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Le remplaçant, Agnès Desarthe

Editions de l’Olivier, 2009

vendredi 17 avril 2009 par Alice Granger

Dans ce beau texte, nous comprenons bien qu’Agnès Desarthe a hérité de son vrai talent de conteuse d’un conteur anti-héros qui n’était pas son vrai grand-père, le vrai étant mort dans un camp nazi, et sa grand-mère ayant refait sa vie avec cet homme qui avait lui-même perdu sa femme dans un camp de concentration. Le remplaçant n’a jamais cherché à être le vrai Papy, ni le mari d’amour. La vraie grand-mère et le remplaçant incarnaient aux yeux de la petite-fille et on imagine de la famille un couple uni par le lien de l’amitié, et ne s’étant jamais marié. L’amour, on imagine que deux morts, dans ce couple de grands-parents non conformes, le monopolisent pour l’éternité, vrai grand-père invisible mais aussi… épouse d’amour invisible. Deux êtres invisibles surplombent le couple de grands-parents ici présentés. On pourrait même entendre un conte silencieux raconté par l’auteur à leur propos.

En tout cas, le talent de conteuse qui fait d’Agnès Desarthe une écrivaine semble venir d’un héritage qui échappe à la généalogie. Cet homme qui traverse le siècle sans déranger personne, la petite-fille l’a entendu conter, non sans sentir personnellement la douleur de ne pas réussir à se faire entendre, à intéresser. Ce sont les deux faces du portrait de ce Papy qui n’est pas le vrai grand-père : il n’intéresse personne parce qu’il n’est pas le vrai et parce que le vrai invisible monopolise sur lui tout l’amour à jamais ; et il réussit pourtant à intéresser car le vivant c’est lui, même totalement circonvenu par le mort.

Tout l’art d’Agnès Desarthe, qui s’enracine dans l’enfance, réside dans sa sensibilité à une histoire silencieuse racontée par ce Papy si anti-héros, si modeste, si respectueux du mort qui le surplombe et aussi… de la morte qui lui impose de n’avoir plus jamais que de l’amitié pour une autre femme qu’elle. Agnès Desarthe, gageons que c’est cette histoire silencieuse, non écoutée, qu’elle, elle a entendue. Et, par ce beau texte, elle s’acquitte envers le conteur silencieux d’une reconnaissance pour ce qu’il lui a transmis. En vrai grand-père. En posant une très délicate question : en vivant, dans chaque expérience que la vie propose, peut-on être un remplaçant, ou… une remplaçante ? Le mot est d’une violence inouïe, fait croire que l’être mort est plus vivant que l’être vivant, lui dicte d’outre-tombe ses faits et gestes, et que le vivant n’est qu’un exécutant bien plus pâle, bref n’est rien. Vrai, donc, le disparu… et aussi faux, celui qui remplace. Mais son rôle est-il vraiment de remplacement ? Ou bien l’histoire contée en silence raconte-t-elle tout autre chose, comme nous le prouve le récit d’Agnès Desarthe ? Finalement, tout en restant stratégiquement en retrait, ce Papy ne s’impose-t-il pas dans un rôle qui n’a rien à voir avec celui du remplaçant ? Ce n’est pas un remplaçant, dit l’histoire silencieuse racontée. C’est quelqu’un ! Que d’intelligence ne payant pas de mine, pour réussir à devenir quelqu’un, comme le montre la conteuse porte-parole de la famille, pour échapper à la détermination par des morts. Ce Papy, que la guerre a fait grand-père (alors que la petite-fille croit savoir qu’il était stérile), inventant une filiation détournée, a plusieurs prénoms : Bousia, mais la petite-fille préfère l’orthographier Bouz, parce que le plus souvent on l’appelait Bouse ; Boris, diminutif de Bousia ; Baruch, comme dans la prière Baruch ata adonaï. Triple B. pour abréger, dit la petite-fille. Le grand-père, très âgé, replié sur lui-même dans son lit, en train de partir, semble faire entendre « Une surdité soudaine et passagère a jeté son brouillard sur la scène. » Le conteur n’a pas intéressé. « Le temps s’est replié sur lui-même. » « La carrière se termine avant d’avoir commencé. » Mais une petite-fille a écouté, entendu, ce « quelqu’un » elle le restitue par l’écriture comme irremplaçable. C’est-à-dire singulier. Même des morts aimés n’auront pas eu le pouvoir de muter en simple quelconque remplaçant un être singulier… Cet être singulier, vivant, est plus fort que la mort. En ayant résisté toute sa vie sur la scène familiale qui, par une sorte de sacralisation silencieuse de deux morts, par une brutalité au visage si humain le ravalait le plus au rang de remplaçant, de deuxième à jamais moins bien que le premier. Alors que lui, en vivant, a fait la preuve, en sourdine apparemment, qu’il ne se mettait jamais en compétition avec un mort par masochiste dépréciation de soi s’inclinant devant une figure forte idéalisée le surplombant, mais qu’il devenait au fur et à mesure quelqu’un d’autre, absolument singulier, au rythme même de la vie bancale faite de mille accommodements. Jamais aussi beau ni aussi intelligent, ni aussi poétique que le mort qu’il remplaçait et qu’il laissait, curieusement, envahir la scène de manière invisible. « La médiocrité du nouveau permettait d’honorer convenablement la mémoire de l’ancien. »

