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Pathos et Cosmos

ou Le rire de Spinoza

vendredi 19 septembre 2008 par Yvette Reynaud-Kherlakian

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Un sage presque parfait

Spinoza est bien près d’être une de ces figures de la sagesse dont rêve la philosophie. Penseur audacieux et sans compromission, il est exclu de la communauté juive d’Amsterdam et bien vite suspect aux théologiens chrétiens de toute obédience. Soucieux de garder son indépendance, il refuse honneurs et prébendes et choisit de vivre, fort modestement, de son travail de tailleur de verres pour instruments d’optique. Si ses lettres montrent qu’il sait être caustique dans la discussion, son comportement à l’égard de tous et de chacun semble marqué par la tolérance, l’égalité d’humeur, l’aménité. Homme de solitude studieuse, il entretient pourtant des relations –au moins épistolaires- avec les meilleurs esprits de son temps. Son attachement à la république libérale de Jean de Witt, son indignation lors du massacre des frères de Witt, sa rencontre avec Condé, l’occupant français, n’en font sans doute pas un philosophe politiquement engagé à la façon sartrienne mais ils témoignent d’une attention à la réalité historique du moment qui authentifie la démarche intellectuelle du Traité théologico-politique et du Traité politique. De complexion fragile, miné pendant des années par la petite fièvre de la phtisie, il meurt à 45 ans, soit à un âge où d’autres se dépêtrent tout juste des passions de la jeunesse …

On aurait envie de dire que ce sage-là, fait d’une existence ajustée à une pensée au rayonnement discret, à l’intensité calme, à la logique intériorisée est plus convaincant, sinon plus séduisant, que le Socrate narquois et bien-disant, un rien tapageur, que Platon nous donne à entendre tout au long de ses dialogues. A l’évidence, Platon instrumentalise -et avec quel brio !- le charisme du Socrate historique, victime souveraine d’un pouvoir politique qu’affole la pensée libre. Il y a de la fabrication culturelle dans cette épiphanie du sage très vite et continûment retaillé en mythe focal de la pensée grecque.

Spinoza, lui, quelque deux mille ans plus tard, meurt de mort naturelle et sans bruit à La Haye, dans cette Hollande du XVIIe siècle qui, vingt ans durant, a fait figure d’îlot dangereusement libéral au regard d’une Europe monarchique et intolérante. La chambre de location qu’il occupait depuis plusieurs années dans la maison du couple Van der Spyck est vite débarrassée de ses biens, sans grand profit pour ses héritiers. Pourtant des personnes illustres assistent à ses funérailles, le cortège funèbre est suivi par six carrosses et des amitiés influentes et dévouées permettent l’édition de ses œuvres complètes peu après sa mort. Persistent certes, autour de l’œuvre d’un homme maintenant hors d’atteinte, des accusations véhémentes de blasphème et d’athéisme mais ces criailleries ne parviennent pas à diaboliser assez Baruch-Benoît de Spinoza et son Ethique pour les précipiter dans l’Enfer de Dante. Pas plus que son refus -discret mais ferme et constant- de toute obédience religieuse, ne suffit à en faire un héros de la libre pensée. Mort ou vif, Spinoza le sage, semble tenir en lisière les agitations du pathos.

Dis-moi pourquoi tu ris…

Son biographe de 1707, Jean Colerus, n’en disconviendrait pas. Si, en sa qualité de ministre de l’Eglise luthérienne de La Haye -et sans doute en homme prudent- il prend ses distances à l’égard des impiétés du penseur, il recueille sans réticence le témoignage des époux Van der Spyck qui s’étendent volontiers sur les vertus de leur ancien locataire. Lequel ne dédaignait pas de quitter sa chambre pour se détendre à fumer une pipe, en bavardant de tout et de rien avec eux. « Lorsqu’il voulait se relâcher l’esprit un peu plus longtemps, il cherchait des araignées qu’il faisait battre ensemble, ou des mouches qu’il jetait dans la toile d’araignée, et regardait ensuite cette bataille avec tant de plaisir, qu’il éclatait quelquefois de rire ». Les époux Van der Spyck, en contant cela, devaient avoir le sourire un peu étonné mais indulgent qu’on accorde à un adulte patenté pris en flagrant délit d’enfantillage, et Jean Colerus aussi, peut-être, en les écoutant. Il n’y a pas trace d’indignation dans son récit.

Moi, par contre, j’ai sursauté à la première lecture de ces trois lignes : la statue du sage implosait. Impossible d’ajuster ce Spinoza vilainement rigolard à l’humaniste tempéré qui accommodait les exigences de l’Ethique aux capacités du tout-venant, par exemple en exhortant sa logeuse à suivre les enseignements du pasteur ; l’observateur curieux qui examinait les insectes au microscope pour voir de quoi un corps est capable se dégradait tout à coup en gamin cruel tourmenteur de bestioles affolées. Et, circonstance aggravante, c’est en toute inconscience, simplement pour se relâcher l’esprit, que Spinoza s’accorde ce genre de récréation. Si les affects de joie ou de tristesse résultent, selon l’Ethique, de l’effectuation de la puissance d’agir, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’ici, ladite puissance d’agir ne fait que patauger dans le pathos. Des araignées qui se battent et des mouches qui se débattent, ça n’a même pas, comme spectacle de lutte mortifère, le panache d’un affrontement de l’homme et de la bête, tel qu’il se joue, par exemple, dans une corrida.

Il semble pourtant que ce détail biographique ait échappé aux commentateurs de Spinoza ou que, comme Jean Colerus, ils l’aient tenu pour anodin. Dans son cours sur Spinoza à l’Université libre de Vincennes, Gilles Deleuze note cependant, pour illustrer l’idée qu’est mauvais un acte qui décompose des rapports : « Il aimait bien les décompositions de rapports, il adorait les combats d’araignées, ça le faisait rire ». Oui, mais pourquoi Spinoza rit-il à regarder ce spectacle de décomposition ? Deleuze encore évoque la critique que fait Spinoza du rire de la satire, rire mauvais parce qu’il est attristant : il repose en effet sur la dénonciation de la misère de l’homme. Le rire de Spinoza relèverait plutôt de l’humour juif, ce serait un « rire très bienveillant, le rire de l’homme dit libre ou fort. Il dit : « si c’est ça que tu veux, alors, vas-y ! c’est rigolo, oui, c’est rigolo » ! C’est le contraire de la satire, c’est le rire éthique ». Soit, si je comprends bien, un rire de bonne santé qui constate, s’étonne, s’ébaudit mais ne juge pas. Je le voudrais bien. Reste que la complaisance au spectacle de la douleur -et ici une douleur provoquée, répétée-, fût-ce celle d’une mouche prise dans une toile d’araignée (même si Spinoza a pratiqué Descartes, il n’y a pas place dans son système pour la théorie des animaux-machines) peut difficilement s’interpréter comme marque de bienveillance…

Spinoza quand même !

Il y a sans doute quelque chose de puéril à exiger d’un créateur une lucidité totalement accordée à la force de conviction de son œuvre. Il est vrai que, plus que d’autres, la philosophie de Spinoza pousse à attendre cette coïncidence car c’est par excellence une philosophie de l’immanence où pensé et vécu se répondent dans une même appartenance à l’Etre… Le concept spinoziste n’est pas une simple abstraction mentale : être capable de le penser c’est avoir atteint l’idée adéquate qui apure la force d’exister, la puissance d’agir. D’où la tentation de conclure du Spinoza qui pense au Spinoza qui existe déjà tel qu’en lui-même... Le Spinoza qui rit ramène à la crécelle du pathos l’oreille qu’on croyait appliquée à l’écoute cristalline du cosmos...

Pour l’heure, laissons croupir ce pou dans la perruque du philosophe. Après tout, il nous exempte de la déférence paralysante à l’égard d’un modèle impeccable. Nous n’avons que faire d’un gourou ou d’un confesseur. Une fois produite, l’Ethique, comme toute grande œuvre, se détache de son auteur pour offrir à tout un chacun des outils d’analyse et des suggestions d’existence dont il est bon d’user honnêtement mais librement. Si Spinoza a eu à affronter la maladie et une mort prématurée -ce qu’il a fait admirablement- il n’a pas eu à subir la décrépitude de l’âge qui ronge la force d’exister et affole le vouloir-vivre. Peu me chaut en somme qu’il voie une incompatibilité ontologique, logique, éthique entre la tendance de l’être à persévérer dans son être, -soit le conatus, expression -dans l’existence temporelle- de l’appartenance à l’éternité- et le suicide -qui correspondrait à une négation de l’existence, donc à une idée inadéquate. La proximité de la mort -que je vis lucidement mais sans complaisance morbide- fait que la susdite volonté de persévérer dans l’être m’apparaît désormais comme la pente d’une habitude -donc comme une passion- et non comme l’expression d’une nécessité intrinsèque ; je n’ai pas à mesurer ma vie à l’aune d’une exigence aveugle, antérieure à cette intention -réfléchie et longuement mûrie- d’ajuster ma fin de vie à un authentique respect de la vie…

Merci, donc, à Benoît-Baruch de Spinoza d’avoir ri mal à propos : au lieu de me perdre en balbutiements révérencieux, je vais grappiller dans ses dits et entre-dits de quoi colorer d’intelligibilité ce qui reste de conatus -soit de vouloir-vivre- chez une octogénaire en fin de parcours ; juste de quoi me confectionner une grille de lecture qui permette de situer une existence -long passé qui s’étrique et s’éloigne, présent pâteux ou haché, avenir muré- entre pathos cahoteux et cosmos sérénissime.

Cartographie spinoziste à usage singulier

Spinoza voit dans le prêt à penser religieux, moral, politique, -voire logique-.un obstacle à la compréhension de la vie. Il interdit de méthode aussi bien le symbole qui travestit le réel en l’investissant d’intentions mystérieuses que l’idée générale qui, à coups de réduction d’images, force la réalité concrète à entrer dans un schéma classificateur et procédurier. Car la réalité concrète qui s’offre d’abord à l’expérience de tous et de chacun, ce n’est ni l’expression voilée de quelque volonté cachée, ni un universel abstrait, c’est quelque chose ou quelqu’un qui, en quelque point de sa complexion s’accorde ou ne s’accorde pas avec la mienne. Spinoza dit tout net à un de ses correspondants que, si Adam ne doit pas manger la pomme, ce n’est pas par soumission à la volonté de Dieu mais parce qu’elle est pour lui un poison dangereux : l’interdiction divine ne fait qu’exprimer la prudence du conatus… La Genèse peut bien me dire créature seconde issue de la côte d’Adam et Aristote m’assurer que je suis animal raisonnable, ce n’est ni selon l’un, ni selon l’autre que j’ai vécu mon aventure humaine, heur et malheur. Existante complexe et singulière, je me suis éprouvée, je me suis faite et défaite à travers la rencontre d’existants multiples et singuliers - choses, bêtes, gens-, lesquels se sont éprouvés eux aussi, se sont faits et défaits à travers moi. Ces rencontres m’ont parfois étiolée, mutilée mais il est arrivé aussi qu’elles me dilatent jusqu’à me faire caisse de résonnance d’une réalité immense et sans contour…

Si mon existence n’est identique à aucune autre, il ne s’agit pas pour autant d’en cultiver la subjectivité anecdotique : le miroir que la philosophie tend à l’existence. n’est pas narcissique mais cosmique, ontologique car c’est dans la vision de la totalité -ou tout au moins dans l’esquisse du mouvement qui rassemble- que je puis me connaître, me reconnaître. Il s’agit de voir selon quelle(s) ligne(s) de force cette existence a été bricolée, elle s’est bricolée, je l’ai bricolée au fil des ans pour en arriver là où je suis, funambule incertaine entre temps accompli et trou noir de l’éternité. C’est en bricoleuse encore que je jette en vrac sur ma table de travail les termes d’affect, d’affection, de notion commune, d’essence, de substance etc. : ce sont les verres taillés par le philosophe -maître artisan, lui- pour mettre en perspective la présence du monde, ma présence dans le monde, ma présence au monde.

