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La ligne gothique

Fulvio Caccia, Éditions Triptyque, Montréal, 2004

dimanche 10 octobre 2004 par Calciolari

Dans La ligne gothique se promène Jonathan Hunt, qui a quitté sa place d’infographiste au ministère des Communications par compression budgétaire. La vie pourrait traîner d’un boulot à l’autre, mais il accepte l’invitation à un colloque où il est question de la ligne gothique et du destin de l’ami Dimitri, disparu après la guerre. Tout commence à basculer, la mémoire fait défaut et les femmes brouillent la piste de l’histoire d’une ligne nette et claire, et aussi de celle de l’Histoire écrite avec la majuscule.

Ce premier roman du poète Fulvio Caccia, qui vit et travaille à Paris, après avoir vécu longtemps à Montréal, est un formidable millefeuille ou bien, pour le dire avec Deleuze et Guattari, c’est un milleplateaux, un palimpseste de la vie.

La ligne gothique se lit comme une fable du troisième millénaire, ou le protagoniste cherche le fil de la mémoire, et peut-être seulement une femme, Ariane, pourrait-elle démêler la quête, qui autrefois était celle de l’absolu.

Mais, Ariane, parfois, est en manque, et donc son témoignage reste suspect. Elle est prête à aller jusqu’au bout, et pas toute seule. « Et toi, le lecteur, à te prendre à témoins ».

Chaque fois, c’est impossible de se tenir dans le niveau de lecture de l’histoire du roman. Bien que le niveau de la fable soit prêt pour devenir un film très intéressant. Dans la pluralité de niveaux de lecture réside la puissance de l’écriture de Fulvio Caccia. Ce « et toi lecteur » évoque le baudelairien « toi, lecteur, mon semblable ». C’est-à-dire que, presque à chaque page, le lecteur est sollicité par le questionnement de l’auteur, et alors il ne reste qu’à traverser la stratification du roman.

Déjà un personnage, celui du professeur Valente, notable du petit pays de frontière, pose la question : « Mais d’abord, qu’est ce que la ligne gothique ? ». Dans le roman, la ligne gothique est déjà un livre qui drôlement change d’auteur. Et quelques grains de vérité sont dits de bouche à oreille, aucun personnage n’étant exclu.

« La ligne gothique va au-delà de la géographie. Elle ne sépare pas seulement le nord et le sud : elle partage ce qui advient et ce qui va advenir. » De la ligne gothique surgit la faille entre le barbare et le citoyen. Aussi, « Il y a ceux qui franchissent la ligne et ceux qui se contentent de la frôler, de rester en deçà ».

La question de la ligne est posée. Et puisque, comme on dit, le reste est littérature, nous sommes convoqués sur la bonne voie. Celle qu’arpente Léonard de Vinci, l’unique à poser une objection à la thèse d’Euclide, qui construit la ligne comme une série de points, et la surface comme une série de lignes...

Peut-être que la ligne est le rêve du pouvoir, pour fonder l’exclusion de l’autre. Et la géométrie comme science de vie serait à côté des pouvoirs établis.

Voilà, le millefeuille a des niveaux très abstraits, outre ceux bien plus concrets. Ainsi la voie littéraire de Fulvio Caccia doit beaucoup plus à Dante Alighieri qu’à Hubert Aquin, bien que ce dernier ait offert à l’auteur des matériaux pour une autre lecture, centrée sur la politique et la mémoire, par exemple avec son roman Trou de mémoire.
La voie de Dante est celle pour arriver à la rencontre avec l’absolu, elle nous laisse une fresque de l’enfer, du purgatoire et du paradis de son ère, qui pourrait toujours être la nôtre. Ainsi, les femmes du roman, de Lucia à Ariane, jalonnent l’itinéraire, et pas seulement lui. Mais Ariane n’est pas Béatrice, qui tire vers le haut, ni elle ne s’inscrit dans les anti-Béatrice, comme l’ange bleu, qui tire vers le bas. Pour l’instant, elle nous fait le dessin d’un lieu incertain, qui ne trouve plus un paradigme exact dans les lieux de Dante.

