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Antigone, Sophocle

Traduction I.Bonnaud et M.Hammou

vendredi 2 juillet 2010 par Alice Granger

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Cette tragédie de Sophocle, qui fait partie du cycle des trois pièces thébaines avec Œdipe roi et Œdipe à Colone, a été écrite en premier par Sophocle, mais est la troisième dans la trilogie théâtrale oedipienne. Une trilogie qui met en scène avec une précision époustouflante, dès l’antiquité grecque, ce que la psychanalyse découvrira avec Freud. En vérité, c’est une tragédie lorsque l’interdit de l’inceste ne s’est pas encore inscrit, c’est-à-dire lorsque la mère (ou plus exactement la mère matricielle, la mère au sens strict, au sens placentaire du temps de la dépendance totale, symbolisée par la cité de Thèbes dont le roi est Œdipe, roi de sa mère) n’est pas encore détrônée, perdue comme le contenant originaire utérin est perdu tandis que les yeux s’ouvrent sur la terre, la lumière, les couleurs et les autres, tandis que les poumons s’emplissent d’air. Oedipe qui s’aveugle redevient le fœtus qui n’a pas encore ouvert les yeux sur la lumière, c’est ça qu’il dit comme conséquence de prendre sa mère comme unique objet d’amour. Et Jocaste se pend, c’est-à-dire qu’elle supprime sa respiration par les poumons, elle redevient fœtus dont le sang s’oxygène par le cordon ombilical, corde avec laquelle elle se pend, acte qui ait apparaître que l’accomplissement de l’amour oedipien la condamne à ne jamais respirer en tant que femme.

C’est par Antigone que se joue le coup de théâtre, le dénouement de ce que la psychanalyse a nommé complexe d’Œdipe. A travers les trois pièces du cycle thébain, la logique incestueuse déploie jusqu’au bout ses conséquences tragiques. Le fils, Œdipe, s’est marié avec sa mère Jocaste, ce que l’oracle avait prédit, et à partir de cet inceste, les événements tragiques se succèdent logiquement.

Mais ce sont les lois divines qui vont gagner, c’est-à-dire, dans une lecture psychanalytique, l’interdit de l’inceste, par la force de la logique de mort. Alors que Thèbes, la cité de l’inceste, semble n’être jamais remise en question, passe pour une ville comme les autres qui doit être défendue par des lois gardiennes de la tranquillité des habitants, voici que Polynice, un des fils d’Œdipe, veut l’incendier et la détruire, sa sœur Antigone ne voyant aucun crime à cela bien au contraire. Créon veut défendre Thèbes par les lois de la cité, mais Polynice avec Antigone dans son sillage veut la détruire, afin d’inscrire les lois divines selon lesquelles il n’y a plus de lieu de l’inceste puisque le dedans maternel est détruit à la naissance. L’acte de Polynice tente de montrer à ciel ouvert cette destruction matricielle à travers la destruction de la ville, Thèbes, qui symbolise encore cet inceste possible.

Une lecture d’aujourd’hui s’émerveille de ce que cette pièce, Antigone, mette en scène le point de vue d’une fille, ce qui bien sûr provoque la colère de Créon, frère de Jocaste, oncle d’Antigone, et roi de Thèbes après le départ d’Œdipe pour Colone et le suicide par pendaison de Jocaste.

Créon ne supporte pas qu’une femme qui est sa nièce puisse penser, en se démarquant de ce que cela implique pour une femme, du point de vue de la logique du mariage, d’adhérer au destin oedipien selon lequel un fils se marie en vérité avec sa mère lorsqu’il épouse une femme. Antigone ose commencer à dire qu’elle n’est pas femme à accepter d’être formatée par la mère d’un éventuel époux. Son intelligence de femme se révèle dans son soutien à son frère Polynice, qui a désiré détruire Thèbes la cité de l’inceste, donc qui a renoncé pour lui-même à être un fils qui se marie en vérité avec sa mère retrouvée dans sa femme. Créon ordonne que le cadavre de Polynice ne soit pas enterré mais dévoré par les oiseaux et les chiens, ceci pour stigmatiser en crime son acte de destruction de Thèbes. Au contraire, Antigone, en désobéissant à son oncle Créon, dit que l’acte de Polynice n’est pas un crime, c’est l’obéissance aux lois divines, celles qui séparent définitivement garçon et fille du lieu matriciel. Thèbes détruite aurait symbolisé le lieu placentaire détruit pour toujours, et ainsi il n’y aurait plus eu d’inceste possible. Polynice, aux yeux d’Antigone, n’est pas coupable, bien au contraire, c’est l’inceste qui provoque la peste dans la cité, pas le geste de Polynice qui dérangerait l’ordre public.