L’automate spirituel

Comme tout un chacun, j’ai été, -et je suis - un automate spirituel. C’est dire que, existant advenu il y a longtemps et près de disparaître, je ne suis ni excroissance miraculeuse sur l’arbre de la vie, ni autoproduction de mon libre-arbitre ; je suis un paquet de causes et d’effets plus ou moins bien ficelé mais totalement inclus dans l’ordre naturel. Automate donc, puisque je suis un corps situé dans l’étendue et en qui et avec qui se distribuent mouvement et repos : comme tel, je suis née quelque part et ai été poussée et posée en différents lieux avant de terminer ma vie à Versailles, à distance respectueuse du château de Louis XIV. Mais automate spirituel puisque, tête pensante et cœur battant, je me représente, je conçois. je sens. Un certain goût des idées claires et distinctes m’a même amenée à faire mon métier de l’enseignement de la philosophie (il me faudrait sans doute en demander pardon à Spinoza qui dit de l’enseignant public qu’il ne devrait pas être payé mais payer son droit à enseigner)…

Je suis donc automate spirituel. Voilà qui encapuchonne fâcheusement le Cogito triomphal de Descartes. La conscience n’est -d’abord- guère plus qu’un lumignon enfumé d’idées inadéquates, d’affects qui font bien une durée continue mais sans cohérence intrinsèque -dépendante qu’elle est de la succession externe de mes rencontres avec gens et choses de la vie. Je n’émerge pas du monde comme glorieuse substance pensante ; j’appartiens au monde sans trop savoir comment et je commence par le subir : en témoignent mes différentes et multiples appartenances dont quelques-unes sont consignées dans mon état civil. Automate spirituel, oui. La juxtaposition des deux termes est à comprendre comme une stricte correspondance, voire une équivalence entre le corps, mode de l’étendue et l’âme, mode de la pensée ; étendue et pensée ne faisant que désigner les attributs repérables d’une substance unique que l’on peut appeler indifféremment Dieu ou Nature… Je suis donc, matériellement et spirituellement une parcelle de nature avoisinant tous les corps qui la constituent et/ou une poussière de Dieu aimantée par l’éternité. Mon histoire -d’éternité à éternité- c’est celle d’un pontage temporel et temporaire qui charrie le bric-à-brac des appartenances empiriques, des rencontres hasardeuses et la vivacité des conquêtes où la vie prend goût, force et sens. Enlisement dans le pathos, prescience du -ou tout au moins tension vers le- cosmos où tout s’ordonne sont les deux pôles d’une aventure tant intérieure qu’extérieure, vécue corps et âme. Spinoza me délivre de l’encombrant problème des relations de l’âme et du corps : qu’une coupe de champagne fasse pétiller mes idées, quoi de plus naturel puisque l’âme, c’est l’idée du corps ? Le corps est à traiter spirituellement, l’âme est à traiter matériellement. Se demander, comme le fait Spinoza, de quoi un corps est capable, quelle est sa puissance d’agir, c’est partir de la réalité perceptible d’un être, en repérer l’unité complexe mais stable, faite de l’équilibre d’une infinité de rapports internes ; une unité fragile aussi, exposée qu’elle est à des rencontres agressives -que ce soit celle d’une tuile arrachée par le vent ou d’un coupeur de bourses. Je pense, certes, mais en tant qu’automate spirituel qui reçoit dans sa durée gorgée d’affects, dans ce qu’il voit, dans ce qu’il imagine, dans ce dont il se souvient l’expression houleuse, confuse de la présence du monde, de sa présence dans le monde. C’est avec ce matériau-là qu’est à construire, pour chacun, la vision claire et cohérente de son appartenance au monde. C’est d’un même mouvement que s’élaborent un mode de pensée et une façon de vivre.

Les chemins de la connaissance

Le premier état de la condition humaine est donc la servitude, -et l’illusion de puissance, telle qu’elle apparaît à certaines étapes du développement de l’enfant, telle qu’elle persiste chez l’adulte ignorant de sa dépendance- n’y change rien. Cette servitude donne son titre à la 4e partie de L’Ethique, mais c’est bien l’ensemble des 2e , 3e et 4e parties qui en fournit un tableau complet -encadrées qu’elles sont : en amont par l’évidence d’un Dieu-Nature causa sui, donné tout entier dans sa définition et en aval par la liberté humaine qui Le rejoint. Si l’exposé se déroule selon un schéma mathématique, il est bien autre chose qu’une cascade de démonstrations. Réduite à sa seule structure mathématique, l’Ethique aurait sans doute perdu beaucoup de sa vertu énergétique. Spinoza l’a sûrement pressenti : en effet, il balise les démonstrations de scolies -lesquelles, avec la tranquille assurance de qui se situe dans le champ de la vérité, élargissent, resserrent, creusent la réflexion ou illustrent le propos. L’Ethique -fidèle ainsi à son titre- reste un formidable inventaire des conduites humaines où l’on peut suivre en filigrane la démarche -claire dans son propos, sinueuse dans son développement concret et singulier- qui va des illusions psychologiques du libre arbitre à la plénitude ontologique de la liberté.

La connaissance du premier genre

Les illusions du libre arbitre, parlons-en donc. Elles participent de cette connaissance du premier genre qui ne fait que traduire en affections et en affects les aventures d’un existant qui veut survivre, jeté qu’il est dans le monde, monde physique plus ressenti que pensé, monde humain tatoué de signes religieux, politiques, linguistiques qui impose ses représentations et ses rites. L’attitude première, avec risque de se figer en mode de vie, est celle du consommateur passif où le gavage des effets dispense de la recherche des causes. Le Moi-Je dont nous ponctuons nos prises de position -quitte à le désavouer çà et là en regrets, remords, repentirs- a bien besoin qu’on lui rabatte caquet et jabot.

Ce que je fais sans peine, l’insécurité du milieu familial, la maladie, le pensionnat et ses années de guerre -et une longue impécuniosité- m’ayant appris à me rétracter plus qu’à me dilater. Je n’ai pas été une enfant martyre, non, mais mon apprentissage du monde a été besogneux. Il faisait froid chez ma grand-mère qui, pieds posés sur sa chaufferette, rabattait ses jupes tout autour et laissait s’éteindre le poêle à bois, sitôt réchauffée la soupe du soir. Chez les Ursulines, était obligatoire, à peu près de la Toussaint à Pâques, avant le coucher, une ronde collective où le claquement des semelles de bois était rythmé par le chant Maréchal nous voilà…censé vivifier de dévotion juvénile le pouvoir égrotant de Pétain et ranimer pieds et mains engourdis avant de les glisser entre les draps glacés. J’ai eu faim après certains repas de châtaignes moisies ou de choucroute arrosée de vinaigre. Mais c’est le froid qui reste pour moi la sensation dominante du mal-être de la guerre : froid du corps et froid du cœur. C’est à ce froid que me ramène le mal-être de la vieillesse.

La grille spinoziste des affects -joie, tristesse, désir- me fait donc voir une enfance et une adolescence rechignées entre les résonances longtemps sinistres de la guerre et les borborygmes d’une couveuse catholique où l’enseignement religieux tricotait avec plus ou moins d’habileté la sécurité du dogme et le malaise de la culpabilité. De cet enseignement suintait un sentiment nauséeux d’instabilité existentielle : la sensation savoureuse -déjà raréfiée par la guerre- n’était que tolérée çà et là et mieux valait la mériter car c’était dans le sacrifice -faible mimique humaine de la Passion du Christ- que l’on était censé accomplir sa destinée chrétienne. Il m’est arrivé bien souvent de différer de quelques minutes, voire d’une heure, le moment de sortir de son enveloppe -déjà ouverte par la censure du lieu- la lettre dont l’écriture me faisait battre le cœur. Sans doute ai-je ainsi appris à préférer la joie conquise au plaisir que donne l’accomplissement hâtif du désir ; mais encore aurait-il fallu, dans la pratique quotidienne de ce qui m’était présenté comme humble monnayage du Bien, me défaire de toute méritocratie. Pour l’essentiel, peine et plaisir ne faisaient que traduire en moi l’impact douloureux du timbre du réveil dans le petit matin gris où l’humidité des murs se contractait parfois en aiguilles de glace ou, bien peu souvent, la vibration joyeuse d’un appel : on vous demande au parloir… Le monde m’affectait sans que je sache le pourquoi et le comment des impressions qu’il produisait en moi. Toute vivante que j’étais, ma puissance d’agir ne faisait que bruire d’affections, soit d’idées reçues, de représentations bornées dont j’éprouvais le poids et dont j’ignorais la cause. Les moments heureux de bonne conscience et la terreur du confessionnal étaient également subis. J’étais le produit de la pénombre du dortoir épaissie des rêves cachés sous les paupières closes, de la proximité, obsédante et équivoque, des corps et de leurs regards en classe, au réfectoire, en récréation. Jusqu’à 18 ans, j’ai vécu bien souvent dans une sorte de torpeur grise, que le dolorisme chrétien, assaisonné occasionnellement de raclures pétainistes, réussissait plus ou moins bien à convertir en spiritualité maison. Seule m’appartenait -du moins je le croyais- ma solitude.

Vers la connaissance du deuxième genre

Ce monde d’idées confuses a été pourtant traversé de rencontres heureuses qui disaient que la joie est bien de ce monde et qu’on a mieux à faire qu’à se battre sempiternellement la coulpe. Il me semble avoir pressenti assez tôt cette valeur pédagogique de la joie dont l’affirmation court à travers toute l’Ethique. Alors que la tristesse, parce qu’elle serre le cœur et embrume l’intelligence, grève la force d’exister, la joie, elle, l’exalte, parce qu’elle ouvre l’appétit, balaie la confusion et favorise la composition de notions communes. J’aimais Mère Marie-Agnès qui ne nous parlait pas de Dieu mais du principe d’Archimède ou de la loi de la chute des corps. Son regard bleu fléchait la voie de l’enchaînement des effets et des causes : une étoile morte pouvait continuer à briller dans le firmament nocturne ; la vitesse de la lumière résolvait cette contradiction en idée claire et distincte, soit adéquate. J’accédais, par bribes et par éclairs, -mais sans y être tout à fait engagée, comme si ma vie à moi restait entre parenthèses- à la connaissance du deuxième genre.

Il m’est même arrivé de faire sans assistance directe, mais toujours aiguillonnée par une curiosité gourmande et flaireuse, quelques découvertes sur le chemin de l’intelligibilité. M’ont ainsi été révélés dans les menues occupations de la vie quotidienne : la puissance poétique du langage qui met l’absence à portée de cœur et de regard ; l’identité de la mélodie faite, non pas de l’addition matérielle des sons mais de la permanence de leur écart ; l’autosuffisance du raisonnement mathématique qui ne retient du voyage que la vitesse du mobile ; la malice délectable de l’équation algébrique qui assimile l’inconnu au connu pour le forcer à se faire connaître. Il m’est arrivé une année où une bronchite tenace m’avait retenue au logis (j’avais quelque onze ou douze ans) d’avoir résolu à Noël -juste pour le plaisir- tous les problèmes de mon livre d’arithmétique. Plus tard, dans le temps d’étude qui précédait et suivait le repas du soir au pensionnat, j’expédiais les exercices de langue au profit de lectures clandestines parfois, mais aussi pour m’appliquer à résoudre un problème de géométrie : j’aurais à tirer de mon petit répertoire de théorèmes, celui ou ceux qui me permettraient d’aller des données à C.Q.F.D ; j’entrais dans un mode de pensée où la reconnaissance d’un ordre intrinsèque n’avait rien à voir avec l’obéissance au règlement. Je passais, par à-coups, par glissements imprévisibles -et toujours avec jubilation- de perceptions reçues à leur diffusion symbolique par le langage poétique, et même à la découverte active des mécanismes qui les rendaient intelligibles. L’envol d’un papier au-dessus du poêle ronflant me faisait chercher dans mes livres de classe -voire au bout de mon crayon- les mots capables d’en dire la grâce capricieuse ou d’en donner l’explication. Le monde devenait -et moi avec lui- objet de connaissance. Ma capacité d’être affectée ne se limitait pas à l’emmêlement des corps et des choses au hasard des rencontres. Le plaisir que me donnaient certaines occupations m’amenait à les cultiver. La joie de comprendre faisait de moi un agent actif et heureux de la vérité.