Qui est-il, le protagoniste, Jonathan Hunt ? Un éternel adolescent qui bredouille dès qu’il y a plus de trois personnes, qui, autrefois, balbutie ? Parfois, il se dédouble. Peut-être doit-il dire ce que tout le monde sait, mais dont personne ne parle. A-t-il perdu la mémoire, comme il dit ? Qui est-il, l’homme pour qui sa conscience est soumise au bon vouloir d’une volonté qui lui dicte ses paroles ? L’homme qui délègue ses paroles à une autre volonté n’est-il pas dans la vie parallèle, qui court sans jamais rejoindre la vraie vie ?

Peut-être n’y a-t-il plus de ligne ! C’est-à-dire qu’il n’y a plus de lignée, de généalogie, et donc de prédestination. En fait, c’est pouvoir dire l’expression : « La ligne est de partout et de nulle part, elle est de toute éternité, traversant les forêts, les montagnes, divisant les familles, les dispersant aux quatre coins de la planète, rasant les villes, en érigeant d’autres dans le désert, se glissant dans le mouvement même de mes paroles, les coupant par le milieu. Elle demeure de tout temps avec ses acteurs, ses actes de bravoure, ses tragédies... » Ceci est une formulation faible du « noble mensonge du tyran ». La ligne du fratricide, entre Caïn et Abel, est le cauchemar qui vient de la lecture de Jérusalem filtrée par Athènes. La ligne procèderait de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, qui fait semblant d’être l’arbre de la vie. Tromperie extrême ! Chaque vie est authentique, au-delà du bien et du mal.
Un aspect particulier posé par la ligne gothique est celui du partage entre la vie authentique et la fausse vie ; autour de laquelle rode beaucoup la république des lettres. Le roman de Fulvio Caccia semble indiquer que cela est une fausse question.

Lorsque Fulvio Caccia touche ces points de la question de vie, il met en évidence la figure de l’ouroboros, le serpent qui se fait cercle en se mordant la queue : « Ceci n’est qu’une historie ancienne éternellement recommencée. » Et c’est pour cela que Jonathan Hunt a l’impression « de se trouver dans un mauvais film », du côté de la prédestination négative, minoritaire. La généalogie d’un dieu mineur et de son savoir : « Cette histoire dont je connais déjà les détails ».
Alors, si « nous sommes dans un monde d’illusions » ça serait parce que nous tous sommes des esclaves dans la caverne platonicienne ?
Il y a des personnages, comme Zoran, qui d’abord sont des amis et puis se révèlent des bourreaux.
« Que sait-on des gens que nous côtoyons au quotidien ? » Sont-ils tous des agents doubles ? Tous des infiltrés, si bien qu’il n’y aura plus de vie sans filtre. Peut-être aussi que Ramontel, le lieu où se déroule l’histoire, est le paradigme de « la ville du village » que depuis Mac Luhan on appelle « global » : « Cette ville que je croyais connaître m’échappe plus que jamais, comme si ses habitants obéissaient à des lois autres que celles qui règlent les relations des hommes entre eux ». Et Jonathan Hunt est le paradigme de l’habitant de cette ville contemporaine : « Moi non plus je n’échappe pas à cette force centrifuge qui me retient sans raison... ». Il est aussi l’homme pour qui « Une volonté antérieure à la sienne s’était déposée en lui ».
Alors, cette ville est le tombeau de la raison et de la volonté, elle est la nécropole où l’humanité se fige dans un calme éternel ou dans son autre visage, celui de la guerre éternelle, les deux aspects « involontaires ». D’ailleurs, « Aucun signe de guerre n’était visible » et « Les hostilités couvent toujours ». L’impasse de Jonathan Hunt est peut-être celle de chercher un mythe fondateur pour sa vie dans celle de l’ami Dimitri ? Et si l’ami brille de la lumière du plus mythique encore commandant de la résistance, Ulysse, n’est-ce pas la guerre qui est supposée apporter une signification à la vie, signification niée par le village planétaire ?

« Mais où croyez-vous être ? ». Dans un roman ? Dans l’artifice qui est plus vrai que la vérité matérielle ? Oui, La ligne gothique de Fulvio Caccia laisse planer le doute sur la réalité du quotidien : elle semble un roman, une fiction. La réalité, peut-être, « se trouve en équilibre entre ciel et terre, sur la ligne gothique »...
Peut-être que La ligne gothique est un roman limbe qui va laisser, non sans paradoxe, une trace dans l’avenir.

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