Créon punit Antigone de penser différemment de lui ! Il s’écrie : « Moi vivant / Une femme ne commandera pas. » « Je hais les mauvaises femmes pour mes fils. » « Gardes / Emmenez-les à l’extérieur / Elles doivent avoir le sort des femmes / Et non se promener en liberté… »

La ville de Thèbes, la cité incestueuse, doit rester l’objet de la convoitise d’un des fils d’Oedipe, Etéocle, revenu défendre la ville. Le lieu incestueux reste l’enjeu d’une lutte entre frères ennemis, Etéocle voulant garder intact le lieu, Polynice voulant le détruire, l’inscrire comme lieu perdu définitivement. Bien sûr, le fait même de vouloir l’incendier, le détruire, atteste pourtant qu’il croit encore à son pouvoir d’attirer les fils… et les filles ! Deux frères se battent encore pour elle, après la disparition du père, comme voulant prendre sa place d’une manière positive (Etéocle qui veut en être le roi) ou négative (Polynice qui veut la détruire) !

Polynice est le seul des deux fils qui a entendu la tragédie de ses parents, et ne veut pas la reproduire. Il ne veut pas rester aveugle comme un non né, comme un garçon restant dans le lieu matriciel retenant à jamais. C’est ça qu’on entend dans l’acte accompli par Polynice revenu pour incendier et détruire Thèbes. Il veut ouvrir les yeux comme le fait le nouveau-né enfin sorti, né, ne pas rester aveugle tel le fœtus. Il refuse de s’aveugler comme son père Œdipe à propos de la femme avec laquelle se marier : elle ne sera pas formatée par sa mère, il ne reconnaîtra pas sa mère dans la femme qu’il épousera.

Polynice revient détruire Thèbes. Son frère Etéocle s’y oppose, ils s’entretuent. Leur lutte-même, cependant, atteste que Thèbes continue d’exister, sinon Polynice n’aurait pas à revenir la détruire, et Etéocle ne la défendrait pas.

Œdipe, en partant à Colone guidé par Antigone, accomplit un acte de destruction à l’égard de cette ville incestueuse. En la quittant, il la détruit, et lui-même s’apprête à mourir à cette vie antérieure. C’est pour cela que, dans Œdipe à Colone, que Sophocle a écrit juste avant sa mort, lorsque sa fille Ismène vient lui dire la querelle de ses deux fils, Œdipe se met en colère. Lorsque Polynice vient lui-même vient lui demander son aide contre Etéocle, Œdipe lance une malédiction contre ses fils : qu’ils s’entretuent ! C’est ce qui va arriver ! Polynice aurait dû la considérer détruite, Thèbes ! C’est vrai que dans Œdipe à Colone, deux villes se disputent encore le corps d’Œdipe, Thèbes et Athènes… Thèbes, par la voix de Créon, veut encore ramener en son sein le corps mort d’Œdipe. Guidé par Antigone sa fille, Œdipe n’y retournera pas à jamais… Importance de la fille ! Qui conduit hors de la cité incestueuse ! Et met le roi dehors !

En attendant, c’est Créon le frère de Jocaste qui est le roi de Thèbes. « A présent c’est moi / Qui occupe le trône / Qui détiens tout son pouvoir / Je suis le plus proche parent des morts. » On reste en famille… Créon en est le gardien. Il est totalement aveugle à ce qui ne va pas dans une telle ville, qui symbolise un retour à la mère. Une version dominante prétend qu’un fils se marie toujours avec sa mère, lui revient toujours, même et surtout s’il l’ignore parce qu’en apparence il a épousé une autre femme.