Des expériences plus modestes encore -liées qu’elles sont à la sensualité commune- mais intensément vécues- m’ont, tout au long de mon existence, fait pressentir que nous sommes, sinon éternels, du moins plus vastes que nous-mêmes : dans un monde où tonnait la guerre, des haies d’aubépine -fragrance poivrée, blancheur piquée de rose vif- m’ont à jamais nouée au printemps et à la certitude de son retour ; l’attachement et l’indépendance semi-sauvage d’une chienne noire aux yeux jaunes m’a appris à conjuguer fidélité et liberté ; la jonction amoureuse m’a jetée dans le flux de la vie… Comme si la densité expansive de certains instants mettait l’éternité, la totalité à portée de corps et de cœur. Ainsi font la secousse de l’orgasme et, selon Proust en qui je crois, la saveur discrète d’une madeleine ramollie dans une cuillérée de thé. Mais la charge d’éternité de l’orgasme, si elle est plus explosive que celle de la saveur de la madeleine, s’épuise vite dans le mutisme de la volupté, alors que la modeste saveur de la madeleine révèle, à qui s’y abandonne, l’inscription du vécu le plus anodin dans une mémoire paradoxale où le temps qui passe est comme une mouture de l’éternité... Il n’est pas sûr que Spinoza le chaste, le frugal, que la maladie poussait sans doute à un usage sélectif et économe de sa puissance d’agir, ait fait -et surtout cultivé- de telles approches de la notion commune. Pour avoir vu si vite et si bien, que les frontières de la subjectivité ouvrent sur la totalité de l’Etre, il a sans doute appris très tôt à tailler en droit chemin l’itinéraire broussailleux qui, de carrefour en carrefour, irait, d’une rencontre heureuse à l’autre, jusqu’à la conquête de la béatitude, jusqu’à cet amour intellectuel de Dieu capable d’envelopper d’amour toutes les rencontres… Peut-on imaginer bonheur plus grand que l’exacte coïncidence du cœur et de la raison ? Bienheureux Spinoza…

Mais Spinoza, parce qu’il nous a laissé l’Ethique et le Traité théologico-politique est bien plus -et peut-être bien mieux- que ce qu’il a été tandis que je ne suis, moi, rien de plus que ce que je suis. Son rire résonne comme un rappel à l’ordre. J’ai bien dit que je n’avais pas à mesurer ma vie à la sienne -l’intensité de nos puissances d’agir respectives restant rigoureusement singulière- mais à l’examiner selon certains critères qu’il a ouvrés. Comme araignées qui se battent et mouches qui se débattent, j’ai dû bien souvent affaiblir ma force de vie dans des combats stériles. Mais je vois bien aussi que j’ai su accueillir la joie : en témoigne, à l’instant et par la seule puissance évocatrice du mot, le surgissement d’une image ancienne et toute vive, celle d’un berger grec me tendant deux chiots nouveau-nés avec un rire qui faisait un plissé soleil de son vieux visage raviné. Cette joie-là, -et son souvenir aussitôt épanoui en ineffable étreinte de la vie-, est peut-être un clin d’œil en direction de la béatitude… Quoi qu’il en soit, grâces soient rendues à Spinoza d’avoir écrit : nous sentons, nous expérimentons que nous sommes éternels. L’éternité ne saurait être affaire de démonstration ou de preuve. Seule l’immortalité (maigre immortalité, noire et dorée dit Paul Valéry dans Le cimetière marin), parce qu’elle prétend arracher le temps au temps, le fini à sa finitude, a besoin de preuves. L’éternité -qui ne commence ni ne finit- se suffit à elle-même tout comme l’instantanéité insaisissable et sans couture qui enjambe le temps d’un seul tenant : l’une et l’autre peuvent se souder dans une expérience intime et brève où notre capacité d’être affecté se creuse en intensité, où la sensation révèle sa vertu ontologique. On comprend alors que la sensation la plus banale mais qui met le monde au plus près du corps, puisse se faire mise en bouche de l’éternité.

Moi, il m’a fallu des décennies pour reconnaître dans ces expériences disparates, fragmentaires et discontinues les ramifications d’une même exigence : comprendre pour exister selon le meilleur de soi-même, soit selon plus que soi-même… L’Ethique, -Spinoza merci !- déborde évidemment mon itinéraire : il me suffit qu’elle m’y fasse voir assez de cohérence pour que je puisse croire que je me suis faite tout autant que j’ai été faite. Il y a urgence : je dois être libre pour disposer du droit de mourir -sans me réclamer pour autant d’une illusoire univocité de la raison. N’en déplaise à Spinoza.

Pathos

Il peut maintenant dire non, assurément, -et avec un rire réellement bienveillant, pleinement éthique- à cet engourdissement dans le malheur d’exister qui m’a fait longtemps et souvent me replier sur ma vie intérieure, laquelle me donnait le sentiment compensateur -que je pouvais croire d’inspiration stoïcienne- d’une existence autonome.

J’ai vécu la perte de la foi (j’avais quelque 21 ans et j’étais étudiante en philosophie) comme il se doit, c’est-à-dire comme un deuil et comme une libération. L’abandon a été brutal : à la suite d’une conversation avec un camarade étudiant de l’Ecole Centrale -une de ces joutes juvéniles où la force d’exister fait ployer le langage- j’ai su que mon éducation chrétienne n’avait guère été qu’un dressage ; à mon insu dogmes, pratiques rituelles et règles morales y afférentes s’étaient désagrégés et je sentais mon corps et ma pensée flotter dans leur poussière. Cette évidence me prenait de court : nous étions jeudi et j’avais assisté à la messe et communié le dimanche précédent. Dans l’urgence, je décidai de cesser séance tenante toute pratique religieuse et de me déclarer agnostique. J’ai, toute réflexion faite, maintenu le cap jusqu’à aujourd’hui -sans remords et sans repentir, sinon sans regrets :

J’avais creusé ma vie dans la chaude habitude

De ta présence, ô Dieu ! Il ne me reste rien.

Seule la nudité de notre solitude

Rôde autour de ma peur qui cherche encor un lien

ai-je écrit alors. C’était en 1947. La guerre était finie et en attendant, à défaut de foi, de rafistoler l’espérance en intention de refaire le monde, je pouvais pleurer Dieu à l’ancienne, en alexandrins élégiaques. Un tel travail de deuil s’apparentait au tumulte existentialiste du désespoir et de la liberté forcée plus qu’aux prolégomènes de la connaissance du troisième genre de Spinoza. Mais, à vrai dire, aucune parole n’est entrée assez profondément en moi en ce temps de ma sortie du christianisme pour avoir raison de ce flottement intérieur qui faisait vaciller mon approche des gens et des livres. Je m’accrochais, suivant les fluctuations de l’instant, et par besoin de cohésion minimale plus que par souci de cohérence, à des idées slogans : le cogito cartésien me donnait du nerf, l’impératif catégorique de Kant tranchait une incertitude ; l’écart entre droit positif et droit idéal suffisait à baliser le champ des options politiques… J’avais glané dans un texte de Spinoza l’expression de notion commune comme formation transitoire et extensible du sens entre l’éparpillement du singulier et l’expression de l’universel. Tout rapport heureux avec choses et gens est une incitation à la recherche de nouveaux rapports qui créent des compatibilités, donc de la cohésion et composent du sens, donc de la cohérence. En vertu du parallélisme spinoziste entre corps et esprit, on peut dire que la notion commune est le produit d’une entente aussi bien sensible qu’intellectuelle entre deux ou plusieurs étants ; elle exprime ainsi le passage de moments tâtonnants à une durée équilibrée, la réussite d’un apprentissage comme la pérennité d’une amitié, l’effet salutaire d’un remède comme une discussion constructive… Notion commune : à suivre, avais-je pensé alors, rêveusement. Mais je l’avais vite oubliée, mon expérience, en ce temps-là étant trop cloisonnée ou trop fluente pour qu’elle me soit de quelque utilité. Aujourd’hui, c’est ce bout de ficelle de la pensée spinoziste, rattrapé par à-coups, -et désormais raccordé à la pelote de l’Ethique- qui va peut-être me servir à faufiler d’un seul tenant mon temps d’hier et d’aujourd’hui, mes travaux, mes voyages, mes amours, -ma vie enfin.

Aussi bien mes études -distraites et sans éclat- m’ont-elles fait côtoyer la philosophie comme je côtoyais les évènements, les gens, les choses… La situation de mes proches, entre maladie et abandon, était constamment précaire et douloureuse. Le départ de Dieu me livrait aux aléas de la rencontre des hommes sans m’autoriser pour autant à vivre sans foi ni loi. La bonté sans calcul d’un oncle et d’une tante m’assurait le gîte et le couvert : je les aimais et j’étais soucieuse de les dédommager en effectuant une bonne part des travaux domestiques. Une surveillance d’études par ci, quelques leçons par là assuraient mes frais -minimalistes- de vêture et de déplacements. De bonnes camaraderies m’ont offert la récréation de cette gaîté légère qui fait pétiller le temps sans pénétrer le flux de la durée intime. J’ai vécu une amitié dont je sais aujourd’hui qu’elle a aiguisé mon style -par l’abondante correspondance dont elle a été l’occasion- plus que ma sensibilité profonde. Malgré quelques assauts, l’amour n’a fait que m’effleurer : la parade amoureuse m’ennuyait vite et le sexe m’effrayait ; il était plus commode de rêver. Je bruissais de sensations et d’images, des mots lourds de sens patinaient dans ma tête sans faire beaucoup mieux que fournir les bouts-rimés d’un poème. Voilà qui suffisait parfois à me faire croire à la richesse de ma vie intérieure.

J’ai eu pourtant de bons professeurs. J’ai aimé l’élégance bergsonienne des cours de Gabriel Madinier qui m’avait proposé Grandeur et limites de la poétique valérienne comme thème de mon diplôme d’études supérieures ; j’ai vénéré Pierre Lachièze-Rey tout de rigueur intellectuelle, de droiture morale et de bonté simple ; j’ai admiré avec quelle puissance réflexive Maurice Merleau-Ponty s’emparait de la perception commune pour faire entendre -de sa belle voix chaude qui m’émouvait- le dialogue du sujet percevant et du monde perçu.

Je les écoutais, eux et quelques autres, sans les rencontrer tout à fait. Pendant les cours, mon magma intérieur se roulait en boule ; les idées rebondissaient à la surface sans y pénétrer ; je gardais d’elles des éclats de sens, des séquences de concepts qui s’effilochaient aux abords du réel. C’était l’insatisfaction que m’avait laissée l’enseignement de mon professeur de philosophie qui m’avait amenée à choisir et la philosophie et l’enseignement. Or, l’insatisfaction se radicalisait : qu’aurais-je donc à enseigner, moi qui n’étais rien et qui n’apprenais rien ? Quand mon uniforme de pensionnaire ne faisait que me vêtir, je pouvais l’oublier parfois ; maintenant, je l’avais comme dégluti et il me collait à l’âme au point de m’interdire le monde. Il fallait me débarrasser de ce rapetassage intérieur qui prétendait me faire tenir debout et m’empêchait de marcher -comme je m’étais débarrassée de Dieu. Une quasi-déception amoureuse me mit en rage plus qu’elle ne m’endolorit tandis que le bon déroulement du stage pédagogique en vue de l’agrégation me donnait quelque aplomb. C’est alors que me fut offerte la possibilité d’aller enseigner au Liban. Je bondis sur l’occasion. Je partais pour deux ans. J’ai vécu vingt-cinq ans au Liban, de 24 à 50 ans -avec un intermède d’un an au Brésil.

A la recherche de notions communes ?

Le Liban a été la matrice de ma gestation d’adulte. De ma rencontre avec un climat, une terre, des hommes, une histoire dont je ne savais à peu près rien, sont sorties, libres ou entrecroisées, toutes les expériences qui m’ont faite et à partir desquelles je me suis donné pour tâche d’apprendre à habiter le monde.

