendre visite à l’hôpital, cet après-midi… Dis-moi, Grisha, le coiffeur viendra-t-il aujourd’hui ou demain ?… A sept heures et demie, il va à l’école et attend la sonnerie de la cloche. Aujourd’hui, je vais vous rendre vos cahiers. » Reouven s’intéresse, parmi ses élèves, à la « différence entre les travaux des rejetons des familles allemandes et les rédactions des petits Russes. » Voilà une autre complexité au sein du kibboutz ! Les origines différentes de ceux qui ont choisi cette expérience unique ! Pas de moule unique, ici ! De Reouven, l’auteur passe logiquement à Ezra Berger, le mari de sa maîtresse ! Evidemment, autant Reouven est un intellectuel, autant Ezra ne l’est pas ! Pour faire saisir la tentation à laquelle Bronka a répondu ? Mais Ezra, qui est bien sûr au courant à cause de la médisance, n’est pas homme à s’effriter « parce que sa femme l’a trahi » ! Est-ce son manque d’imagination, sa maîtrise de lui-même, qui le protège de la jalousie ? Ou autre chose ? Cette pulsion sexuelle révélée par Eva, qui prend ses libertés et sépare les couples, semant le désordre même là où il devrait y avoir le plus d’ordre, va-t-elle s’emparer d’Ezra, et donc le rendre plus tolérant envers ce qui se passe dans son propre couple ? En tout cas, le camionneur, qui fait deux voyages par jour, s’en va… ailleurs vraiment, pour son travail ! Une femme, Nina Goldring, s’inquiète même pour lui, parce qu’il conduit de nuit, a un air fatigué. La médisance en action : « Personne ne peut vivre sans quelqu’un qui veille à son bien-être. » Et Bronka, elle n’accomplit pas cela comme il le faudrait… Ezra la regarde, oui, c’est sûr… « Gentille femme, cette Nina. Elle est un peu petite et trapue, comme une oie. » Voilà la pulsion sexuelle qui traîne… Mais quelqu’un d’autre l’attire… « En voilà une qui sera, un jour, une très belle femme. Mais il y a l’autre aspect du problème. C’est la fille du poète. Oui, petite demoiselle, que puis-je pour ton service ? Noga Harich est une adolescente de seize ans… Parce qu’il est encore tout en angles, ce corps présente chaque signe de sa féminité naissante avec quelque chose d’agressivement sauvage. » Voilà qui est déjà esquissé ! Ezra se sent attiré par l’adolescente. De plus, détail qui nous est donné l’air de rien, c’est la fille du poète, celui qui a une liaison avec Bronka la femme d’Ezra ! La médisance, mais a-t-elle raison l’auteur se garde bien de trancher, dira qu’en séduisant la fille de l’homme qui couche avec sa femme, Ezra tient sa vengeance. D’autant plus que Noga, fille de Reouven mais aussi d’Eva qui est partie avec un autre homme, est sans doute comme sa mère attirée par l’ailleurs, donc une sorte de proie facile ? De plus, c’est une adolescente, donc peut-être sensible à un homme mûr, de la génération de son père ? L’intrigue se met en place. Le père, Reouven, se fera-t-il prendre sa fille comme il s’est fait prendre sa femme ? Nous voyons progresser les passions humaines déclenchées par le départ d’Eva. D’ailleurs ce prénom, Eva, n’est sans doute pas choisi par hasard ! Elle a mangé la pomme tendue par le serpent, et ensuite le désordre menace par contagion… La question centrale semble s’imposer comme celle de savoir si oui ou non on peut se fier à une femme pour le maintien d’un ordre moral au moins dans la communauté humaine kibboutzienne ? La question s’immobilisera sur le personnage de la fille de la femme qui a péché la première, Noga ! Qui s’est fait prendre ! Littéralement ! Devenant, par sa sexualité scandaleuse d’adolescente tentée par l’homme mûr et puissant, une future mère ! Le soupçon s’insinue en nous à la réflexion que devenir mère prend pourtant un autre sens, celui de se disposer à l’intérêt général, le laissant se nider en elle à son insu. Nous comprenons qu’à partir du moment où elle devient une future mère, un hameçon s’est fixé sur elle, qui va bientôt permettre à la communauté du kibboutz, qui d’abord veut son départ comme on se débarrasse de la brebis galeuse, de la purifier afin de la reconduire à l’intérêt général, et ça va commencer alors que les médisances cruelles vont lâcher prise par une sorte de maternage collectif de la jeune fille grosse d’une nouvelle vie, presque en place de la mauvaise mère qui l’a abandonnée ! C’est la structure collective du kibboutz, faite d’humains, qui la materne d’une manière très nouvelle, en échange de sa responsabilisation par rapport à l’œuvre collective et à l’humanité localement en laboratoire.

