Amélie Nothomb, Albin Michel, 2005
dimanche 16 octobre 2005 par Alice GrangerEn lisant la première phrase de ce roman d’Amélie Nothomb, « Vint le moment où la souffrance des autres ne leur suffit plus ; il leur en fallut le spectacle », nous sommes interpellés par ce « leur ». A qui faut-il le spectacle de la souffrance des autres ? Le roman introduit d’emblée une foule anonyme de spectateurs, qui ont besoin de voir, qui sont proies d’une addiction sans fin. Des spectateurs que l’on imagine ...en souffrance. Dans leur anonymat. Dans leur masse de laquelle aucune personne n’a d’espoir de pouvoir se détacher comme « quelqu’un ». Ce « leur » de la première phrase du roman est très chargé, il désigne une avidité spéciale sans laquelle le dispositif du camp de concentration que raconte le roman n’aurait aucun sens.
De cette masse en souffrance, si avide d’un événement dans l’immobilité anonyme de leur vie, se détachent les autres, à qui il arrive quelque chose, cette souffrance par laquelle, paradoxalement, ils cessent d’être en souffrance. La mise en spectacle de cette souffrance à laquelle il est impossible d’échapper- à partir de rafles qui les enferment dans un camp de concentration où les tortures verbales et physiques et surtout les mises à mort seront filmées par les caméras de la télévision - si avidement désirée par la masse anonyme des spectateurs, semble être comme une accélération d’un processus de sortie radicale qui est la fantaisie mise en acte d’une prise en mains des corps violente et définitive, une scène d’érotisme total, une scène d’arrachage. Les spectateurs veulent voir, c’est cela que nous lisons entre les lignes du roman d’Amélie Nothomb, le spectacle de leur naissance comme la mort à leur état d’anonyme dans le ventre de l’ombre. Le spectacle des tortures et de la mise à mort est la preuve que « ça » prend en mains, que « ça » saisit le corps, qu’il y a sous cette forme spéciale d’érotisme sado-masochiste un désir de prendre en main des corps pour les arracher lentement et sûrement, pour les accoucher par procuration. Il y a cet érotisme : partout, tout autour, « ça » laisse en souffrance, « ça » laisse dans le ventre matriciel de l’anonymat, mais aussi, « ça » prend en mains pour infliger la souffrance totale, la jouissance définitive. Tout autour, « ça » a le pouvoir d’abandonner au ventre de l’ombre, mais aussi, « ça » a le pouvoir de prendre dans des rafles et de sortir du virtuel cette souffrance. Tant de pouvoir sur les corps et les âmes en souffrance. Occulte instance toute puissante. Et aussi, jouir d’être entre ses mains...Dans son ventre...
En négatif de ce roman racontant le spectacle de la souffrance, nous avons envie de lire entre les lignes le pourquoi de ce dispositif semblable à un camp de concentration, avec ses rafles, ses kapos, ses tortures et ses mises à mort, tout ceci devant les caméras de la télévision. Nous avons donc envie de nous tourner vers ceux que le roman ne fait pas apparaître. Ces spectateurs, donc. Car ce que cette télé spéciale leur offre comme spectacle, celui de la mise à mort après de subtiles tortures télégéniques, c’est celui de leurs fantaisies sado-masochistes. Le spectacle d’une mort violente métaphore d’une naissance pendant laquelle ça prend en mains le corps de toutes parts d’une manière torturante et incessante jusqu’au bout, jusqu’à la sortie n’évite-t-il pas à ces spectateurs de naître vraiment ?