Il y a eu d’abord l’exultation du voyage. C’était en septembre 1950 De Marseille à Beyrouth, neuf jours de traversée sur un paquebot d’avant-guerre, grinçant et écaillé, avec escales d’une bonne demi-journée à Naples, à Alexandrie et à Port-Saïd. Un voyage assez long pour résorber le départ et différer l’arrivée, au point de faire de l’ajustement de la marche au roulis et au tangage un mode de vie délicieusement instable, si bien qu’arriver quelque part ne faisait que ponctuer d’une nouvelle escale un itinéraire toujours inachevé. Dormir dans une cabine étroite et sombre aux relents de tanière était sans importance puisque la mer continuait à vous y envelopper de ses humeurs et qu’il suffisait de monter quelques marches pour la retrouver, non pas comme un espace particulier mais comme l’ouverture à tous les espaces. J’étais en partance. Ce sentiment-là ne m’a jamais quittée tout à fait et ce que je veux creuser aujourd’hui, -Spinoza aidant-, c’est bien -alors que la vieillesse réduit mon champ d’existence- le sentiment d’être en partance pour l’éternité.

Il a bien fallu pourtant arriver à Beyrouth, y déposer mes valises, compulser l’emploi du temps qui m’était proposé, préparer les cours, affronter la curiosité mi-inquiète, mi-narquoise d’une classe -et malgré l’usage courant du français comme langue commune- tâter de tout le corps les mots à ne pas dire, les gestes à ne pas faire dans un monde qui n’en finissait pas de vous souhaiter la bienvenue mais qui n’était pas sans interdits et sans cloisonnements. J’avais tout à apprendre et d’abord à me façonner un être-paraître acceptable et de quelque efficacité. La spontanéité chaleureuse de l’accueil libanais facilitait tout au-dehors mais ne disait rien des risques encourus au-dedans. L’été se prolongeait : dans la moiteur de midi, j’aimais sentir sur ma nuque le crépitement métallique de la lumière ; j’apprenais que l’ombre est une vraie substance, palpable et fuyante comme l’air et l’eau et qu’un petit bond de côté -jacaranda ou hibiscus par ci, avancée d’un balcon croulant de bougainvillées par là- suffisait pour s’y couler délicieusement… Je découvrais ma patrie physique avant d’apparier mon curriculum vitæ à de nouveaux partenaires.

J’ai écrit ailleurs que c’est avec Spinoza en poupe que je suis entrée dans ce Liban rutilant et amène pour y vivre et y prendre la parole. Ce n’est pas que j’aie fait de l’Ethique en particulier mon livre de chevet. Mais il est vrai que la nécessité, jour après jour, de savoir quoi dire, pourquoi le dire et comment le dire, m’a fait battre le rappel de mes apprentissages ; en moi se sont alors mobilisés -voire cristallisés en pensées- les acquis insoupçonnés d’une adolescence morne, d’une jeunesse ankylosée, comme si lumière et chaleur me décongestionnaient le corps, le cœur, la tête. Ma force d’exister se libérait. J’avais envie de rouvrir les livres que j’avais refermés et d’en ouvrir d’autres, beaucoup d’autres. C’est ce que j’ai fait et n’ai jamais cessé de faire depuis lors. L’espace physique et humain que m’offrait le Liban devait nécessairement se doubler d’un espace mental de significations, à partir desquelles se tisserait avec mes élèves, mes collègues, mes voisins, un réseau de notions communes. Existante toute maladroite que j’étais et à travers les tâtonnements de mon enseignement, j’apprenais qu’en effet rien n’est plus nécessaire à l’homme que l’homme, comme l’écrit Spinoza. Seule une voix humaine peut faire écho à une voix humaine dans l’élaboration et l’émergence d’un même questionnement : c’est de là que sourd le bonheur de certains moments de grâce dans l’enseignement, bonheur fragile qui ne se suffit pas de la saveur d’une madeleine pour renaître mais dont la réminiscence leste la préparation des cours et même la fastidieuse correction des copies. Oui, nous ne sommes que des modes de l’Etre mais c’est bien l’Etre qui, dans sa diversité, est notre sol, et, dans sa plénitude, notre horizon.

C’est au Liban que j’ai rencontré -et presqu’aussitôt accepté d’épouser et épousé -alors que je m’étais bien promis de ne jamais m’encombrer d’un conjoint- Vahé le Gaulois, alias Vincent Kherlakian, rescapé -meurtri au-dedans, souvent râpeux et volontiers hâbleur au-dehors- des séquelles familiales du génocide arménien et des violences de la guerre. Cet amour-là n’a jamais rien eu d’un duo bien tempéré. Il me faisait entrer de plain-pied dans l’étrangeté de l’Autre. Notre vie commune -qui a duré 52 ans- n’a jamais cessé d’être une expérimentation : nous nous sommes, chacun pour soi et ensemble, dans une connivence silencieuse ou dans la colère, décomposés et recomposés jusqu’à constituer un couple, solide en somme et bien vivant, fort de ses dissonances comme de ses accords… Spinoza (dont l’expérience amoureuse semble s’être limitée à la courte fréquentation d’une demoiselle savante et peu jolie -laquelle aurait eu vite fait de lui préférer un soupirant plus fortuné-) esquisse le geste de se gratter la perruque avec un sourire réticent. C’est qu’il n’a guère été choyé par les femmes : il avait six ans quand il a perdu sa mère ; après la mort du père, il abandonne à sa sœur Myriam l’héritage qu’elle lui disputait âprement… Il ne faut donc pas trop s’étonner s’il range les femmes, avec les enfants, dans une humanité rationnellement inachevée, avec cette différence que l’enfance est un état transitoire tandis que la féminité est une caractéristique permanente et sans doute essentielle. La fréquentation des femmes ne lui ayant pas donné de joie, il n’est pas tenté de rechercher en leur compagnie la composition de notions communes… Et puis, on le sait, même pour des athlètes de la rationalité, bien des connaissances du premier genre gardent force et valeur d’évidences... Ris donc, Spinoza !

La pratique conjointe d’un compagnonnage exaltant et rugueux et d’un pays très vieux mais pour moi tout neuf, m’ont littéralement labourée : il fallait bien me faire terre arable où se fortifieraient l’un l’autre sens de la liberté intérieure et goût de la différence. Je crois avoir compris assez vite (m’y aidant, entre autres apports, celui de Tristes tropiques à L’Ethique) que l’approche de l’ailleurs et de l’autre vraiment autre n’était affaire ni de domestication, ni de recherche fusionnelle. L’ailleurs et l’autre ne sont intéressants -et parfois délectables- qu’en tant qu’ils ne se laissent pas réduire et qu’on se recrée à travers eux sans se laisser réduire. Le jeu génétique transmet et différencie, faisant ainsi de la vie une histoire tissée de relations qui rognent par ci pour mieux innover par là. Le clonage mimétique, l’unité fusionnelle instrumentalisent également la vie. La fusion est un leurre tentaculaire qui étouffe l’amour. Spinoza l’a bien compris : la singularité est irréductible tant parmi les existants périssables que nous sommes que parmi les essences éternelles qui les fondent ; la notion commune fait progresser la relation à l’Etre en éclairant les expériences singulières qui permettent de composer, d’un étant à l’autre, des échanges positifs ; l’accès à la connaissance du troisième genre fait que les disfonctionnements du monde sensible se résorbent en rapports de pleine connaissance et donc de reconnaissance réciproque. L’harmonie du cosmos n’est pas faite d’une fusion amorphe, ni d’un jeu de reflets narcissique de l’Etre mais d’une infinité de rapports distincts et heureux. La démocratie dans le monde des hommes serait peut-être à concevoir comme la visualisation temporelle de cette harmonie-là. C’est bien ce que laissent pressentir certains passages du Traité théologico-politique.

Il va sans dire que ce regard d’aujourd’hui qui survole des années d’existence ne doit pas donner l’illusion d’un parcours étale à progrès continu. Il y a eu quelques réussites et bien des échecs dans mes activités professionnelles, de la générosité mais aussi de la pusillanimité et de la veulerie dans mon acceptation de multiples contraintes. Mais surnagent dans mes souvenirs le beau visage attentif qui donnait des ailes à ma parole d’enseignante plutôt que le bâillement excédé ou la réplique insolente ; le frôlement d’une caresse plutôt que la bave d’une insulte ; une nuit de camping sauvage au pied du théâtre d’Epidaure sous un ciel croulant d’étoiles plutôt que les rabâchages d’un emploi du temps ; et plutôt que les ravages du temps, un soir flamboyant -sans date et sans âge- à Tyr, lors d’une longue marche quasi furtive dans le sillage sourcilleux d’un gardien qui savait se taire et oublier l’heure de fermeture, marche frontalière entre quelques foulées pétrifiées et bancales de la gloire d’Alexandre et la chute immémoriale -mais toujours hasardeuse- du soleil dans la barque nocturne là-bas, vers le rivage des pharaons... On le sait, la mémoire est sélective. Elle dit à sa façon que la joie c’est la vie. Le langage courant dit tout aussi bien que la maladie, la servitude, la peur, tout ce qui amoindrit la vie, ce n’est pas une vie… En somme, Spinoza n’approuve, ni ne condamne, il m’incite, en toute équanimité, à considérer que ce que j’ai vécu à tel moment de ma vie était une effectuation de la puissance d’agir dont je disposais alors ; si bien que j’ai mieux à faire qu’à dilapider celle d’aujourd’hui en regrets, en repentance -ou en célébrations. J’en prends acte…

Décomposition et recomposition de l’espace et du temps

…Pour m’aviser en même temps d’une tentation, celle de survaloriser les 25ans vécus au Liban au détriment des 32ans passés en France, à Versailles, dans ce logis où je vais bientôt mourir. Un temps qui se répartit en 10 ans d’activité professionnelle, et en temps de retraite irrigué d’affections et de fidélités chaleureuses, magnifié par l’écriture et comme sectionné par la mort de mon compagnon.

Parce qu’il est le temps du déclin, ce temps-là n’a, certes, ni la texture spatiale, ni la densité charnue, ni la scansion à échos multiples de mon temps libanais. Mais il n’est pas pour autant un temps de pure décomposition, ni même de stagnation ; il a été -et reste jusqu’à ce que mort s’ensuive- le temps d’une maturation, voire d’un certain accomplissement.

Mon retour en France, je l’ai vécu péniblement, plus péniblement que la perte de la foi : mort ou vif, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob -qui avait été le mien- n’en était pas affecté ; en 1976, en quittant le Liban où j’avais appris à exister et que j’aimais, j’étais le rat qui fuit le navire en perdition. Du coup, je cessais brutalement d’être la jeune femme frottée de lumière lustrale et qui renaissait à chaque printemps dans la profusion délicate et sauvage des cyclamens rosés, des anémones rouges, blanches ou violettes, des jacinthes bleues, des iris noirs… Le Liban en décomposition me crachait le péché originel au visage. L’homme était bien un loup pour l’homme. Sauve qui peut. Je me découvrais quinquagénaire vulnérable dans un monde plombé par ses pesanteurs, rongé par ses injustices, égaré par ses illusions, émietté par ses fringales, un monde sans boussole où, pourtant, certains croyaient encore que le mur de Berlin figurait la ligne de démarcation entre le Bien et le Mal…

Mon retour en France m’obligeait à me centrer, à me sédentariser. Je n’étais plus en partance. Je revenais dans mon pays avec la garantie du droit du sang et du droit du sol et pourtant aucune complicité ne me liait au lieu où j’avais à vivre, aux gens avec qui j’avais à travailler. Parce qu’elles jalonnaient un ailleurs indéfiniment ouvert, disponible, je m’étais sentie hôte bienvenue à Ispahan ou à Palmyre ; je n’ai jamais pu voir dans l’écrin de la puissance de Louis XIV (mis à part quelques détails capables de faire oublier l’omniprésence et l’omnipotence royales) autre chose que la domestication -réussie esthétiquement plus que politiquement sans doute- d’un espace géographique et humain. Le printemps francilien n’avait que faire des injonctions du calendrier et d’un bout de l’année à l’autre, portes et fenêtres servaient à séparer le dedans et le dehors. Mes ouailles versaillaises, pourtant ointes de suffisance franco-française pour la plupart, ignoraient presque tout des règles du bien-dire-pour-bien-penser qui allaient de soi (du moins je l’avais cru) auprès de mon public libanais. Je découvrais dans les rapports administratifs et dans le travail une France hiérarchique et cérémonielle qui me gênait aux entournures et me faisait presque regretter les restes de ce tribalisme accueillant qui, au Liban, rendaient possible une sorte de complicité organique entre le riche et le pauvre, l’assistant et l’assisté, le marchand et son grouillot. Le respect des droits de l’homme -ou du moins son idée- est une belle conquête de l’humanisme occidental mais il ne suffit pas pour établir des relations de bon voisinage avec le tout venant des jours ouvrables. Faire de l’universalisme sans l’animation des corps et des visages, c’est condamner quelqu’un à être n’importe qui, sis n’importe où… De l’anti-spinozisme radical.