Noga s’intéresse au camionneur Ezra, qui avec son camion va ailleurs, Jérusalem. Sait-elle, elle aussi, que sa femme à lui est la maîtresse de son père à elle ? Puisque tout le monde sait tout… En tout cas, elle lui demande un jour, comme accordant toute liberté à la pulsion sexuelle qui surgit en elle comme un désir d’ailleurs : « Tu peux me rapporter quelque chose dont j’ai envie ? » Il s’agit de fil à broder de couleur turquoise, couleur qui hésite entre le bleu et le vert note l’auteur. Mais une autre envie n’est-elle pas annoncée ainsi ? Et l’adolescente, ne brode-t-elle pas, avec les sensations d’une sexualité naissante, autre chose ? Quelque chose d’une passion oedipienne ne se joue-t-il pas ? Puisque son père oublie un peu sa fille en ayant une liaison avec Bronka, pourquoi la fille Noga, qui a déjà perdu sa mère et voit son père prendre de la liberté par sa sexualité, n’irait-elle pas rôder du côté de l’homme qui est de la génération de son père, une sorte de substitut permettant de déplacer sur lui l’amour de la fille pour son père ? D’autant plus qu’Ezra aussi est spolié dans l’affaire ! Ezra est fou de voir les pieds de Noga qui « bougent sur le marchepied de la camionnette, comme agités de l’intérieur. Ils esquissent un ballet, sans se déplacer… » Amos Oz, très subtilement, nous dit que, bien que père de deux fils, Ezra « se permet de poser sur sa tête une main pesante, et de caresser les cheveux. D’habitude, il n’aime pas les petites filles qui jouent aux dames. » Voilà, c’est enclenché ! Déjà Ezra la surnomme Petite Turquoise ! Ezra démarre en trombe sa voiture, et Noga a juste le temps de sauter ! Il pense aux femmes, à Eva (bien sûr !), à l’adolescente ! « Petite Turquoise. Ton père deviendra fou, si… » Le drame est bien ferré ! Et si magnifiquement raconté !

Noga est songeuse. « Je ne veux pas qu’il se moque de moi. Je voulais qu’il s’intéresse à moi. Comment est-il possible qu’il ignore la couleur turquoise. Turquoise c’est une couleur entre le bleu et le vert. Un couleur un peu criarde mais très spéciale. Il dit toujours des proverbes au lieu de parler sérieusement, comme tout le monde. » Entre le vert et le bleu : entre la petite fille et la femme ? Ezra, en tout cas, est « Plus fort que papa. » Noga s’invente des histoires oedipiennes : « Parfois je voudrais être très malade et que papa soit obligé de s’occuper de moi, jour et nuit. » Elle va chez son père, qui l’appelle « Ma Stella chérie », Stella étant un surnom qu’Eva employait souvent pour sa fille. C’était au temps heureux où la mère Eva dorlotait sa fille… Amos Oz en profite pour décrire les instants où les enfants Noga et Gaï sont avec leur père, feuilletant un album, jouant de la flûte, allant jusqu’à l’étang aux poissons, hurlant dans l’écurie, chantant. Mais Noga laisse aller sa pensée. « Partir en bateau. Devenir une femme, quelque part, loin. » Elle se souvient lorsqu’elle avait pris la robe de chambre de sa mère pour aller prendre sa douche dans le bâtiment commun… Rami, qui est amoureux de Noga, lui dit que sa mère Frouma dit qu’elle ressemble à sa mère ! « ‘Telle mère, telle fille.’ J’ai eu très envie d’aller gifler Frouma. » Frouma est en effet, outre une vraie mère courage qui s’occupe du bâtiment des enfants, la plus médisante des femmes !

Au kibboutz, les femmes n’ont pas le droit d’utiliser des cosmétiques ! Cela se voit sur les femmes d’âge mûr. Alors que la pulsion sexuelle sème le désordre et dévergonde en particulier quelques femmes alors même que l’interdiction pour elles d’utiliser des cosmétiques devrait les empêcher d’incarner la tentation, dans ce livre le kibboutz semble prendre valeur de métaphore matricielle. Si bien que la jeune Noga sera réintégrée et purifiée en étant en quelque sorte maternée par toute la communauté. C’est la mère matricielle qui vient tout remettre en ordre. Ou mieux, très différemment, l’intérêt général auquel chacun adhère ! Gommant le fait que pour Noga, la mère lui avait ouvert une autre perspective ! Tout le monde materne l’adolescente enceinte aussi pour refouler le mauvais exemple de la mère Eva, pour faire auprès de la fille ce qu’elle avait mal fait ! Tout l’esprit du kibboutz là !

Le jeune Rami Rimon sait évidemment que les vraies difficultés commencent avec les filles ! Ce serait dans leur nature de ne pas permettre aux hommes d’être de vrais hommes ! Pourquoi ? Serait-ce à cause de leur extrême difficulté à se libérer elle-même de la fonction mère par laquelle l’espèce se perpétue ? Car dans cet ouvrage, dès lors que l’adolescente devient enceinte, sa tentative de devenir femme échoue, mais on ignore, c’est vrai, si sa mère Eva a pu, ailleurs, réussir à le devenir… Pour Rami, les femmes vivent dans un autre univers, plus coloré, elles sont toujours un peu… ailleurs ! Il ne faut pas leur permettre de fixer les règles du jeu… ! A la fin, c’est par le gentil Rami que Noga sera purifiée… Mais dans le kibboutz, il y a la liberté d’opinion, et une étonnante liberté individuelle et sexuelle, alors même que veille la médisance… Ce lieu en apparence fermé est pourtant aussi celui où peut s’autoriser une grande liberté !