D’une part, très grande passivité de ces spectateurs. Se fondant dans la masse comme dans les parois matricielles. Ils ne se plaignent pas vraiment d’être en souffrance. Leur cerveau est très paresseux. Ils sont habitués à être pris en charge. Ils aiment ce qui s’occupe d’eux. Mais leur addiction demande encore, encore, encore. Ils sont dans un ventre, passifs, en souffrance, et grandit leur besoin de craindre que ça leur arrive à eux, d’être raflés, besoin que la souffrance virtuelle se précipite, cela pourrait être moi...les mains des kapos pourraient saisir mon corps, la menace se tapie partout, la prochaine rafle me fera peut-être sortir du ventre anonyme et en attendant je me vois à travers ces autres moi-même en train d’être traité de cette torturante et érotique manière à mort. La kapo Zdena, elle, si anonyme, si insignifiante, se distinguera pour la première fois en étant choisie pour faire partie des organisateurs. Pourtant, ni les spectacteurs avides dans le ventre de l’ombre, ni les déportés avec leur matricule, ni les organisateurs n’ont de noms. Il n’y a pas vraiment de « quelqu’un », de personnage singulier sortant d’une folle virtualité.
D’autre part, au sein de cet érotisme si passif, le germe d’un espoir d’autre chose, qui va se jouer sur la scène cernée de projecteurs et de caméra, en direct.
Dans ce roman d’Amélie Nothomb, deux héroïnes, Pannonique, qui se fait rafler lors d’une promenade au Jardin des Plantes et la kapo Zdena, vont se rencontrer, vraiment se rencontrer, et ce sera un événement, lui aussi en direct, qui signera la fin du spectacle et le commencement d’autre chose. Evénement qui, par le désir d’autre chose que cette rencontre en direct aura su mettre en germe en chacun des spectateurs, signifie un sevrage.
La kapo Zdena, dans ce camp de concentration spécial, est impitoyable. Mais à partir du moment où Pannonique arrive, désignée par un matricule comme tous les déportés, elle a la surprise de constater en elle, très vite, les symptômes d’un énamourement. Ce qu’Amélie Nothomb décrit dans son livre est le coup de foudre de la kapo Zdena pour Pannonique, dont elle ne connaît que le matricule, et pas le nom. Coup de foudre, parce que cette jeune fille est différente, elle a du relief parmi les déportés, il y a quelque chose de différent chez elle, la kapo si insignifiante par-delà sa promotion dans ce camp de concentration sait de manière certaine que Pannonique est vraiment « quelqu’un », elle l’obsède jour et nuit. Sa singularité est un événement. Pannonique, juste parce qu’elle est « quelqu’un », et que cette singularité entre en scène sans même avoir besoin d’être démontrée, ouvre un autre espace à Zdena. C’est un coup de foudre. Au début, alors que Pannonique reste à distance et refuse de dire son nom à Zdena, lui résiste, la kapo Zdena non seulement veille à ce qu’elle ne soit pas choisie pour être mise à mort en direct, mais elle lui glisse dans la poche plusieurs tablettes de chocolat. Pannonique partage ce chocolat avec d’autres déportés, ce qui leur permet de survivre mieux qu’avec la très pauvre nourriture du camp. Ainsi, le coup de foudre de la kapo Zdena pour ce « quelqu’un » qu’est Pannonique a des conséquences non seulement pour cette jeune fille mais aussi pour d’autres. L’espoir que Pannonique consente un jour à lui dire son nom, comme la preuve qu’enfin elle la voit autrement que comme une kapo, transforme Zdena. Elle ne serait plus insignifiante.
Bien sûr, Pannonique résiste, ne se met pas entre les mains de la kapo. Aucun passage à l’acte érotique, lesbien. Ce qui importe, c’est cet événement. Que le personnage Pannonique puisse avoir cet effet sur la kapo Zdena, un effet qui la fait, peu à peu, littéralement sortir de l’insignifiance et naître dans un autre temps, où elle aussi devient quelqu’un. Pannonique est un paradigme puissant pour la kapo Zdena. L’événement, c’est non seulement le coup de foudre de la kapo Zdena pour Pannonique, c’est aussi que la singularité de Pannonique se met en relief par une sorte de non complicité pour l’érotisme passif ambiant, c’est que cette jeune fille n’est pas en état d’addiction par rapport à ce corps en souffrance « aux mains de », c’est qu’elle pense et que cette activité de la pensée est visible, fait apparaître quelque chose d’indemne chez elle. Quelque chose, cet érotisme-là, très archaïque, fœtal, ne semble plus maintenir le corps de Pannonique en otage, alors elle échappe à l’amour de Zdena qui voudrait fondre sur elle. Elle ne dénie pas cet amour de la kapo pour elle, cet intérêt obsédant pour elle, surtout que le chocolat fait survivre tout un groupe dans le camp, mais elle l’empêche de se précipiter sur son corps, elle le transforme en un amour non anthropophagique, elle prouve peu à peu à Zdena que cet amour n’a pas besoin de saisir le corps pour avoir des conséquences incroyables sur elle. Alors, Zdena, effectivement, devient une autre qu’elle n’avait jamais espéré être, et c’est un miracle en direct.