Je n’avais ni à accuser, ni à revendiquer. Il fallait donc m’ajuster. Il me fallait apprendre à voir le soleil dans la réflexion d’un rai de lumière sur le plateau de cuivre à coulées d’étain accroché au mur, à mesurer l’écoulement du temps à l’aune de mon image dans le miroir. Le Liban m’avait persuadée qu’ici, c’est déjà ailleurs, qu’aujourd’hui, hier et demain peuvent s’échanger dans une convivialité aimable et paresseuse ; désormais, il me fallait accepter de parquer le ici et le maintenant dans un espace-temps qui -Louis XIV es-tu là ?- se repliait sur son quant-à-soi. Il me fallait, il me fallait…

L’urgence me prenait au collet, comme lors de ma première entrée dans une classe à Beyrouth, mais elle n’avait plus rien de l’audace conquérante et de l’innocence des commencements : je savais désormais que j’avais vieilli, que je continuerais inexorablement à vieillir et que le monde se mêlait de changer sans crier gare. De mon pied-à-terre libanais, j’avais, certes, prêté une attention constante -que je voulais lucide- à la guerre froide, aux faits et méfaits du nassérisme, aux avatars du conflit israélo-palestinien, aux drames de la décolonisation, à l’explosion juvénile de mai 68… Mais j’avais soudain le sentiment, fort désagréable, d’avoir pris parti par référence à une France mère des arts, des armes et des lois (Joachim du Bellay dixit en 1558), confirmée en pays des Lumières au XVIIIe siècle et qui, bien que sévèrement malmenée par la défaite de 1940 et quatre ans d’occupation allemande, s’était vue rétablie dans son excellence par l’épopée gaullienne... Mon code de bonne conduite politique était à réviser tout comme mes prétentions pédagogiques. Il n’y avait plus d’estrade dans mes classes : effacé le symbole d’une prééminence fonctionnelle et culturelle, je prenais conscience -et de fort mauvais gré- d’en avoir été dupe. Désormais, je ne pouvais compter que sur ma seule puissance d’agir pour ajuster ma parole à ce grouillement de rapports confus que me proposait l’espace clos et vite effervescent d’une classe française. L’écho de 68 se ramenait aux grincements de girouette rouillée de la formule revendicatrice : nous, les jeunes qui… Le temps des horloges, le temps de l’histoire déjà faite et en train de se faire, que ce soit dans un calme grognon à Versailles ou dans un déchaînement de violence à Beyrouth, je devais les recomposer en durée vivante. Ce que j’ai tenté de faire, d’abord seule, avec plus ou moins de bonheur. Puis, des collègues m’y ont aidée avec qui j’ai partagé capitalisation des ressources, élaboration de méthodes, analyse des résultats… Une telle pratique de la solidarité desserrait l’étau de la grisaille du petit matin sur le chemin du lycée, me donnait de l’assurance parmi grandeur et misère de ce microcosme d’enseignement français, et surtout me faisait reprendre ce beau, ce lent travail de conquête de notions communes : mon milieu de travail se réaménageait en espace humain. Oui, rien n’est plus nécessaire à l’homme que l’homme quand des individus accordent leur puissance d’agir dans une même activité libératrice.

Du coup, je pouvais m’ébrouer. Il y avait, dans le parc qui cernait mon lycée, des marronniers dont les rameaux feuillus faisaient le dos rond au printemps pour soutenir l’érection blanche ou vieux rose de leurs grappes fleuries, un ginkgo pachydermique qui s’accomplissait en arbre aux écus d’or à l’automne, alors que les érables portés au rouge pourfendaient la grisaille sans sécher sa goutte au nez. Versailles était près de Paris, en Ile-de-France, en France, dans le monde. De proche en proche, tout m’était rendu.

Provinciale pauvre -et le resserrement de l’occupation allemande limitant les déplacements-, j’étais partie à Beyrouth sans connaître Paris. J’y avais fait par la suite des séjours nombreux mais brefs et surtout consacrés à des rencontres familiales. Désormais, les rues de Paris étaient à ma portée, ses quais et ses ciels de Seine, ses musées et ses gens d’aujourd’hui. Et Vincent-Vahé qui m’entendait dire que tel nom de lieu fleurait bon Proust ou Saint-Simon s’empressait de bâtir un itinéraire autour de ce nom-là -pour me l’offrir à la première occasion, tout juste sorti d’un matin de création du monde… En quelques années, je me suis approprié la France, ou plutôt villes et villages de mon pays m’ont rendu la proximité de l’ailleurs -soit de ce que l’on peut bien approcher avec une curiosité fervente mais sans jamais s’y fondre, sans jamais le posséder. J’ai appris à savourer ce sentiment de non-appartenance qui vous fait approcher de tout sans vous faire adhérer à rien, de me suffire de ces moments de grâce où l’on tutoie des lieux, des hommes et leurs œuvres. Ainsi la nef de Vézelay et son plein de courbes biseautées par le mouvement de la lumière ; l’abbaye du Mont Saint-Michel porteuse de l’Assomption du sol et de la mer ; Vauban qui donne ses lettres d’élégance à l’architecture guerrière et traite de la condition du soldat ou du paysan, de la fonction du ministre ou de l’autorité du roi avec un égal humanisme, lucide et généreux. J’ai eu plaisir à apprendre -et à voir- qu’était romane -et avec un beau recueillement dans la modeste plongée de sa nef- l’église de campagne où j’ai été baptisée et où j’ai chanté avec la chorale intempérante de mon école la messe de requiem. Mais elle ne m’est ni plus ni moins proche que la petite église saintongeaise de Finioux …

J’aurais tendance à m’attarder sur ces pérégrinations -pour y voir la constance d’une ouverture au monde. Il me faut prudemment revenir à L’Ethique et à son cheminement -sans carte routière et sans escale pointée- de la servitude à la liberté. Entre Amsterdam où il est né et La Haye où il est mort, Spinoza n’a fait que les déplacements exigés par ses études ou par la nécessité de fuir la colère vengeresse de quelque dévot ; et, quitté le logis familial, il n’a habité que des chambres de location. Signe sans doute d’un engagement précoce et jamais démenti dans la construction jumelée d’une vie et d’une œuvre. C’est dire que seule la pensée réfléchie peut accéder à l’espace sans faille où les essences singulières s’articulent dans l’éternelle cinétique du cosmos. Aux déplacements du corps correspondent, certes, des mouvements de la pensée, mais ces mouvements peuvent se réduire à une agitation qui multiplie les rapports extrinsèques et favorise l’enlisement dans la connaissance du premier genre. Ainsi va, bien souvent, le voyage. Et il m’est sans doute arrivé plus d’une fois de me satisfaire de la griserie du dépaysement. Mais il m’est arrivé aussi de le vivre comme un afflux de sève cosmique… Et s’il s’agissait là d’un… diverticule ?... de cette intuition qui relaie le raisonnement pour ouvrir la pensée à la connaissance du troisième genre ? Voilà qui me fait sourire d’aise -sans trop nous convaincre Spinoza et moi. Il reste que le voyage m’a donné parfois le sentiment d’une libre circulation entre mon for intérieur et le monde tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change… Plus modestement, c’est grâce à mes voyages que je sais qu’être Persan n’est pas plus étonnant mais est tout aussi intéressant que d’être Cucugnanais -et vice-versa.

L’écriture

Mais c’est dans l’écriture que se sont ancrées les vingt-cinq dernières années de ma vie.

Comme le disent la plupart des écrivains, petits ou grands, j’ai toujours voulu écrire et je m’y suis exercée assez tôt : à partir de ma 10e année et jusqu’à la fin de mon adolescence, il m’est arrivé çà et là de passer une nuit blanche à confectionner et à retenir un poème -rimé et rythmé selon les règles classiques- pour le transcrire au matin avec le sentiment du devoir accompli. Et si je rédigeais hâtivement compositions françaises, puis dissertations (j’étais à peu près sûre d’une bonne note et je payais de dédain l’estime en laquelle me tenaient certains de mes professeurs), j’y allais de ma plus belle plume quand il s’agissait de concevoir et de fignoler un compliment d’anniversaire ou un discours de bienvenue. La Mère Supérieure me gratifierait d’un baiser sur le front ; la main de Monseigneur se tendrait en un geste bienveillant pour me donner à baiser l’anneau pastoral ; mais ma récompense, ce serait le frémissement d’admiration que je sentirais courir dans l’assistance… Solitude ombrageuse et griserie de la gloriole anticipaient assez agréablement les tourments et les délices de la renommée à venir.

Passés le besoin de discipliner en rimes les trop-pleins du cœur et le temps des compliments et des placets de pensionnat, je me suis contentée, jusqu’à quelque 55 ans, de notations syncopées, finalement abandonnées au brasier libanais… Bien maigres prémices que voilà d’une prétendue vocation d’écrivain. Et pourtant, je n’ai jamais douté que j’écrirais, que j’allais écrire. Mais tant que j’étais en partance, la réserve des lendemains était inépuisable. Et quand les circonstances m’enchaînaient à un temps périssable, il me fallait survivre… Jusqu’à ce que, devenue enfin Versaillaise apaisée et quasi consentante, m’empoigne, une fois de plus, un sentiment d’urgence : c’était aujourd’hui ou jamais qu’il me fallait écrire -s’il n’était pas déjà trop tard. Ainsi m’est apparu un titre, Vahé le Gaulois : ce serait un recueil de récits et de nouvelles. A travers la geste d’un métèque toujours en instance d’apprivoisement, se dessineraient en filigrane les destins croisés de deux individus singuliers qui, sur l’échiquier des rencontres, n’avaient guère de chances au départ d’aller jusqu’au bout de la partie… Depuis, et malgré une fatigue sénile croissante -et qui tend à se faire accablante-, je ne suis jamais restée longtemps sans écrire. Mes œuvres complètes, inachevées et en grande partie inédites, tiennent dans un casier de bibliothèque et leur quasi confidentialité n’a guère été compromise par un prix littéraire -modeste malgré son nom pompeux de prix Prométhée de la nouvelle. Pourtant, quelques applaudissements y afférents ont pu me faire croire que j’entrais dans la république des Lettres. Il n’en a rien été malgré envois persévérants de textes à des éditeurs et dévouement de sympathisants appliqués à glaner des jugements favorables. J’en ai éprouvé dépit et chagrin. Pas pendant très longtemps : j’avais passé l’âge où Victor Hugo avait à choisir entre être Chateaubriand ou rien mais je savais qu’il me fallait écrire et que ce que j’écrivais avait quelque valeur. Soljenitsyne dit dans une interview, qu’au cours de ces années de camp où il ruminait en silence ce qu’il avait écrit mentalement, afin d’échapper à toute investigation de ses geôliers, il avait appris à habiter la langue. Toutes proportions gardées, j’ai appris, moi aussi, pendant des années de fréquentation solitaire et balbutiante, à habiter la langue… Aujourd’hui, c’est bien quand je m’installe devant mon ordinateur pour écrire que j’ai enfin le sentiment d’entrer chez moi. Et dans des moments de vacuité, je me récite une fable de La Fontaine ou un poème de Mallarmé pour ne pas déserter mon lieu.

Vincent-Vahé a pressenti, sinon compris, mon rapport à l’écriture : ça me rassure quand je te vois devant ton ordinateur, disait-il, alors que la fatigue le tassait dans son fauteuil. Un ami attentif et clairvoyant m’a ouvert internet et ainsi tout un champ de communication. Je pouvais écrire dans une totale liberté d’expression : je savais qu’ici ou là une phrase que j’avais modelée pour qu’elle s’ajuste à une perception, à une émotion, à une idée, rencontrerait quelqu’un quelque jour. En écriture comme en existence, j’étais bien un individu singulier capable de tendre mes mots pour que s’y accroche, ici et là, l’expérience intime d’une lecture qui leur ferait prendre corps…L’écriture est un potentiel inépuisable de notions communes.