Antigone ne marche pas. Puisqu’un garçon se marie avec sa mère, en vérité, même lorsqu’il croit se marier avec une jeune fille, elle en tire la conséquence logique : il n’y a pas de garçon qui puisse se marier avec elle, la fille… La figure de la mère fait revenir à elle le garçon. Antigone déclare : « Pas de mariage pour moi / Pas de chant de mariage chanté devant la chambre nuptiale / Je serai mariée au fleuve des morts. » La mère, symbolisée par la cité incestueuse au cœur de la querelle mortelle des frères après la disparition du père et que garde le frère de la mère, élimine la fille. Cette fille devrait se soumettre au ‘sois mère et tais toi !’ Ce n’est pas le genre d’Antigone. Elle, la fille, est frappée par le fait que toute cette histoire incestueuse la précipite vers l’Hadès, les morts, les pas vraiment vivants, ceux qui n’ont jamais ouvert les yeux sur la vie dehors, ceux qui n’ont jamais vraiment quitté le lieu matriciel. Œdipe, se crevant les yeux après s’être rendu compte qu’il avait tué son père et épousé sa mère, dit que cette version selon laquelle la seule vraie femme du garçon c’est sa mère, c’est comme s’aveugler, c’est ne jamais ouvrir des yeux naissants sur la vie en dehors de cette mère, c’est ne jamais réellement naître. Aveugle comme un fœtus. Et Jocaste est une femme forcée de se pendre avec le cordon ombilical qui l’empêche de respirer, de déployer des poumons naissants que l’air du dehors emplit. Jocaste, une femme devenue seulement mère qui ne respirera jamais, qui restera dans la mère. Thèbes implique de ne jamais ouvrir des yeux naissants et de ne jamais déployer des poumons naissants. Naître, quitter l’intérieur de la mère : ouvrir les yeux et voir, laisse entrer l’air dans les poumons et ne plus s’oxygéner par le sang du cordon ombilical.

Or, plus que jamais avec Créon frère de cette Jocaste qui incarne le destin incestueux, Thèbes reste désirable. Une ville où des lois doivent garantir une vie paisible à ses habitants. Créon veut que s’appliquent les lois de la cité, alors qu’Antigone obéit aux lois divines. On pourrait dire, une Antigone qui, ne voulant pas, ni de la part du garçon ni de la part de la fille, de sacrifice au nom de la logique oedipienne qui ne reconnaît que la mère comme objet de l’amour du fils (et de la fille…), désire tant la vie qu’elle voit tout autour l’Hadès qui la retient emmurée. Les lois divines ne seraient-elles pas celles qui ne sacrifient aucune vie singulière, dehors sur terre ? Les lois divines interdiraient-elles l’inceste ? Protégeraient-elles une vie où il n’y aurait plus d’inceste ?

Les deux frères se sont entretués, mais Créon ne veut de sépulture que pour Etéocle, qui a pris la défense de Thèbes, bref qui a pris parti pour la version selon laquelle un fils se marie avec sa mère (devenir le roi de Thèbes symbolise cela !).

Créon en est le gardien, dans une telle ville les lois, qu’il entend faire respecter, doivent garantir la paix. Il doit y faire bon vivre ! Une loi nouvelle concerne sa décision au sujet des fils d’Œdipe : « Etéocle / Guerrier sans rival / Tué au combat pour la défense de la ville / Recevra une sépulture et toutes les offrandes dignes d’un héros / Il reposera sous la terre avec les meilleurs des morts / Mais l’autre / Le frère / Oui / Polynice / Celui qui est revenu incendier et détruire / La terre de ses pères et les dieux de son peuple / Pour s’abreuver de son propre sang / Pour réduire les siens en esclavage / Celui-là / J’interdis aux citoyens de lui faire l’honneur d’un tombeau/ J’interdis les chants de deuils / J’interdis les pleurs / Qu’il reste là / Sans sépulture / Que son corps soit dévoré par les oiseaux et par les chiens. »

C’est lui, Créon, qui… restera le roi de Thèbes ! Et il n’admet que des hommes dévoués à la cité oedipienne. Dans cette pièce, le lieu incestueux entre un frère et une sœur affleure avec le fait que c’est le frère de Jocaste qui est roi de Thèbes après Œdipe ! La ville incestueuse incitant à la bagarre les deux neveux de Créon les élimine ! L’arme de Créon serait la ville de Thèbes qui fait s’entretuer les deux frères, et ainsi le frère de Jocaste la garde pour lui….