Cet événement arrive au moment où tout se précipite, c’est-à-dire lorsque c’est au tour de Pannonique, qui lui a enfin dit son nom ce qui est pour elle la joie la plus grande, d’être mise à mort en direct. Pannonique a osé s’adresser directement aux spectateurs, devant les caméras, elle les a accusés, elle a hurlé que c’étaient eux, les spectateurs, qui étaient les véritables kapos, les coupables, elle a signé sa mise à mort, alors même que ces spectateurs avaient applaudi à sa prise de parole. Jusque-là, toujours si discrète, Pannonique n’avait jamais laissé supposer que sa mise à mort pouvait être télégénique, mais maintenant c’était fait, ce serait le spectacle par excellence, et l’audience serait maximale, elle avait déjà beaucoup augmenté avec son coup d’éclat. Les spectateurs, pourtant mis en accusation, semblent à l’affût d’un autre événement. Soudain, par la voie même de la télévision, quelque chose d’autre a fait intrusion. Par la seule force d’une personne différente, d’une vraie « quelqu’un ». Par la parole qui ose ! Qui défie la punition qui lui tombera dessus !
La kapo Zdena ne peut tolérer la disparition de ce « quelqu’un » ! La scène de la mise à mort de Pannonique sera une autre scène. Zdena entre en scène en menaçant de tout faire sauter, elle a en mains une bombe artisanale comportant entre autres de l’acide sulfurique. Peu importe qu’elle puisse ou non exploser, cette bombe, peu importe que ce soit du bluff, en tout cas ça marche. Zdena a fait sauter le dispositif sado-masochiste voyeuriste et si rentable. Et est devenue quelqu’un à son tour. Elle est sortie de l’anonymat. Libre. Pourquoi ? Grâce à une parole de Pannonique : « Il faut que je vous dise l’admiration et la gratitude que j’ai pour vous. C’est un besoin, Zdena. J’ai besoin de vous dire que vous êtes la rencontre la plus importante de toute mon existence. » Pour la première fois, Pannonique a prononcé ce prénom, Zdena. Pannonique était « quelqu’un », en pensant, en résistant, mais elle ne pouvait pourtant pas être libre sans cet événement-là, avoir une importance singulière pour une autre personne qui, en prenant de la graine d’elle, en faisant d’elle un paradigme, trouve la force de se sevrer de son addiction et de cesser d’être complice. Une personne singulière, ayant par sa singularité une importance libératrice pour une autre personne qui jusque-là était engluée dans la masse et l’insignifiance, voilà l’événement ! Pannonique était dans l’attente de Zdena. Dans l’attente d’une autre sur laquelle elle aurait un tel effet libérateur, qui l’imiterait par un acte inaugural, osé, risqué. De nos jours, une personne a-t-elle vraiment de l’importance aux yeux d’une autre personne ? A-t-elle ce pouvoir de faire bifurquer absolument, de faire oser, de faire risquer, de faire cesser d’être complice d’un système juteux et ayant besoin de l’addiction général à un érotisme passif ?
Alors, bravo à ce roman d’Amélie Nothomb qui fait penser !
Alice Granger Guitard
Messages
1. Acide sulfurique, 9 décembre 2005, 13:55, par cuvilliez.cyril
je voulais dire que cet article est cool tout autant que les oeuvres d’amélie nothomb.
1. Acide sulfurique, 9 décembre 2005, 21:36
C’est Mlle Nothomb, c’est fatalement excellent !