Noga veut partir avec le camionneur Ezra, lorsqu’il va à Jérusalem. Mais il lui dit qu’elle doit descendre. Et elle : « Pourquoi ici, Ezra ? Peut-être ailleurs. » Et voilà. L’adolescente rêve que le camionneur, avec ses gros muscles, a le pouvoir de la transporter ailleurs. Et lui, il lui signifie de descendre ! Qu’elle ne fera pas ce voyage spécial avec lui ! « Et voilà ! Noga Harich ne va nulle part… » Elle a choisi l’homme, celui d’âge mûr comme son père, qui ne peut pas l’emmener ailleurs ! En quelque sorte, celui-là même qui ne pourra jamais ! Il s’agit en vérité d’orienter l’adolescente vers un ailleurs qu’elle ne soupçonne pas, dont le laboratoire est paradoxalement dans ce village fermé sur lui-même et cerné d’une haine comme celle d’un monde encore à apaiser !

La banalité quotidienne du village est pleine de charme ! Mais Noga, qui n’a pas de mère, personne ne la dorlote ! Voilà ! Plus tard, on dorlotera l’adolescente enceinte. L’intérêt général dorlote de manière très nouvelle, et très égalitaire !

Comme partout, le kibboutz aussi a du mal à résoudre certaines affaires. Par exemple le petit Gaï, frère de Noga, qui s’est mis dans une bande de vauriens qui s’adonnent au vandalisme, au pillage, au vol de friandises, qui regardent de manière concupiscente les filles de leur âge…

Les positions ennemies bougent… Rien n’est stable juste là ni dans le monde… Cette menace de l’ennemi ponctue aussi le déroulement de l’intrigue ! Quelque chose va se passer, autour de la jeune adolescente, mais quoi ? Quelque chose qui mettra en question le kibboutz, sa mission de purification, son idéal d’égalité et de tolérance censé pouvoir intégrer même la brebis galeuse, ou au contraire le fortifiera ? Pour l’instant, Rami voit Ezra dans la chambre de Noga, et se demande ce qu’il fait là… Rami lance alors à Noga : « Tu es comme ta mère. Un serpent venimeux. » Comme Eva ! Comme si Ezra était une épreuve inventée par Noga pour tester l’amour du jeune Rami, elle lui lance : « Lève la tête, Rami, ne te replie pas sur toi-même, défends-toi, je veux te voir lutter. » Mettant en lumière que les jeunes hommes intéressés par les jeunes filles doivent d’abord se mesurer à l’amour oedipien que ces jeunes filles vouent à leur père ou à son substitut l’homme d’âge mûr qui semble avoir le pouvoir de les emmener ailleurs mais qui, au contraire, comme l’indique cet ouvrage, les rabat dans la fonction mère car en effet en suscitant l’amour de cette figure paternelle comme en le prenant à la mère (qui lui laisse la place, comme dans ce livre Eva est partie… ailleurs) la fille devient… mère, non pas exactement femme mais se disposant à l’intérêt général en lequel l’humain peut se nider ! Nous commençons à entendre que « ailleurs peut-être » est suspendu au pas de la cigogne… Le kibboutz où il y a égalité entre chaque membre de la communauté et où tout est en commun et déjà organisé et réparti semble en effet être symboliquement une matrice, en laquelle les fœtus qui y séjournent comme dans un laboratoire expérimental bénéficient en effet d’une stricte égalité de statut ! Rami, avec l’air d’un chien battu, s’en va, humilié, et Ezra dit étrangement à Noga qu’il n’est pas gentil ! En embuscade, il y a le désir d’une adolescente d’avoir un enfant avec une figure de père. De son côté, Rami est l’objet de sollicitudes de la part de sa mère, veuve bien sûr ! Comme Noga est en train de devenir le seul objet d’amour de la figure paternelle puisque sa propre femme le trompe, Rami aussi reste le seul objet de l’amour de sa mère. Sur le point de partir à l’armée, il est chargé de mille choses que sa mère a mises dans son sac, et « quelle honte d’arriver au camp chargé comme un gamin du jardin d’enfants. »

Amos Oz excelle a faire succéder à la scène d’amour entre Noga et Ezra un temps où les ennemis, pendant six jours de tempête, redoublent leurs provocations, rappelant qu’ils sont là et veulent leur destruction ! La symbolique est très précise ! D’abord, « Une puissance maléfique décuple » les forces de Noga. « Des chiens fous hurlent au loin et les chacals leur répondent… Noga colle son corps tremblant au dos musclé de l’homme….Un tourbillon succède à l’autre… Un poison doux qui envahit la moelle de ses os…. » Puis, « Pendant six jours le vent nous a tourmentés, sans relâche… les objets vous rendent leur haine comme une brûlure au fer rouge… Les provocations redoublent d’intensité… A la fin de la semaine, une petite unité s’est retranchée dans la vigne…. Les soldats ont reçu l’ordre de ne pas provoquer l’adversaire… il devient évident que quelque chose se trame dans l’atmosphère oppressante de la canicule. » Quelqu’un demande dans une lettre : « Votre pays est-il enfin paisible ? Maudits soient-ils, les ennemis d’Israël qui l’empêchent de se bâtir dans la paix. » Paradoxalement, ce lieu, le kibboutz (symbolise-t-il le lieu matriciel laboratoire, motif originaire qui dans les fractales se reproduit à l’identique, où tout est organisé pour ceux qui y séjournent comme pour l’éternité en assumant au nom de l’intérêt général une fonction ?) doit à la fois être totalement en sécurité et menacé de l’extérieur puisqu’un beau jour, celui de la naissance, il faut le quitter pour passer à travers l’humain dans le monde. Sa paix est cernée de menaces qui sont comme suspendues…