Antigone désobéit à Créon et à la loi qu’il vient de promulguer, elle donne une sépulture à son frère Polynice. Créon la condamne à mort, ordonne de l’emmurer. La logique incestueuse semble gagner. Mais Antigone a quand même donné une sépulture à son frère ! Elle a fait gagner, l’air de rien, la loi divine. C’est-à-dire la vérité sur la vie vivante. Est-ce qu’un garçon qui, en se mariant, se marie en vérité avec sa mère (bien sûr il ne la reconnaît pas dans la femme qu’il épouse… !) est vivant ? Non ! Le geste d’enterrer Polynice fait jaillir cette vérité : enterrer la vie d’un garçon, comme on dit à la veille du mariage… Antigone l’enterre, c’est sa lecture de l’aventure oedipienne : tu es un garçon enterré ! Et elle, par la sanction sans appel de Créon défenseur et roi de Thèbes, est une fille emmurée ! Une fille qui ne se mariera jamais ! L’emmurement est un beau symbole de la fille retenue entre les murs de la mère, et qui s’y suicide par pendaison, comme Jocaste s’est aussi pendue. La corde autour du cou, qui est aussi un symbole du mariage, empêche à jamais de respirer, cette respiration qui ne commence qu’à la naissance. Antigone retenue dans des murs et se pendant, ne respirant plus, redevenant fœtus, plus vivante, et Polynice enterré, c’est-à-dire revenu dans le ventre de la terre.

La logique oedipienne qui court à travers les trois tragédies thébaines se poursuit. Hémon, fils de Créon, fiancé d’Antigone, ne se résout pas à la perdre. Voici un garçon qui pressent que dans la logique incestueuse, s’il y a de la mère partout, la fille qui lui est promise est en train d’être condamnée. Est-elle encore en vie, la fille qu’il veut épouser ? La fille, pas sa mère à lui ! Nous sentons Hémon avoir tout le mal du monde à entrevoir une différence infinie entre aimer sa mère et aimer une fille. A envisager la différence sexuelle fille garçon en train de se dégager de l’inceste. Mais à ce stade très en-deçà, Hémon pressent juste que cette fille, Antigone, n’est pas accessible. Créon rappelle qu’un fils doit une obéissance inconditionnelle à son père. Et fait exploser sa misogynie, face à cette fille, Antigone, qui a osé le défier : « Tu me fais horreur / Tu es soumis à une femme… Cette femme / Pas question que tu l’épouses vivante… Tu es l’esclave d’une femme / Cesse tes simagrées. » Mais Hémon ne cède pas : « Je te laisse à ta folie et à tes amis conciliants. » Créon reste sur sa position, et pense avoir raison de cette fille qui pense : « Je la mènerai sur un chemin délaissé des mortels / Je la cacherai vivante dans une caverne de pierre. »

Cette fille qui a obéi à sa propre loi ! « Tu as obéi à ta propre loi et toi seule / Parmi les mortels tu descends vivante chez Hadès. » Antigone, dit le Chœur, paiera la dette de son père jusqu’au bout. « Malheureuse enfant d’un malheureux père / Œdipe » ! Un père oedipien, en se mariant avec sa mère (en formatant sa femme par sa mère), condamne aussi la fille qui naîtra de ce mariage à ne pas avoir d’autre identification possible pour une fille que celle d’être mère, elle ne saura jamais ce que c’est qu’être fille, puisqu’elle sera emmurée vivante dans la mère, forcée à ce destin-là ! Le malheureux père aussi est un roi assigné à résidence dans le lieu incestueux… Malheureuse fille d’un malheureux père !

« On lui donne la chasse / Mais elle n’a pas peur » « Je ne pensais pas que tes proclamations étaient aussi puissantes / Pour autoriser un mortel à transgresser les lois des dieux » « Je n’allais pas / Par crainte de la décision d’un homme / M’exposer à une punition des dieux »

Le Coryphée dit : « Elle est la fille de son père / Elle ne sait pas plier devant le malheur » Le père comme nom. Comme séparateur. Père qui sort de Thèbes la ville incestueuse.

Antigone dit à Créon que tous les Thébains pensent comme elle : « Ils pensent comme moi / Mais devant toi ils filent doux » Elle n’a pas honte de se distinguer d’eux, de ne pas vouloir vivre dans la ville incestueuse.