Mais la petite-fille est sensible à l’atmosphère qui règne chez ses grands-parents maternels : elle sent là quelque chose qui fait échapper à la malédiction de la conjugalité. La destruction due à la guerre aurait-elle déjà inscrit pour toujours les ravages de l’usure de la vie à deux ? Le remplaçant ne peut pas décevoir plus sa femme même pas épousée devant monsieur le maire, il incarne la déception même en n’étant pas aussi bien que l’époux disparu. Le remplaçant ressuscite de la tombe de l’exécutoire comparaison. Il est traversé par la destruction. Il est issu d’un deuil par rapport à une belle image de lui-même, spéculaire comme celle immobilisée de l’époux mort. Lui ne peut voir dans le miroir familial que la guerre lui a donné une belle image de lui, mais une image détruite : à partir de là, il est forcé de s’inventer sans jamais se rejoindre idéal. Un enfant qui ne serait pas né d’une femme, mais d’une destruction de tout cadre spéculaire. Lui, il n’est pas, puisqu’il est zigouillé par l’époux mort de la femme avec laquelle, pourtant, il reste. Désormais, il sera ce qu’il sera. D’autant plus qu’avec son épouse également morte au camp, lui-même a dû faire le deuil du huis-clos conjugal. C’est-à-dire que ce qui s’impose dans l’histoire que la conteuse nous raconte en réussissant à forcer notre attention, c’est cette dévastation originaire à partir de laquelle, dehors, quelqu’un doit vivre autrement. Ce Triple B. serait-il le remplaçant de lui-même, également ? Non, il devient quelqu’un d’autre, et de cela, mine de rien, sa petite-fille Agnès se rend compte très tôt. On imagine qu’au fond d’elle-même elle trouve très heureux qu’il puisse y avoir une autre vie après le saccage du huis-clos représenté par le lieu conjugal mais qui est aussi le huis-clos matriciel, reproduit en huis-clos familial. La bonne nouvelle dont nous fait part l’auteure ne serait-elle pas liée à ce membre hétérogène qui « altère » mine de rien la famille, une famille qui, côté maternel aussi bien que côté paternel, n’a pas pu hériter de biens, comme si, en l’absence de patrimoine dont hériter, le lieu matriciel s’était détruit, rendant impossible de situer par des biens transmis un « berceau » de la famille. Agnès Desarthe évoque une sorte de différence de sa famille, une sorte d’absence d’aisance à cause de la pauvreté des familles, côté Libye ou côté russe. L’auteure évoque les paroles de son père à propos de personnes riches : il dit qu’ils ont eu avant eux des parents. A entendre, un héritage, du patrimoine. Comme si eux, aussi bien le père que la mère, de ce point de vue là, n’en avaient pas eu, puisque ne reste d’eux aucun héritage patrimonial. De même que le « remplaçant » a dépensé tout son argent avant de mourir. Curieusement, l’histoire familiale côté père aussi inscrit une disparition du lieu originaire, donc une impossibilité de le transmettre sous forme d’héritage. Le lieu matriciel est ce qui ne peut se transmettre, puisque c’est détruit. A partir de là, ce « remplaçant » nous semble pas si étranger que ça dans une famille qui ne peut mettre la main sur de l’héritage matériel. L’écrivaine nous démontre avec talent que l’héritage, ce qui se transmet, c’est en vérité autre chose. Des paroles. Des histoires. Des histoires qui, chacune d’elles, ont de la perte, pour commencer. Du deuil. Des départs.