Frouma, la veuve, mère de Rami, déteste la vie au kibboutz, et ses « yeux sans couleur définie explorent votre visage à la recherche de faiblesse à dénigrer. » Elle incarne le désir impossible d’autre chose et en même temps l’étrange nécessité d’en passer par cette expérience unique au monde du kibboutz ! « Car, nous explique-t-elle, tant que rien n’est venu renverser les valeurs, tous, même les opposants les plus farouches, doivent obéir scrupuleusement aux règles. Elle déteste les compromis. » Elle est la personne la plus médisante du kibboutz car juger les autres lui permet sans doute de mieux réussir à faire taire la rébellion que fait lever en elle cette vie ! Le vent s’est enfin calmé, mais la pesanteur torride a vidé les individus de toute substance. « Nous voilà redevenus des compagnons pleins de prévenance. Nous ne cesserons pas pour autant de porter des jugements sur autrui, car cette activité constitue le seul outil dont nous disposons pour transformer le monde… » Evidemment, Frouma a déchaîné sa médisance sur l’adolescente qui a fauté et porte en son sein le fruit de cette faute. Elle voulait qu’elle avorte, qu’elle parte ! Mais désormais, tout se passe comme si elle avait compris qu’il fallait commencer par œuvrer au travail commun consistant à construire pour chaque humain une sorte de lieu maternant, ceci étant mis à l’épreuve lorsqu’il s’agit de garder en ce lieu commun celui ou celle que le préjugé voudrait rejeter… ailleurs ! Frouma se plie volontairement à l’idéal du kibboutz qui accueille en quelque sorte chaque humain en ce lieu matriciel. Le kibboutz invente littéralement, Amos Oz nous le montre admirablement, une organisation humaine qui commence dans une logique d’avant la naissance. La vie de l’être humain commence ici dans le temps de sa gestation, symbolisée par ce village isolé, à la fois paisible comme un temps suspendu et menacé par des ennemis qui diffèrent leur attaque et la destruction ou bien des ennemis qui n’ont pas encore compris l’esprit d’apaisement et d’humanisation en laboratoire au kibboutz et qu’il faudrait reproduire à l’identique ailleurs peut-être, loin du local. Alors, Frouma entre en cachette dans la chambre de Noga, et dépose « une assiette de gâteaux sur son lit. » En même temps, elle rêve que ses petits-enfants seront parfaitement bien élevés, pas des sauvages, et que son fils fera un très beau mariage, à faire crever de jalousie ! « Les gens se moquent, en ce moment, parce que ta petite amie t’a plaqué pour un vieux jouisseur… tu es un garçon bien jusqu’au bout des ongles. Comme ta mère… » On dirait l’image idéale qu’une femme enceinte se fait de son futur enfant… Et Noga est encore, par-delà les gâteaux apportés dans sa chambre, un fruit pourri !

« Un piège se referme sur notre village. Quelque chose se trame au-dehors… La peur s’est emparée des choses… Quant au hurlement des chiens, c’est un horrible cauchemar… Les sommets sont invisibles, mais leur voisinage pèse sur la vallée… » La vie intérieure du kibboutz, naturellement, est aussi secouée… Noga, dans sa chambre, pense à son père et à Ezra. Logique ! « Ils m’aiment tous les deux. Je m’aime aussi. C’est pourquoi j’aime qu’ils m’aiment. » Alors, elle joue à ce jeu qui s’appelle « l’agonie de l’amante », qui consiste à appuyer ses mains sur ses yeux, puis à écarter les doigts.

Rami, en tant que soldat, « se laisse envahir par une joie folle » en voyant qu’on a détruit un avion ennemi ! Il incarne le défenseur de ce lieu unique ! Ce lieu qui se prépare doucement à accueillir l’enfant que Noga a choisi si courageusement (c’est le mot utilisé par Rami comme par hasard) de garder ! Peu à peu, le kibboutz va se préciser comme le lieu unique où ceux qui le précèdent là vont accueillir le dernier né, l’enfant de Noga, une fille bien sûr ! Car la fille est une future mère, donc le futur lieu du renouvellement de l’ humain, mais surtout, dans cette expérience unique elle incarne aussi le kibboutz lui-même, ce qui la libère elle-même en tant qu’individu ! Le kibboutz date le commencement de la vie humaine en ce lieu unique, isolé, matriciel, déplaçant la fonction mère elle-même, peut-être, qui est assumée par la collectivité et l’intérêt général qui la cimente ! Kibboutz ne cessant en même temps de susciter le désir de s’en échapper en espérant que, peut-être, l’esprit se reproduira ailleurs, chez les humains se construisant un monde selon l’intérêt général !