Les deux frères ennemis : « Il ravageait cette terre / L’autre la défendait » : ambiguïté du garçon, qui est double, l’un veut se marier avec sa mère, l’autre veut ravager ce giron… Les deux n’en sortent pas…

Idem Antigone et sa sœur Ismène : « Tu as choisi de vivre / Moi de mourir » Mais Ismène : « Sans elle / Comment vivre ? »

Mais si Antigone meurt, son fiancé, Hémon, fils de Créon, sera privé d’épouse ! Se pose la question : avec quelle femme le fils se mariera, si Antigone sa fiancée incarne la femme qui ne marche pas dans le plan oedipien ? Mais la pièce de théâtre est une tragédie, elle se joue sur la scène oedipienne, et en ce sens, Antigone est une fille qui se laisse emmurer, sa caverne de pierre figure un ventre maternel, mais son destin s’écrit de manière tragique : Antigone va parmi les morts. Elle dit que ce destin, incestueux, qui met la figure de la mère comme le seul objet d’amour, c’est la mort, c’est la tragédie. Cette pièce ne raconte rien d’autre. Elle met en scène la mort, les morts, l’Hadès. La peste sévit à Thèbes, Œdipe s’était aveuglé, Jocaste pendue, les deux frères se sont entretués, Antigone emmurée sur ordre de Créon se pend, c’est-à-dire ne respire plus, ne respire pas, n’a pas encore respiré, est retournée dans la mère, Hémon qui l’a rejointe se tue sur elle, et, enfin, Eurydice, la femme de Créon, s’égorge à son tour en apprenant la mort d’Hémon son fils. Que de morts ! L’amour incestueux, qui place la mère comme l’objet d’un amour qui dominera à jamais tous les autres, mère ramenant tout à elle, maintenant tout en elle, faisant roi son fils, son frère, c’est la mort, c’est l’enfermement, c’est l’aveuglement à tout le reste, c’est la non respiration, c’est l’étouffement.

« Tu me parles d’une nouvelle mort ? / De la femme égorgée / Immolée pour ma ruine » « Puis elle a pleuré ce fils que tu tiens dans tes bras / Et elle a chanté le chant lugubre de la malédiction / Contre toi / Le tueurs d’enfants » Le tueur d’enfants ! Incroyable ! La logique incestueuse, soutenue par Créon, empêche les enfants de vivre en les retenant dans la mère symbolisée par Thèbes ! Créon, alors, parce que « Ta femme t’a accusé en mourant », veut que les dieux le fassent mourir, la plus belle des morts… La tragédie est par la force des choses très ambiguë… C’est une mère qui a suivi son fils dans la mort, l’a en quelque sorte épousé dans l’Hadès, qui rattrape aussi son époux par la sensation brutale de culpabilité, à laquelle Créon se laisse prendre, car « Les arrogants subissent de grandes défaites ».

Cette tragédie, Antigone, en est une parce qu’elle n’ouvre pas d’autre scène que l’oedipienne. La mort, l’Hadès, attire à elle, dans son ventre, chaque protagoniste. Chacun est logiquement saisi et attiré en son sein. En vérité, c’est la mort qui est victorieuse ! Personne ne réussit à vivre une autre vie ! Chaque protagoniste se laisse presque masochistement infliger ce destin logique et funeste, ne pouvant pas y échapper, tellement la logique va jusqu’au bout. La passion pour la mère, qu’Œdipe a mise en acte, entraîne une cascade de morts. L’inceste du fils avec la mère, par lequel ce fils devient roi de la cité incestueuse, la séduction du devenir ce roi, saisissent Créon le frère, les frères ennemis Etéocle et Polynice, les deux sœurs Antigone et Ismène, puis le fils de Créon Hémon, qui entraîne enfin sa mère Eurydice. Tous tombent dans la mort, Créon étant le dernier, la belle mort, subissant la défaite par l’acte de sa femme.

Sophocle, dans le cycle de ses tragédies thébaines, est incroyablement proche de Freud, de la psychanalyse, des dires enfantins des garçons qui veulent se marier avec leur mère, des filles qui veulent se marier avec leur père (Antigone qui guide son père aveugle entend vivre en symbiose avec lui le malheur qui l’anéantit, et, enterrant son frère Polynice, elle s’approprie aussi une mort en commun avec lui, elle aussi du point de vue de la passion n’en sort pas, de la famille… pour son père et pour son frère, elle accepte de perdre la vie : quel amour !)

Quelle vérité dans cette pièce ! La tragédie démontre que la mort, qui a attiré à elle chaque membre de la famille oedipienne, écrit en fait un inceste impossible, au bout de la jouissance mortelle à laquelle chacun a la sensation de ne pas pouvoir y échapper, d’être pris dans un irrémédiable déchiquetage sépulcral semblable à une naissance.

Alice Granger Guitard



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