Spinoza ne m’abandonne donc pas, même quand je semble entrer en dissidence à planter ma plume dans cette existence fangeuse où nous vivons -souvent en aveugles- l’enchaînement des effets et des causes… Ecrire pour exister est un exercice de libération spirituelle, à inscrire dans la pratique de la connaissance du 2e genre.

C’est que la réussite de l’écriture est bien de pouvoir être un mode de vie, non par la seule quantité du temps qu’on lui consacre ou -moins encore- par les droits d’auteur qu’on en espère mais par la façon dont l’intention d’écrire investit la totalité des démarches de l’existence. Parce qu’elle accorde au vécu le plus modeste la plus-value du sens, l’écriture est un acte de résistance à l’enlisement dans le pathos.

C’est évident pour l’écriture philosophique qui énonce le questionnement de l’homme sur lui-même pour l’organiser en vision du monde cohérente -et, autant que possible, en sagesse : je demande aujourd’hui à L’Ethique, écrite il y a plus de trois siècles, de diriger et d’éclairer le regard que je porte sur ma vie… C’est tout aussi vrai, mais différemment, de la littérature. Et Spinoza, lui qui se défie du symbole, perturbateur de la pensée rationnelle, m’aide -sans le vouloir- à comprendre comment. Il dit en effet que ne périt de l’homme que ce qui en lui est sujet à décomposition, soit ce qui -outre son corps visible-, est, dans sa façon de vivre, une effectuation purement passive de sa puissance d’agir, ce qui l’enferme dans la connaissance du premier genre. Araignées qui se battent et mouches qui se débattent travaillent à leur décomposition totale et définitive… Mais il suffit de passer, si peu que ce soit, de l’affect passif à la joie active, pour s’ouvrir à la connaissance du 2e genre. Or, tout ce qui apporte gain de sens est participation créatrice à l’essence, donc à l’éternité. Ainsi fait la littérature à l’égard du magma de l’expérience humaine, des existences incertaines, sacrifiées ou inaccomplies. La littérature, qu’elle soit récit, fiction, poésie, c’est l’arche de Noé du pathos ; en le prenant en charge, l’écriture en fait l’expression chimiquement pure de la condition humaine ; elle l’arrache à la pesanteur du vécu immédiat, à la négation, à l’insignifiance et par là même le sauve de la mort pour en restituer le bouquet à l’éternité. La Divine Comédie de Dante, comme le cimetière américain d’Ohama Beach, participent ainsi à l’harmonie du cosmos. Et qui sait si l’écriture de Proust n’y a pas inscrit quelque chose du salon de madame Verdurin ? quelques froissements de rire homérique ne dépareraient pas la béate sérénité du Deus sive Natura de Spinoza… J’aimerais bien, moi, tamponner l’éternité d’un sourire en demi-lune de poupée de chiffons… Mais surtout, surtout, je voudrais avoir écrit une seule phrase assez forte, assez belle, assez vraie, pour racheter en béatitude le malheur d’un enfant dont on a fait un sicaire, d’un homme ou d’une femme harassés par la seule nécessité de survivre. Non, Benoît-Baruk, mon frère, le conatus n’est pas rationnel et il est à humaniser et à rationaliser selon cet amour dont vous vous réclamez, puisé dans la lecture de l’Ancien et du Nouveau Testament et ramené -avec une habileté retorse parfois- à une révélation naturelle dans l’Ethique et surtout dans le Traité théologico-politique. Il faut le répéter, inlassablement : rien n’est plus utile à l’homme que l’homme.

Ainsi Spinoza, lui qui récuse l’espérance comme la foi (l’Etre est une certitude ou il n’est rien), me donne à espérer que la littérature, et peut-être l’art dans son ensemble, est une glane de notions communes au service du salut ontologique de tous et de chacun. L’identité du moi-je peut bien se défaire à la mort : si elle a participé -directement ou par délégation caritative ou esthétique- à l’assomption de son essence singulière, elle a enrichi l’Etre. Voilà qui desserre l’étau de la nécessité définie par l’enchaînement linéaire des effets et des causes et fait entrer dans le cosmos étanche d’un penseur du 17e siècle quelque chose du grand vent d’un univers en expansion, voire d’une multiplicité d’univers parallèles dont parle la science d’aujourd’hui… La dynamique anime la cinétique. Si Spinoza, mathématicien expert et observateur curieux, l’avait su, la logique de fonctionnement de son Deus sive Natura en eût sûrement été changée…

Tout comme il n’eût sans doute pas ri devant araignées qui se battent et mouches qui se débattent, Spinoza, si son intérêt pour ce dont un corps est capable avait été informé par la physiologie et irrigué de bons sentiments par la Société protectrice des animaux… Aujourd’hui, je ne ferais pas de mal à une mouche. Or, dans mon enfance, le grésillement d’agonie des mouches prises aux spirales de papier miellé suspendues au plafond, c’était pour moi le chant de l’été dans ses après-midi de torpeur heureuse… Nous pouvons écraser d’un coup d’ongle, le pou engourdi dans la perruque du philosophe : on n’a pas appris à Baruch, l’enfant juif, que ça peut avoir mal, les araignées et les mouches, et Benoît, l’adulte hollandais, ne s’en est pas avisé, préoccupé qu’il était par la propension qu’ont les hommes à se battre au nom de Dieu comme araignées jalouses et à se débattre devant l’inévitable comme mouches impuissantes. Les inconséquences humaines, il faut pouvoir en rire, parfois, -d’un rire homérique, brutal, qui fasse voler en éclats la tentation de désespérer de nous, et de la nature, -divine ou non- et de la raison… Le rire de Spinoza entre peut-être, lui aussi, dans l’économie du cosmos, un cosmos qui, via le rire de l’homme, entérine les échecs de la méthode des essais et des erreurs … Tout au moins Spinoza a-t-il pu, après avoir été secoué de rire, neurones irrigués de sang vif, reprendre, plume en main, son projet -singulier et œcuménique- de libération de l’homme par l’homme. Ecrire pour exister et faire exister selon l’Être…

D’une mort à l’autre

Car c’est bien d’existence qu’il s’agit. Entre naissance et mort, entre la mort des autres et ma mort. Spinoza rejette la méditation devant le ricanement du crâne vide. La mort est l’ultime et radicale mauvaise rencontre. Elle est donc à éviter -et à accepter quand vient le moment où elle est inévitable. Mais avant ce moment-là, il est urgent de vivre…

Voilà qui est totalement vrai quand on est, comme Spinoza l’a été, talonné par la maladie alors qu’il y avait l’œuvre à écrire, les hommes de bonne volonté à convaincre, les fanatiques à fuir quand la raison était impuissante à les neutraliser. Et il a su vivre et mourir en sage, à 45 ans. Mais souvent, et de plus en plus en plus souvent, et de plus en plus longtemps, on vieillit avant de mourir, si bien que la vie s’épuise en jours, en mois, en années de pauvre survie. Aujourd’hui, chez nous, on n’en finit pas de mourir.

Vincent-Vahé est mort à 81 ans, dans un ultime sursaut de vitalité et assez vite pour échapper à la déchéance. Sa mort, c’était l’évidence de ma mort, non pas comme crainte obsessionnelle ou sujet de méditation mais comme borne routière qui demandait toute une réorganisation de ma présence aux autres et à moi-même. Après le premier flux d’émotivité, mon chagrin s’est coulé dans la pérennité d’une absence-présence, bientôt amicale et dont je suis la seule dépositaire. J’ai fait, pour une bonne part, l’économie de ce travail de deuil qui convertit progressivement le vivant tout proche en absent équivoque, puis en cher disparu et enfin en ancêtre tutélaire. A 77ans, je n’aurais pas à lui survivre très longtemps mais peut-être valait-il la peine de voir ce que je serais capable de faire de cette solitude à la fois libre et hantée. Voilà cinq ans que j’expérimente, sous l’auvent d’un passé bienveillant, mais point trop tutélaire, cette capacité à vivre avec mes propres ressources, sans la prothèse ou le bâillon d’un compagnonnage physique. La veuve de Vahé-Vincent a dû apprendre à naviguer à vue -pour le meilleur- entre sa mort à lui et sa mort à elle. Pour le meilleur, dis-je, soit pour reprendre, seule, ce lent travail de pacification avec soi, avec le temps déjà vécu, avec le monde comme il va, afin de ne rien perdre de la grâce d’un instant. Ce travail, je le résume en une formule-programme que voici : presser mes jours jusqu’à la dernière goutte de lumière. Elle peut paraître un rien trop jolie mais elle a une fonction très prosaïque d’ouvre-boîte quand planète en danger, temps baveux et carcasse grinçante s’entendent pour m’enclore. Et ça ne marche pas si mal, ma foi. En dépit de ratés inévitables, j’ai le sentiment d’avoir affiné mes appartenances, validé ou révisé mes attachements, allégé les conventions, équilibré tolérances et refus. Je n’ai plus guère à m’illusionner sur le champ d’action de mon libre-arbitre, ma liberté se concentre sur le ratissage de la pénurie.

Pourtant, le pire n’est jamais loin. Que j’ouvre radio, télévision ou journal et c’est la misère du monde -en même temps que notre impuissance à la guérir- qui aigrit mon yaourt, gâche une éclaircie, désarticule un raisonnement. Mourir maintenant, serait-ce à nouveau quitter le navire en perdition ? Spinoza s’étonnait de l’entêtement des hommes à prendre fait et cause pour qui les tyrannise ; il a osé, bien avant Nietzsche, mettre sur le même plan ces maîtres-ès-tristesse que sont le tyran qui violente les corps et le prêtre qui mortifie les âmes ; il s’est indigné du massacre des frères de Witt par la populace comme d’un retour à la barbarie… Que dirait-il de nos génocides ? de la reconnaissance de la banalité du mal, des intégrismes, des discours politiques qui appellent à une ligue de la défense du Bien contre les forces du Mal ?… Pour Spinoza, il n’y a pas de valeurs qui nous seraient révélées et imposées par une intelligence et une volonté transcendantes, il n’y a pas de Bien et de Mal, il y a seulement l’ordre des choses, la raison capable de le connaître et de discerner le bon et le mauvais, soit l’utile et le nuisible dans la conduite pratique de l’existence. C’est dire que, dans telle ou telle situation, l’effectuation de la puissance d’agir de ceux qui y participent, est bonne pour celui-ci, mauvaise pour celui-là, parfois mauvaise pour tous, rarement bonne pour tous. Spinoza a lu Hobbes comme il a lu la bible et l’évangile : en esprit libre. Son rationalisme ne fait jamais l’économie de la multiplicité et de la diversité des individus et des situations et c’est pourquoi le souci éthique répond à une exigence de conciliation et de réconciliation qui n’a que faire de l’alpinisme métaphysique comme de l’acceptation cynique de la loi du plus fort. La banalité du mal, c’est le constat de la pérennité de la servitude humaine… Il n’y a qu’un monde, Deus sive natura en bordure duquel les hommes ont à tenter de vivre en paix au mieux des intérêts de tous et de la liberté de chacun. La démocratie, vers laquelle il penchait mais dont il n’a pas eu le temps de faire la théorie, nous prétendons la pratiquer et la répandre mais nous devons savoir qu’elle concerne des individus et des groupes concrets, qu’elle est faite d’un ajustement de rapports, et qu’elle est constamment sujette à décomposition, comme araignées qui se battent et mouches qui se débattent. Aujourd’hui, elle est en danger.