Rami s’approche de Noga et lui dit à l’oreille : « Alors, jeune fille stupide, tu as vu, ou tu n’as pas vu ? » Rami regrette de ne pas l’avoir prise de force, il est resté le petit garçon à sa maman, un poète qui aime les paysages. Mais il es devenu un soldat ! Il rêve au suicide. Renonce. « … j’ai une grande sensibilité. Une tendance à souffrir et à comprendre la souffrance. Peut-être parce que je suis né pour être artiste, ou médecin. Il y a des femmes qui aiment les hommes forts, et il y a celles qui aiment les artistes. Tout le monde ne sort pas du même moule. » Rami souffre surtout, comme on dit tolère et accepte, cette logique qui fait qu’une jeune fille vit d’abord un amour oedipien avec une figure paternelle, et que cela est peine perdue que de tenter de s’y opposer en la prenant de force… C’est un autre sens du verbe souffrir ! Rami se rend compte de quelque chose, chez une jeune fille, et s’incline parce qu’il n’y peut rien. Quitte à paraître petit garçon à sa maman, ayant une grande sensibilité, une âme de poète ou de peintre ! En vérité, il attend la chute de la jeune fille ! Celle-ci, auprès de son père, n’est pas seule. Il y a la maîtresse de celui-ci, Bronka ! La femme d’Ezra. Peu à peu, tandis que les habitants du kibboutz vont se mettre à prendre soin de Noga porteuse du futur bébé, Noga corps par lequel passe le renouvellement de l’espèce humaine mais aussi Noga qui se dispose à l’intérêt général, Bronka et Ezra vont se rapprocher. Reouven le père de Noga est abattu. C’est un poète. Il dit qu’il doit revenir en arrière, car il a oublié quelque chose à la station précédente. « Aucune importance. C’est le vers d’un chant que je n’écrirai pas. » On dirait le pressentiment d’un détachement d’avec Bronka, et le retour à avant, mais sans pouvoir écrire le vers qui chanterait le retour d’Eva. « J’ai pensé que tout pourrait s’arranger. Mais non. Il n’y a pas de rabais. » Il faut bien qu’une femme, telle Eva, incarne le désir de l’ailleurs, qui installe l’instabilité au cœur du kibboutz comme une incomplétude très humaine, qui annonce que cette éternité ne peut être éternelle, que faire taire au nom du destin commun la résistance et la rébellion n’est pas possible à l’infini. En quelque sorte, qu’Eva ne revienne pas est une sorte de garantie pour chaque femme qui reste là, comme le lieu incarné localement du renouvellement de l’espèce humaine. Elles s’inclinent, tout en sachant qu’il leur reste la liberté de s’échapper. Ailleurs peut-être ! Aux yeux de sa fille, Reouven le poète se voit comme un homme honteux « qui n’a pas eu la force de lui sauver sa mère… » Il dit cela car il a peur que sa fille parte ailleurs comme sa mère ! C’est avant que tout le kibboutz soit aux petits-soins de la future mère, non seulement en lieu et place de la mère partie, mais surtout parce que là est le sens secret du kibboutz ! Un peu plus tard, Noga dit à son père : « Oublie ton personnage. Ne te force pas à être des mots, des phrases. Il est impossible d’être des mots pour l’éternité… Tu n’es pas une preuve… tu es un homme. » Voilà. Au fond, le fonctionnement du kibboutz, qui prend soin des humains de sa communauté au nom d’un destin commun, enlève à un homme d’avoir à être à la hauteur, ou bien d’être honteux d’avoir échoué. Reouven le poète et éducateur incarne l’homme qui, dans un kibboutz, finit par comprendre qu’il n’a pas à être un homme qui peut, qui assure, qui est puissant. Si Eva, sa femme, est partie, ce n’est peut-être pas sa faute à lui, un homme qui n’aurait pas pu la retenir, mais ce serait à cause d’un désir que la vie même du kibboutz aurait fait surgir, et c’est très différent !

Alors, surgit comme par hasard sous la plume d’Amos Oz l’image des « racines calcinées d’un arbre » ! On pense à Reouven, qui fantasma être un arbre puissant… Il est question de vieillards, donc de gens qui ont finalement fait taire en eux le désir d’un « ailleurs peut-être ». « Voilà bien les représentants hébétés d’une puissance morte » ! Dans un village idyllique… « Ils ont installé un refuge douillet pour les rescapés… » Ces vieillards se font aussi petits que possible…

Echecs éducatifs dans le kibboutz ! Tout n’est donc pas idéal ! Chez les enfants aussi, une pulsion de destruction est à l’œuvre, pour résister à la planification, à l’œuvre collective ! Et « une fabrique de racontars fonctionne chez nous » !

Au moment même où Noga sent dans son corps qu’elle est enceinte, voici le « rayon lumineux du projecteur, sur le château d’eau, rencontre un autre rayon. Le rayon jaune du mirador ennemi. » Deux rayons se défient ! Idem en Noga : partira-t-elle ou restera-t-elle ? Gardera-t-elle l’enfant, ou non ? Sera-t-elle mère, ou bien tentera-t-elle de devenir femme « ailleurs peut-être » ?

C’est à ce moment qu’arrive au kibboutz le frère d’Ezra, Zakharia ! Celui qui pourrait emmener Noga « ailleurs », en tant que femme que veut pour lui cet homme âgé, le contraire d’Ezra ! « Bronka n’aime pas son sourire ». Il évoque la sexualité qui sépare les couples ! Il évoque le touriste qui avait emmené Eva, la mère de Noga. Maintenant, en secret, il manigance d’emmener la fille d’Eva ! « … sa belle-sœur se sent en présence d’un reptile » ! Sa « galanterie cache une grossièreté profonde » ! Sa présence au kibboutz est ressentie comme dangereuse, comme subversive ! Il met mal à l’aise un homme, en lui demandant comment on fait au kibboutz pour « varier les plaisirs ». Il incarne la pulsion sexuelle en liberté ! Il prétend que l’homme est le même partout, que même au kibboutz on peut désirer la femme du voisin, qu’on voit ça tous les jours… Voilà que ce Zakharia est devenu « père spirituel » de Noga ! Il l’encouragerait à refuser l’avortement ! « … c’est des drôles de gens, non, ces Juifs qui sont retournés en Allemagne après la guerre, pour se mêler d’affaires malpropres », dit la médisance !