Ce qui frappe, dans ce que nous dit aussi Agnès Desarthe, c’est son absence de mémoire. Elle insiste. Comme si, dès toute petite fille, une seule chose avait vraiment aiguisé son intelligence : il faut perdre, il faut oublier, pour avoir la chance de prendre possession d’autre chose.

Des souvenirs sensoriels, vivants : l’odeur de plastique chaud, et une autre odeur plus indéfinissable et persistante, des sièges de la voiture du grand-père. Pas du tout écœurante, cette odeur ! Et les objets, venus d’ailleurs, chez ces grands-parents exotiques ! Des objets conteurs ! La petite-fille ne s’ennuie jamais chez ses grands-parents. Ailleurs s’ouvre, aiguise l’écoute aux mots silencieux. Questionnée, se sentant en quête de quelque chose. D’où venaient-ils, ces grands-parents ? Russes ? Roumains ? Et cette langue, le yiddish ? Nous imaginons cette petite-fille littéralement… déracinée du monde « normal » par cet exotisme des grands-parents… Tirée ailleurs par l’énigme de ces vies. Portrait d’une petite-fille qui se détache du récit : « Un mélange de distraction, de propension à la rêverie, de manque d’esprit de synthèse et d’absence de mémoire fait que je suis incapable de fixer l’information… » « Je comprends autre chose. Il me faut des images, il me faut des métaphores. » Oui, dans le sillage de ces grands-parents qui sont eux-mêmes transporteurs d’histoires, et dont les objets exotiques sont des métaphores de mondes invisibles. Alors, elle a ce sentiment de n’avoir rien retiré de l’école.

De même qu’à la fin de sa vie Triple B. flambe son argent, fait des cadeaux à tout le monde, déployant un fabuleux et… inoubliable crépuscule, semant on se plaît à l’imaginer des germes d’histoires à raconter en chacun des bénéficiaires, on dirait que ses paroles condensées par l’écrivaine flambent aussi. Soudain, elle s’intéresse à son nom. Bien sûr, il n’a donné son nom à personne… Pourtant, le voici qui semble forcer l’attention de l’auteure héritière du talent de conter : « je n’ai cessé de me heurter à son nom de famille. » Jampolski. Par l’écriture de ce nom, quelqu’un s’impose vraiment. Commence alors, à partir des significations possibles de ce nom, une recherche sur les origines de cet homme. Pologne ? Il déteste les Polonais « pires que les Boches. » Même si ses grands-parents sont russes côté mère et libyens côté père, l’auteure dit qu’elle aime dire qu’elle vient « de là », en pointant un roman de Singer qu’elle est en train de lire.

Le remplaçant est vraiment devenu « quelqu’un » lorsque sa petite-fille devenue à son tour conteuse condense en un seul personnage son grand-père et Janusz Korzack, qui fut directeur de l’orphelinat du ghetto de Varsovie. Cet homme sans enfants avaient réussi à faire rêver des milliers de petits orphelins alors même que la mort rôdait au-dessus de leurs têtes. Ce grand-père pour des petits-enfants qui ne sont pas les siens, Janusz Korzack qui servit de substitut parental pour des enfants orphelins : qu’est-ce qui, dans les deux cas, émeut si fort Agnès Desarthe ? La gratuité ? Le dévouement ? Ou autre chose encore ? Que par-delà les personnages familiaux « vrais », les autres humains puissent être « quelqu’un » et non pas des remplaçants et derrière eux des personnages idéalisés indétrônables ? Le livre d’Agnès Desarthe donne beaucoup à réfléchir ! Surtout à… quelqu’un pour qui le mot « remplaçante » équivaut au pouvoir d’un être mort de l’étrangler pour prouver qu’il est plus vivant que l’être vivant…

Merci à Agnès Desarthe d’avoir su avec talent et sincérité réhabiliter le « quelqu’un » en embuscade derrière le « remplaçant » ! Et d’avoir aussi réhabilité les histoires racontées, les paroles !

Alice Granger Guitard

Messages

  • Bonjour,
    j’ai une requête un peu particulière à vous demander. J’ai lu ce livre il y a quelques temps et je me souviens que le prénom de la grand-mère de l’héroïne m’avait particulièrement marqué à l’époque, et je n’arrive pas à m’en rappeler. Il me semble qu’il n’est mentionné qu’une seule fois dans le texte, et comme il m’est impossible de mettre la main sur ce livre actuellement je voulais simplement vous demander de bien vouloir vous replonger dans ce livre pour m’aider à le retrouver. Je vous en serai très reconnaissant !

    Eloi S

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