La proximité du pire, oui. Je rappelle volontiers que j’ai eu 20 ans en 1946, soit à la fin de la deuxième guerre mondiale. L’horreur basculait dans le passé. Plus jamais ça ! Nous allions refaire le monde selon liberté, égalité, fraternité : Les hommes naissent libres et égaux en droit, n’est-il pas vrai ? Quelque soixante ans plus tard, nous voyons s’effilocher notre civilisation occidentale où les pouvoirs en place croient encore possible l’ajustement des impératifs mécaniques de la production-consommation aux exigences -réfléchies- de la démocratie. La mondialisation, abandonnée aux lois du marché, ratatine notre vision politique en concurrence économique planétaire et les voyages dans l’espace -accomplis ou en préparation- bouchent l’horizon cosmique. Au secours Spinoza ! Oui, les intempérances du religieux -et de l’économique- doivent être contenues par le politique ; le pouvoir politique contenu par le contrôle du peuple ; le pouvoir du peuple éclairé par la raison … pour qu’en dernier ressort chacun puisse utiliser au mieux sa force de vie, sa puissance d’agir… C’est reposant de réduire l’enchevêtrement explosif de notre monde à un schéma catéchisant. Mais on le sait (et Spinoza l’a su en son temps mieux que personne) : une poignée de fanatiques servie par imbéciles, profiteurs et paumés en état de manque d’identité suffit pour décomposer les rapports de l’homme à l’homme ; pour les composer, il faut l’attitude éthique, soit, conjointement, l’habileté diplomatique qui travaille à équilibrer les rapports de forces, et l’attitude expérimentale, quasi joueuse, qui, à travers itinéraires singuliers et locaux, part de la joie active pour tisser des réseaux de notions communes. Il s’agit en somme de neutraliser les antagonismes dangereux et d’élargir le champ des rapports positifs, -ce qui, pour en arriver à faire un monde heureux, suppose un immense entrelacs de bonnes rencontres… Pour l’heure, la décomposition semble l’emporter…

Et sans espoir d’un remplacement de l’homo sapiens par quelque espèce sapientissime. Le vivier africain est à sec et la planète s’affaisse, corps et biens, sous le poids de notre sapience. En mourant, je ne serai pas le rat qui abandonne le navire en perdition, non, mais seulement une vieille femme qui refuse d’ajouter sa dégénérescence à la décomposition du monde humain.

Car le pire, immédiat celui-là, c’est aussi ma décomposition, vécue au jour le jour, incurable et inexorable. A 82 ans, il n’y a là rien de scandaleux. Je retrouve, ironiquement, la question de Spinoza : de quoi un corps (le mien en l’occurrence) est-il capable ? De pas grand’chose, mon bon monsieur. Inutile de dresser un état des lieux. Suffit le constat que la peine de vivre l’emporte peu à peu sur la joie d’exister, si bien qu’il est prudent de mourir avant que l’affaiblissement de l’intellect ne libère (que Spinoza nous pardonne, Gilles Deleuze et moi, pour le mot et la chose) l’imbécillité du vouloir-vivre. On m’aura comprise : je n’ai pas envie de mourir, je suis fatiguée de vivre. Je choisis de mourir maintenant pour ne pas dévaloriser ma vie, la vie, dans la dépendance physique, dans l’hébétude. Caisses de retraites et de Sécurité sociale pourront m’accorder un soupir de soulagement !

Je ne me pose pas en modèle. A chacun sa mort suivant ses croyances religieuses, l’évaluation de ou l’abandon à sa force d’exister. Je voudrais seulement que mon choix contribue, si peu que ce soit, à faire de la mort une question totalement humaine. Il s’agit de reprendre le Tu ne tueras point à sa racine biologique et spirituelle au lieu de l’encadrer de sacralisations hétérogènes qui entretiennent la confusion.

A l’évidence, l’interdiction du meurtre telle qu’elle apparaît dans la Bible : l’opprobre jetée sur Caïn pour le meurtre de son frère Abel, la substitution d’un animal à l’enfant Isaac dans le sacrifice d’Abraham, avant même sa formulation dans la loi mosaïque, est le simple énoncé de la première condition d’existence du corps social. Le langage ne fait ici que rationaliser en le socialisant le conatus, soit la tendance de l’être à persévérer dans son être. Mais la belle, la simple, la lumineuse universalité de cette évidence -faite commandement pour contenir les divagations du pathos- a volé en éclats et les sacralités ne servent qu’à ajuster interdits et obligations à des visions hiérarchisées, incohérentes, de la vie et de la mort. Parce que la vie est sacrée, tu ne tueras pas l’embryon pré-humain ou le vieillard épuisé qui appelle la mort mais parce que sont plus sacrés encore Dieu, la patrie, l’honneur de la famille ou le pétrole, tu tueras l’infidèle, ton voisin croate, l’arrière-petit cousin de l’insulteur de ton arrière-grand père ou l’Irakien. Finalement, la sacralité de la vie humaine ne joue pleinement que dans ces zones d’ombre où elle n’est pas encore et où elle n’est presque plus.

Il n s’agit pas de prétendre que l’on peut traiter tout ensemble de la guerre, de la vendetta, de l’avortement et de l’euthanasie mais seulement de montrer la nécessité de mettre un peu d’ordre dans ce galimatias de croyances, d’archaïsmes, de préjugés d’où nous tirons nos idées sur la vie et sur la mort, idées spectaculairement inadéquates.

L’idée adéquate de la vie ? C’est, rappelons-le, l’exercice de la force d’exister, de la puissance d’agir, sans autre limitation que ce que la loi prescrit ou interdit afin d’assurer un minimum de cohésion sociale. Le Tu ne tueras point ne fait que dégager assez la vie de la violence brutale qui la met en péril, pour que l’on puisse, tout à loisir, voir bourgeonner au fil de l’histoire et de la réflexion, les exigences multiples, inattendues parfois, du respect de la vie (mais il s’agit toujours d’aller d’un ordre subi vers un choix raisonné, libérateur). L’enfant qui naît n’est pas qu’un paquet de causes et d’effets : la fraîcheur de sa force de vie en fait un bouquet de promesses -dont il dépend de lui et de bien d’autres qu’elles soient ou non tenues… Si, affaiblie par l’âge, je puis juger que j’ai de plus en plus de difficultés à vivre, je crois avoir, au nom même de ce qui me reste de force de vie, non seulement le droit de mourir mais aussi le droit de voir ma décision respectée.

La notion de non-assistance à personne en danger serait à réviser. Son fonctionnement légal fait que je dois assumer seule mes derniers instants afin de ne compromettre personne. Une grande douceur m’envahit à me rappeler que les mains de Vincent-Vahé étaient cramponnées aux miennes quand il est, d’un coup, tombé dans le coma.

Dépôt de bilan ?

Bien. Où en sommes-nous, Spinoza, ma vie et moi ?

La tentation me saisit de faire un dépôt de bilan : juge qui voudra (et qui donc pourrait le vouloir ?) et comme il le voudra ce qui a pu se disséminer çà et là d’une existence sans dehors spectaculaire et dont une bonne partie n’a désormais pas d’autre témoin qu’une mémoire -la mienne- fragmentaire et partiale. Me retient le sentiment qu’il y aurait dans cet abandon plus de vanité déçue qu’il n’y a eu d’orgueil à prétendre faire de ma vie une lecture spinoziste. Me voilà donc devenue mouche (mal) pensante qui se débat pour n’avoir pas à rassembler en connaissance les dernières bouffées d’existence qu’elle s’est accordées ? J’entends le rire de Spinoza.

Récapitulons. Automate spirituel enlisé dans la connaissance du premier genre ; préposé à la connaissance du deuxième genre, voire du troisième ; doté d’une puissance d’agir une et multiple à ajuster à la puissance d’agir d’une infinité d’autres automates, -spirituels ou non- ; doté aussi d’une raison qui se perd souvent dans l’enchevêtrement des effets et des causes mais qui peut, animée par la joie, aller vers le cosmos et son harmonie béatifique : telle j’étais il y a 82 ans. Je retrouve la question de départ : qu’a fait de moi -hormis les dégradations physiques- ce long temps d’existence et surtout qu’en ai-je fait ?

En relisant ce que j’ai écrit, m’agace quelque peu l’intention, à peine dissimulée, de doser assez ombre et lumière pour en arriver à un satisfecit réservé, plus prudent que raisonné : l’automate spirituel disposait d’une assez bonne mécanique dont a été fait, à travers bonnes et mauvaises rencontres, un usage décidément bon ou mauvais par ci, à valeur indécidable par là… On demande l’indulgence du jury. Spinoza reste coi.

Mais il y a peut-être plus intéressant que ces petites ruses de la vanité..Je constate que j’utilise à plusieurs reprises, le terme d’expérimentation pour désigner ces tâtonnements et ces choix qui m’ont faite. Le terme ne fait pas partie de l’arsenal conceptuel de Spinoza mais à lire l’Ethique et surtout le Traité théologico-politique et aussi la correspondance, j’ai eu bien souvent le sentiment d’une exploration existentielle, guidée, certes, par l’exigence rationnelle mais tout engagée dans l’épaisseur des êtres et des situations : Moïse et les Hébreux ont, toutes proportions gardées, même force de présence -et prêtent aux mêmes interrogations- qu’araignées qui se battent et mouches qui se débattent. C’est parce que la puissance d’agir est exploratrice, fureteuse, que l’aventure humaine ne se réduit pas à un catalogue de mésaventures dérisoires. Grande Histoire et petites histoires bouillonnent de sens. J’en veux pour preuve ce geste de pousser dans le four de la cuisinière le ballon bien rond , bien lisse que l’on vient d’offrir à la gamine de 4 ou 5 ans que je suis alors... Evidemment, le ballon a explosé et ma mère m’a giflée mais peu importait : c’était le prix à payer pour savoir. C’est dans un état d’esprit assez voisin, somme toute, que j’ai choisi la philosophie et son enseignement, que j’ai épousé Vincent et que, 52 ans plus tard, j’ai accepté de lui survivre. Il fallait risquer pour savoir. La touche humaine dans ce qui arrive, c’est l’intention de faire advenir l’inconnu, -chose ou sens. Je ne m’en dédis pas : en décidant de mourir, je fais advenir un non-évènement. Grand bien me fasse ! En attendant, je ne suis pas mécontente de garder jusqu’au bout quelque chose de l’enfant-qui-veut-savoir-ce-qu’il-advient-d’un-ballon-qu’on-expose-à-la-chaleur-du-four…

Me voilà bien loin de cette connaissance du troisième genre qui permettrait d’accéder -foi de Spinoza !- depuis cette frange trouble et agitée où naissent, vivent et meurent les étants que nous sommes, à la vision du cosmos intégral. Tant pis pour moi ? J’aurais plutôt envie de tirer Spinoza par la manche pour l’engager à entrer plus avant dans cette logique de l’expérimentation qui est celle de l’ouverture, qui est celle de la vie, qui est celle d’un cosmos peut-être éclaté en univers multiples, en plurivers… L’immanence, soit : nous n’avons que faire, Spinoza et moi, d’une transcendance écrasante et lointaine qui alimente encore prières et guerres saintes. Mais l’immanence ne peut plus être tout à fait ce qu’elle était. Gagnée par l’Histoire, elle bâille sur les hasards du devenir.

Ma vie et moi ? Une évidence : si elle a été habitée par la recherche du sens, c’est en abandonnant peu à peu les recettes religieuses, culturelles qui laissent tout juste place au tour de main individuel. Mais elle ne s’achève sur aucune promulgation de sens. Le sens de la vie est constamment à faire Le JE qui peut dire : je suis, j’étais, je serai, je ne serai plus prend conscience de l’enveloppement du temps comme d’une cape qui glisse et qu’on rajuste indéfiniment. Ce JE-là s’est constitué en agglomérat à travers compositions, décompositions, recompositions. Ainsi suis-je à cette heure : un ego fait d’éclats accolés qui résistent à l’homogénéisation de la durée et plus encore à une uniformisation abstraite. Echec ? Que non pas mais fidélité à un sens en action qui fait lever la pâte de l’existence, jour après jour au fil des rencontres et des intentions. Mon tempérament et mon caractère n’ont cessé de se limer et de s’aiguiser à travers une histoire que ma mort sauvera de l’enlisement. Je retrouve avec bonheur cette idée de notion commune qui donne à mon existence une coloration spinoziste. Elle est inséparable de la joie et de l’amour Je la saisis comme le cordon ombilical qui m’a rattachée et me rattachera jusqu’à la fin au monde des hommes et qui -peut-être- ramène l’odyssée humaine à la bouillonnante, à l’explosive immanence du giron cosmique.

Alors, qu’en est-il du rire de Spinoza ? Ben voyons, c’est le licou qui garde le pathos à portée de main du cosmos. De quoi faire une chanson.