Zakharia dit à son frère Ezra : « il vaut mieux que tu ne te mêles plus de rien. Je veux dire qu’il vaut mieux qu’elle n’en fasse qu’à sa tête. Objectivement, ce n’est pas un grand malheur : une jeune paysanne accouchera d’un bâtard… » En fait, un double calcul est fait sur la tête de ce futur enfant, et on se demande lequel gagnera ! Si le kibboutz n’intègre pas en son sein la future mère, d’être enceinte la rendra proie plus facile pour le vieux libidineux qui la convoite pour lui-même et veut l’emmener sous prétexte que ce serait sa mère Eva qui lui aurait demander de lui ramener sa fille ! Mais le kibboutz peut aussi réintégrer la future mère qui, chargée en son sein du nouvel être, est en position de demande de maternage aussi pour elle-même comme en fusion avec son fœtus. L’homme libidineux lui dit : « Le bébé naîtra. Ta place t’attend. Toi, mon amour, tu n’appartiens pas à ce pays. Tu viens avec moi, chez maman. Tu n’es pas chez toi ici. Tu nous appartiens. Tu es à nous. » La maman Eva est comme une maman occidentale, alors qu’au kibboutz, c’est la structure tout entière qui prend soin de tous les aspects de la vie de chaque membre de la communauté, qui le materne au sens large, ouvrant en même temps la boîte de Pandore de la liberté de penser, de juger, d’avoir des opinions. Autant Zakharia personnalise la mère, autant le kibboutz donne cette fonction à cette entreprise unique au monde ! Il tente de faire venir Noga chez maman ! Maman contre le kibboutz ! L’homme veut l’installer chez sa mère ! Prétexte pour l’avoir à lui ! L’adolescente avec le vieil homme ! La figure de père qui se l’approprie ! Et il sauverait Ezra, son frère ! Parce que pour lui, prétend-il, rien ne compte plus que la famille ! Il est le passager de la nuit !

Pour réussir, Zakharia pense qu’il doit aussi s’attaquer au père de Noga, Reouven. Par la flatterie ! Ou bien en pariant sur ses problèmes de santé. « En cas d’accident, la fille tombe légalement sous la tutelle de sa mère » ! Toujours, la mère ou le kibboutz ? Ou bien avec un avocat ? Puis ce père a une maîtresse et ce n’est pas moral ? Les enfants devraient dans ce cas être confiés à la mère… L’homme manigance d’avoir le père par les idées, afin qu’il lui remette lui-même sa fille à ses pieds !

Autrefois Noga détestait son corps. « Maintenant elle ne fuit plus son corps. Elle y entre. Elle se replie sur elle. Le même rêve l’habite chaque nuit : être l’embryon de son propre corps… » Voilà, exactement ! Elle reprend sa vie à son commencement embryonnaire ! En même temps que l’embryon qui est en son sein ! C’est pour cela que ce futur bébé est si important pour elle ! Sans doute a-t-elle compris inconsciemment que le kibboutz était le lieu unique où elle pouvait elle-même revenir à ce commencement ! Peu à peu, les habitants du kibboutz vont prendre soin de cet embryon qu’elle est elle-même en même temps que l’enfant. En même temps, l’embryon, puis le fœtus, est dans une situation très fragile ! Cela peut s’interrompre ! La tentation incarnée par Zakharia, qui exploite le désir qu’a la fille de prendre le parti de sa mère en la rejoignant, peut gagner ! Mais un petit cercle de la communauté dit : « Le moment venu, il incombera à notre petit cercle de décider de l’avenir du bébé… Ce n’est pas elle la coupable. Elle a grandi dans un foyer détruit. » Le kibboutz se prépare à prendre la place du foyer détruit. Et, dans cette structure-là, le fait que Noga ait décidé de garder l’enfant prouve bien sûr « une force de caractère peu commune » ! Mais pour l’instant, dans un groupe où règne la liberté d’opinion, où personne n’a été formaté dans un moule commun, ce n’est pas facile de s’accorder, à propos de Noga ! « Orienter la volonté du groupe, chez nous, est une entreprise particulièrement hasardeuse. Impossible de faire la morale à une société adulte et consciente de ses responsabilités. Il faut prendre les individus un par un. Il faut choisir l’interlocuteur avec beaucoup de doigté. » En effet, l’habitude de la médisance peut faire choisir le rejet ! La conversation débouche sur une alliance secrète. Il faut chercher « à forcer le passage vers la sensibilité maternelle de nos vieilles compagnes » ! Voilà ! « … nous sommes tous responsables de la détresse des individus qui appartiennent à notre groupe… Même dans son drame, avec ses fautes, elle est des nôtres. » Bien sûr, nos « compagnons n’aiment pas Noga. Tous ont peur de cette liberté sauvage qu’elle a introduit dans notre vie. Si nous obéissions à nos impulsions profondes, nous la ferions partir d’ici… Ce n’est pas sa grossesse qui nous agace, c’est son orgueil… » Mais nous aspirons « à manifester notre bonté… A la fin de l’été, une vague de bonté déferle sur notre kibboutz. Les femmes rivalisent de dévouement envers la brebis égarée. De toute part, elle se voit l’objet d’une sympathie débordante.. Et on lui prépare un trousseau complet pour sa nouvelle silhouette. » On veut qu’elle s’ouvre à la sympathie des femmes du village et qu’elle se ferme à l’intimité du visiteur indésirable qui encombre le village ! Comme un embryon au sein des femmes ! Elle n’est même plus à son père. Evidemment ! En quelque sorte, elle est aux femmes qui la maternent au nom du kibboutz ! Et elle-même est en son corps le lieu où un embryon est nidé ! Dans une dernière tentative, la jeune fille demande à son père qu’ils partent ensemble, quelque part, très loin, au bout du monde ! Elle veut vérifier si son père a le pouvoir ou non de l’emmener ailleurs, au bout du monde. Ou bien si « ailleurs peut-être » résulte d’un travail intérieur qui peut se reproduire partout, d’un cheminement aboutissant à un saut logique. Noga imagine encore ailleurs comme « un endroit paisible. Fermé. Où nous serons seuls. » Or, le kibboutz est paradoxalement ça, même menacé de toutes parts, sauf que ce n’est pas un père qui a le pouvoir de l’offrir à sa fille, c’est une décision collective, qui décharge donc le père ! Et le père raconte un souvenir tandis qu’il dit à sa fille qu’il pense à telle ville, où ils pourraient aller. C’est une ville où il y a des sources chaudes, en Allemagne, des geysers, qui lui faisaient une peur folle, une peur panique, une impression de tremblement de terre qui lui a longtemps provoqué des cauchemars. « J’ai rêvé que tout explosait » ! Toute sa vie, le père a détesté cette ville ! Le père essaie d’oublier. C’est clair, ils n’iront pas ensemble là-bas, où ça tremble !

Les intrigues du couple Bronka-Ezra avec le père et la fille sont terminées. « …la famille Berger reprend ses vieilles habitudes. » Bronka sert de mère et de sœur à Ezra…

Rami, qui vient de perdre sa mère Frouma, fait surgir une idée dans la tête du responsable du Kibboutz ! On devine laquelle ! « Rami déclare qu’il éprouve une profonde admiration pour Noga, à cause de sa décision. A son avis, elle a fait un geste exceptionnel. » Rami voit en Noga beaucoup plus que la jeune fille qu’il désire ! Il la voit à travers l’intérêt général qui donne son sens au kibboutz ! Comme si son geste de garder l’enfant s’était fait en adhésion à cet intérêt commun ! « Nous sommes unis par notre destin commun. »

Noga et Rami se rapprochent, évidemment ! Elle vient lui lire des poèmes… Maintenant qu’il admire ce qu’elle a fait, Rami veut l’épouser. Comme s’il épousait profondément la cause du kibboutz, qui s’incarne aussi dans l’enfant à venir, qu’elle a accepté de porter ! Elle a cessé de rencontrer Zakharia, bien sûr, qui a perdu ! Parfois Noga se réveille encore la nuit en proie au désir brûlant de voyager ! Mais la nouvelle vie en elle l’a pourtant définitivement fait changer de voie ! L’homme concupiscent essaie encore de corrompre son neveu par des cadeaux, un train électrique. Plaisir de dominer… Il ment, prétendant avoir un cancer… Le neveu n’est pas dupe : « « Tu es une pomme pourrie. Tu vas tomber du bel arbre. » Il revoit Noga, croit que ce n’est pas perdu, que la tentation l’habite toujours. Amos Oz excelle à peindre les contradictions, ambivalences et passions humaines. Toujours la grande complexité ! Mais Noga choisit de rester, tandis que le vieil homme libidineux reconnaît qu’il est un arbre mort, avant de partir.

« … le soleil brûle vif aux confins du couchant… » Zakharia représente la tentation de l’ailleurs où pourtant il semble ne pouvoir emmener ni Bronka, qui reste insensible à ses balivernes (alors que Eva avait succombé aux balivernes du touriste qui l’avait emmenée avec lui en Allemagne), ni Noga qu’il veut pousser à faire comme sa mère en suivant l’homme riche qu’il est et qui est de la génération d’un père. Ainsi, peu à peu l’auteur Amos Oz nous fait entendre qu’ailleurs, ce n’est pas un homme qui y transporte, un homme qui aurait du pouvoir, par exemple celui de l’argent, ou celui d’exploiter la culpabilité allemande. Le dernier pilier que le libidineux Zakharia attaque est Reouven, le père de Noga, qui est le principal obstacle à son départ. Comment ? Il veut la bénédiction du père ! Qu’il la dépose à ses pieds, tel un père qui ne pense qu’au bonheur de sa fille, et qui aura été convaincu que ce bonheur ne peut être que dans cet ailleurs ouvert par Zakharia, l’Allemagne ! Noga, que son père est venu voir, rêve encore d’aller ailleurs avec son père, ce père emmenant avec lui ses deux enfants, fille et fils. Figure du père comme celui qui transporte ailleurs ! A la fin de l’ouvrage, le père meurt, laissant sa fille Noga au kibboutz, d’où Zakharia ne réussira pas à l’emmener. Rami sera de plus en plus responsable de cette expérience unique, et bien sûr l’enfant que Noga mettra au monde, une petite fille, sera élevée collectivement. Une fille qui ne sera pas élevée dans un écrin oedipien, mais dans celui de l’intérêt général qui prend soin d’elle !