Merci, Benoît-Baruch de Spinoza

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Messages

  • Pourquoi écrit-on ? Bien sûr cela peut être un exercice, un plaisir pur et simple comme on dessine ou comme on fait de la musique à ceci près que l’écriture a toujours à voir avec le sens, elle est manipulation de concepts en même temps qu’elle est manipulation de sons. Plus que tout autre art, l’art d’écrire ne saurait être abstrait, il surgit d’une nécessité de dire le réel ou il n’existe pas.

    Cette nouvelle vient en réponse à ce qui est exprimé dans le texte d’Yvette Kherlakian, elle dit l’incompréhension d’une décision trop raisonnable pour être humaine, elle exprime la position du poète devant la décision du philosophe. Comprenne qui pourra.

    La statue de Versailles

    à Yvette Kherlakian

    Une décision tout à fait raisonnable, pesée, réfléchie et qui avait été longuement discutée avant d’être prise en conseil municipal. Elle était désormais absolument incontestable et tout le monde en avait bien conscience, ne restait plus qu’à la faire appliquer. Presque tous les détails en avaient été réglés, l’opération s’accompagnerait d’une cérémonie toute simple, simplissime avait été l’adjectif retenu. C’était le maire lui-même qui avait insisté pour qu’il y ait une cérémonie : on ne pouvait pas détruire ainsi un symbole aussi fort de l’histoire de notre communauté sans marquer le coup. Une petite cérémonie en dépit du côté très conventionnel de la chose, c’était bien le moins que l’on pouvait faire et c’était ce que l’on ferait le 2 novembre comme le compte-rendu du conseil municipal le précisait. On se rendrait en cortège – sans tambour ni fanfare – jusqu’au lieu de l’exécution – et l’on donnerait enfin à cette place la majesté voulue par ses architectes et que cette statue monumentale avait en vieillissant fortement compromise.

    Comment avait-on pu en confier la conception à un artisan aussi peu ambitieux ? C’était bien sûr juste après cette guerre terrible qui avait emporté avec elle toutes les illusions des hommes, les avait plongé dans la rancœur et la mélancolie. On n’a pas de rêves de grandeur quand on revient des tranchées, lorsque l’on a pendant des mois côtoyer la mort et les rats – cela vous rabaisse les homme à l’état sauvage, vous éloigne pour des décennies de la vie culturelle. Il n’y avait eu en ces années-là que des artistes sinistres – soldats du désespoir – du plus jamais ça – la der des der disait-on, on a bien vu ce qu’il en est advenu. Des hommes brisés, habitués à obéir lorsqu’on leur commandait d’aller se faire tuer, comment auraient-ils pu faire de vrais artistes. Ne songeaient qu’à une chose, la raconter leur guerre, nous la mettre sous le nez. Toute leur vie seront restés les anciens combattants, les médaillés de je ne sais quel exploit dont nous savions bien à quel point il avait été inutile. Guerre de position. Immobilisme qui les a marqué au point de ne plus jamais envisager la vie autrement. Comment peut-on vivre le regard fixé sur la mort sans autre ambition que de témoigner pour ceux qui sont restés sans sépulture au milieu des champs de bataille ? Comme si la vie ne continuait pas, comme si le spectacle s’arrêtait là – au milieu de rien. Comme s’il n’y avait pas d’autre mot d’ordre que de vivre - The show must go on - Rien d’autre – Inventer de nouvelles folies, s’extirper de la boue, de l’esclavage, de l’obéissance, bousculer toutes les conventions, tenter toutes les expériences. Comme ça qu’elle fonctionne la vie, qu’elle se forge de nouveaux chemins, s’écarte de ceux qu’elle a tracés lorsqu’elle a compris qu’ils n’aboutissent qu’à une impasse – Surréalisme – Années folles – mais l’on avait confié cette statue à un béni oui oui – un moraliste - marchand de bons sentiments et de bonnes résolutions – règles anciennes pour un monde ancien qui nous avait conduit à la catastrophe.

    Alors fatalement elle n’a pas tenu le coup, elle a mal vieilli. Ce que les hommes avaient cru bon d’accepter au nom des morts, très vite leur est devenu insupportable et comme ils n’osaient pas le dire, ils ont laissé le temps faire son oeuvre. Non seulement le monument se dégradait – et personne n’osait plus y toucher – mais ce qui leur avait semblé être une oeuvre d’art à la hauteur de leur chagrin, devenait petit à petit à leur yeux une horreur – une sorte de statue saint-sulpicienne – dont ils avaient honte. Le monument n’était pas - n’était plus - digne de ce qu’il était censé représenter. Imagerie d’Epinal – trop terre à terre – trop raisonnable au fond et qui ne laissait aucune place à l’imagination, statue de poilu bien propre, bien respectable, dans son uniforme qui n’offrait aucune prise à la colère et ne disait en aucune manière la stupidité de cette guerre mais au contraire semblait donner raison à tous ceux qui l’avait soutenue bloquant pendant plusieurs hivers l’avancée de l’ennemi sur le sol national, le repoussant enfin hors du territoire et lui infligeant non seulement une défaite militaire cuisante mais un traité de paix qui devait le corriger à tout jamais du désir de nous envahir. Statue stupide d’un soldat prêt à toujours donner raison à ses supérieurs, à croire toutes les propagandes. Peuple à genoux que le sacrifice avait rendu encore plus docile, complice de la mort, fier de la boucherie à laquelle il avait participé.

    Il était sérieusement temps d’en finir, de tout remettre à plat – débarrasser le plancher de ce corps vieillissant – inadapté aux réalités du monde d’aujourd’hui. Franchement au venait faire un vieux poilu sur cette place magnifique dédiée au Roi Soleil. Le socle sur lequel reposait la statue était sans doute ce qui aujourd’hui irritait le plus les citoyens, un socle de ciment d’une laideur telle que certains prétendaient qu’elle leur rappelait celle des blockhaus de la seconde guerre - comme si justement les autorité de l’époque avaient voulu le rendre indestructible et c’était bien ce qui inquiétait le maire qui se demandait comment on pourrait faire disparaître la statue lors de cette courte cérémonie. Il ne fallait surtout pas que l’agonie de ce pauvre poilu traîne en longueur au risque de voir les spectateurs regretter ce qu’ils avaient si longtemps détesté. Expéditif. Une cérémonie sans fioriture, que ne puisse s’installer le moindre remords – désir de revenir en arrière, de n’avoir pas accompli ce que l’on a accompli. C’était cela qui serait désastreux. L’opération était éminemment symbolique et donc le risque était grand si l’on échouait de voir l’opinion se retourner et se montrer cruelle ! la mauvaise foi de l’électeur déçu est aussi grande que son enthousiasme a été débordant, là-dessus monsieur le maire était sans illusion, il jouait son va tout : la disparition de la statue se faisait sans accrochage et il était sûr d’obtenir un nouveau mandat, on redonnerait à cette place sa majesté royale et le bon peuple serait heureux, à l’inverse la moindre anicroche et l’opposition manipulerait l’opinion pour que le remords s’empare des consciences et exige la démission du responsable de ce sacrilège.

    On en était là. Il fallait marquer l’opinion, la rendre complice de la destruction de cette statue – un coup d’éclat, quelque chose qui emporte d’adhésion et ne permette plus de faire marche arrière. Quand les spectateurs se seraient pris au jeu, auraient compris qu’eux aussi étaient les acteurs de cette disparition quasi-magique, ils ne pourraient plus se déjuger, le rite aura été accompli ensemble pour les siècles des siècles. Il fallait faire appel à un magicien pour qu’il organise une sorte de tour de passe passe comme on en voit au cabaret : flash – feu d’artifice – et la femme disparaît comme par enchantement – n’existe plus – on sait bien que dans ces cas-là il s’agit d’un jeu, que d’ici quelques minutes elle va réapparaître, pas de quoi avoir peur. L’allusion sera transparente, et quand ils se rendront compte que la statue aura disparu pour toujours – comme réveillés d’une anesthésie – soulagés d’avoir survécu, remercieront le chirurgien, l’anesthésiste, l’infirmière et envisageront la vie sous un autre angle – enfin amputés de ce grain de beauté qui les avait si longtemps inquiétés.

    Il y aura bien quelques esprits chagrins pour regretter ce qui au fond donnait à cette place une autre dimension, plus réaliste, la sortait finalement de son apathie, de sa langueur d’opérette. Mise en scène historique pour l’édification des masses, foules que le baroque ébahit, sorte de Disneyland avec cet alibi culturel qui leur donne bonne conscience et l’impression de se comporter en adultes. Avec ce poilu, planté là au centre de la place Royale, Versailles devenait tout autre chose que cette reconstitution approximative d’une époque qui ne peut en aucun cas se résumer au Château et à la vie de la cour. Versailles c’était aussi la souffrance de tout un peuple, la mort de million d’individus pour le bénéfice de tous les marchands d’armes. L’industrie triomphante – grande soeur des manufactures que la bourgeoisie avait transformées en machine à produire toujours plus – asservissant le peuple avec une cruauté que l’absolutisme royal n’avait pas encore eu le temps d’inventer.

    Inutile d’insister. Versailles devait se débarrasser de ce traité stupide et ceux qui prétendaient qu’il fallait en garder le souvenir pour ne plus jamais refaire la même bêtise, non seulement n’étaient pas des Versaillais mais n’avaient pas retenu la leçon de la der des ders : on n’apprend rien de l’histoire, c’est ainsi, quand les circonstances se présentent on refait les mêmes erreurs indéfiniment. Les arguments fallacieux des partisans du devoir de mémoire et autres balivernes ne tenaient plus depuis longtemps et c’était bien ce qui était en jeu ici avec cette statue que l’on aurait pu dire sacrée tellement il avait été impensable de s’en débarrasser comme il aurait été naturel d’un monument d’un aussi mauvais goût. Enfin le jour était venu, personne désormais ne devait se mettre en travers du destin, un nouvel ordre du monde en dépendait et monsieur le maire était tout à sa joie de redonner à sa ville l’éclat qu’elle n’aurait jamais dû ternir.

    Bien sûr tout cela s’était fait avec les meilleures intentions, Versailles avait été le symbole de la nation retrouvée, de cette France républicaine héritière du Royaume que la perte de l’Alsace-Lorraine avait gravement offensée. La longue blessure du front que l’envahisseur avait su tenir jusqu’à Verdun venait de se refermer et l’on ne pouvait sans doute pas mieux dire à l’ennemi la souveraineté reconquise. Mais en mélangeant les genres, en associant la grandeur du Roi à l’esprit revanchard de la nation, on avait pour longtemps dégradé le nom même de Versailles. Ce que l’on allait accomplir le 2 novembre marquerait un vrai retour à la majesté du Roi Soleil et l’idée de l’accompagner d’un feu d’artifice était tout à fait bienvenue, c’était en tout cas ce que pensait le maire à ce moment-là. Explosion de joie, disparition de ce sinistre souvenir des tranchées, retour au baroque, comment n’y avait-on pas pensé plus tôt ?

    C’est sans doute cet enthousiasme qui a tout gâché – précipitation – puisque le jour en avait été fixé il fallait absolument que la mise en scène soit prête à temps. Comme ça qu’on en est arrivé là. Une véritable catastrophe tout à l’opposé de cette décision que l’on avait crue raisonnable, non pas tant pour les dégâts bien sûr irréparables que l’explosion a causé au Château mais parce que l’opinion désormais ne comprend rien à ce désir que nous avons eu de nous défaire de cet humble poilu. On nous accuse d’avoir sacrifié la mémoire de millions d’hommes à celle d’un roi tyrannique et inhumain, d’avoir inversé les valeurs et, sous prétexte de raison, fait passer la grandeur de la France avant celle de la vie tout court et bien entendu de la vie de tous ces poilus restés sur les champs de bataille – vies interrompues au nom de la raison d’Etat, la pire de toutes.

    Désormais Versailles ce ne sera plus la grandeur du Roi mais un traité stupide qui a conduit l’Europe et le monde à la pire des folies.

    Penvins

    • Merci Penvins. Je suis enveloppée de ces rumeurs qui, à partir d’une décision raisonnable (trop, vraiment ?) s’émiettent pour s’achever, comme je vous l’ai dit, en un couac de pétard mouillé -et j’en suis toute endolorie. Mais j’aime que l’histoire que vous avez imaginée et la mienne aillent l’amble. Pathos et Cosmos n’en finiront jamais de régler leurs comptes

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