Discussion entre les deux frères, Zakharia et Néhémia, professeur qui vit à Jérusalem, et qui écrit l’histoire du socialisme juif depuis les prophètes jusqu’à la création du kibboutz. Celui-ci affirme que « Sans soumission, il n’y a pas de judaïsme. » Mais dans cet ouvrage sur le kibboutz, où chaque membre doit obéir à l’intérêt général qui fait la cohésion de cette société humaine unique en son genre et d’initiative privée et non pas étatique, il nous semble entendre un sens nouveau au mot « soumission » ! Et alors, par ce collectivisme très spécial, où chaque humain est traité à égalité et doit accomplir sa part du travail collectif, le pouvoir attribué au père, à l’homme puissant, qui a quelque chose d’œdipien, glisse hors de son personnage, pour investir l’intérêt général qui prend soin des humains tout en leur laissant leur liberté totale d’opinion et même, on le voit dans cet ouvrage, une liberté sexuelle qui dans des vies ordonnées et planifiées ouvre des aventures. Peu à peu, ailleurs échappe au personnage puissant tel un père fantasmé. Néhémia, c’est vrai, n’est pas resté au kibboutz. Mais ne serait-il pas celui qui, à l’ailleurs, sait qu’il faut ajouter peut-être, car le kibboutz restant une initiative locale en enfermant perd étrangement son sens et surtout la haine ailleurs reste intacte. Néhémia s’est déplacé, il a quitté le kibboutz pour Jérusalem, comme pour suggérer que pour rester fidèle à sa vérité intérieure cette organisation humaine du kibboutz autour de l’intérêt général doit s’intérioriser et s’étendre partout comme le motif originaire se répète à l’identique dans les fractales. Le peut-être qui ponctue l’ailleurs dans le titre semble laisser en suspens cette possible répétition du motif originaire qu’est l’expérience unique du kibboutz. Dans le premier motif, nous constatons par exemple que les enfants sont élevés et éduqués collectivement, dans l’intérêt général, et non pas dans le cadre oedipien des familles où dominent les intérêts privés. C’est l’esprit à l’œuvre qui est radicalement nouveau ! Ce glissement de la cellule familiale à l’expérience collective du kibboutz, premier motif d’une répétition, ailleurs, peut-être. Les passions individuelles ne sont pas du tout effacées, au contraire, mais une sorte de nouvel humanisme peut-être peut s’étendre ailleurs, à partir du moment où chaque humain se soumet à l’intérêt général qui prend soin à égalité de chacun et demande à chacun de prendre sa part de travail selon ses dons. Ce livre nous démontre que cette organisation, qui requiert un vrai saut logique intérieur en se sevrant de ce qui est, vainement, attendu de l’homme fort ou providentiel, ne s’oppose pas aux passions humaines, aux prises de liberté, bien au contraire, mais met fin à la domination des intérêts privés et individuels. La base qui assure la cohésion humaine de cette entreprise privée (donc implique une soumission à l’aventure et à son règlement intérieur de chacun à titre individuel) est une sorte d’accueil au sein de l’humain qui rime avec quelque chose de matriciel, mais à la différence qu’ici c’est une chose construite, pensée, organisée, une idée ou un verbe est au commencement de cette expérience unique ! L’humain composé de chacun des membres de la communauté du kibboutz prend soin de chaque individu, lequel d’une part en profite mais d’autre part a des devoirs à l’égard de l’intérêt général. Pour que ailleurs peut-être s’ouvre comme une perspective humaine planétaire, n’ayant rien à voir avec une perspective qu’un personnage providentiel puissant promettrait, ne faut-il pas que l’esprit du kibboutz s’intériorise en chaque humain, cela changeant tout dans les engagements politiques et les relations humaines puisque l’intérêt général serait la matrice d’un vivre ensemble plus juste, finalement plus libre, cela sans jamais mettre en question la liberté qui fait la complexité humaine, ni les passions qui font trembler de partout le village humain unique.

Bien sûr, le livre se conclut par un affrontement entre le village du kibboutz et les ennemis arabes, juste pour montrer que cette organisation humaine paisible car construite à partir d’une idée qui a défini un intérêt général, avec égalité de traitement des humains, l’éradication de la faim, la responsabilisation de chacun, et la liberté d’opinion, est sans cesse menacée, que le tremblement est incessant, que l’expérience doit sans cesse mettre à l’épreuve son fondement. Ici, dans ce kibboutz originaire, l’ennemi est arabe, c’est celui qui revendique la terre comme si elle lui était naturelle et pas pour les autres, mais ne pourrait-on pas dire aussi qu’il est l’intérêt personnel qui cherche tout le temps à gagner sur l’intérêt général ?

Le fil de notre lecture de ce livre si unique nous conduit à entendre le titre, « Ailleurs peut-être » d’une manière très inattendue ! Ce « peut-être » devient soudain si important, suspendu à la maturité des humains, sur notre planète qui tremble sous les feux des intérêts privés et des passions humaines, comprenant enfin que la paix ne peut se construire sans que chacun ne prenne sa part dans l’organisation de l’intérêt général. Passer à travers l’humain, ce « trasumanar » dantesque, pourrait avec la très brillante leçon d’Amos Oz se matérialiser, peut-être…

Alice Granger Guitard



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