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Les années

Annie Ernaux, Editons Gallimard, 2008

mercredi 13 février 2008 par Alice Granger

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Ce livre impressionnant d’Annie Ernaux se lit comme un film qui projette sur l’écran de la page plus de soixante années d’une époque partant de 1940, année de naissance de l’auteur. On dirait, par l’emploi de l’imparfait et du passé simple, que les images, les paroles, les sons, sont au fur et à mesure de la projection du film avalés par le temps passé, rembobinés. Et maintenant, c’est un autre temps. La page est en train de se tourner avec la projection du livre-film. Comme si l’auteur avait écrit-filmé ces plus de quarante années, avec la précision très clinique de son écriture à nulle autre pareille, plus pour les rembobiner et les stocker quelque part que pour inventer les lecteurs à venir dedans. Comme si ce qu’il y avait à lire était dans ce qui reste dans la béance ouverte : et maintenant ? Une femme, là, dans sa solitude. Qui résiste à quoi ? Au traitement de masse de l’être humain ? Et rien qui reste de singulier ?

Ce qui me frappe tout de suite, c’est ce qui est dit presque d’emblée sur le mariage : c’est un compromis. Nous entendons : dès le départ, c’est compromis. Bien sûr, surplombant celle qui écrit et enregistre de cette manière dénudée , et qui en faisant cela peu à peu avance elle-même comme un cas clinique (cas clinique pour dire cas singulier) s’offrant à notre investigation scripturale, il y a le couple parental, le père qui avait tenté d’étrangler la mère, la mère dont la vie s’achève dans le désastre de la maladie d’Alzheimer.

Au fur et à mesure que les femmes, et celle-là qui se désigne elle-même comme une autre dans une distance très chirurgicale, acquièrent une liberté nouvelle avec la contraception, le droit à l’avortement et à la maternité choisie, et la libéralisation sexuelle, nous avons la bizarre impression que se précise terriblement un non lieu de vie de mariage au sens fort, tellement chaque aspect de la vie se trouve pris dans un cadre planifié par un traitement de masse formaté par les progrès et il n’y a plus qu’à se laisser aller dans une circonvention généralisée. C’est tout autour que ça s’occupe de soi, y compris l’aspect sexuel que, jusque-là, les femmes ne pouvait pas maîtriser, elles étaient pénétrées par quelque chose de violemment dérangeant, imprimant de manière irrémédiable des directions de vie non choisies. De la même manière, la pauvreté, la faim, la guerre, étaient des cruautés secouant en permanence les vies de toutes parts, il y avait de l’incurable, du sans remède, du déracinement, cette sorte de carnage intime était plus fort que soi, les humains étaient imprimés dans leur corps et leur âme par ces secousses déchirantes précipitant dans un dehors ne faisant jamais faire l’économie de batailler. Les êtres humains n’avaient au fond qu’une seule chose à raconter, cette guerre, ce déracinement, cette bataille pour vivre. Mais ensuite, ce ne fut plus pareil, il fut en apparence possible de maîtriser ces secousses, ces désastres, ces déracinements bombardant les vies, par les progrès, par la contraception et le droit à l’avortement, par la maternité choisie. Les femmes étaient les pionnières dans cette voie d’échappement à ce qui avant s’imprimait dans les vies de manière guerrière jetant dans une bataille rude de l’existence. Les femmes étaient devenues lentement des paradigmes pour faire croire que tout autour dans la société d’après-guerre ça s’occupait désormais du bien-être de tout le monde en commençant par cette désaliénation des femmes. Autre chose s’imprimait dans les vies… Etait-ce la liberté ?

Cette femme-là, cette femme libre, c’est évident, n’accueille pas un homme dans sa vie pour que ce soit ici le temps de sa vie, et elle n’entre pas dans la vie d’un homme pour que dans cette ouverture ce soit le temps de sa vie. Pas d’entre-deux véritable qui aurait pour nom mariage.

Sensation que c’est déjà séparé, divorcé en puissance, avant que et l’un et l’autre se laissent ensemencer par tout ce que l’être nouveau apporte de son histoire, de son désir, de ses impasses, de ses rêves, de ses valeurs. Au nom de la liberté fraîchement conquise, l’autre est en puissance prié de ne pas entrer vraiment. Secondairement, il y aura en compensation d’énormes bénéfices. Ceux de l’installation qui va signer avec l’embourgeoisement de la vie la réussite comme transfuge hors du milieu pauvre originaire, autrefois ce n’était pas possible de s’installer et maintenant voilà c’est possible et peu à peu le progrès à l’infini offre tout ce dont le couple et les enfants qui arrivent programmés ont besoin. Annie Ernaux excelle à écrire cela de manière clinique, détachée, précise.

La question d’une vie ensemble s’inventant dans un entre-deux qui fait des histoires est anesthésiée par cette satisfaction matérielle des besoins. Installation, normalisation, loisirs, vacances, tout est à sa place. Chaque partenaire n’a pas à se poser la question de savoir si l’autre a accueilli dans sa vie, si l’histoire peut se poursuivre dans de nouveaux chapitres, puisque le confort matériel, et aussi la satisfaction sexuelle sans risque, sature la béance des désirs, fait flotter dans un ennui vague, tandis que le couple ne se fait plus vraiment d’histoire. Depuis le début du récit, s’impose le portrait d’une sorte de femme mutée, qui peut d’autant mieux se prêter au rôle de partenaire sexuelle, de nourricière qui assume toutes les questions d’intendance, les questions domestiques, qui organise de manière réussie, qui prévoit tout, qui se laisse totalement accaparer par tout ça, que par ailleurs depuis très jeune elle sait toute seule se faire jouir, de même que plus tard, après le divorce, elle saura le faire avec des amants, dans des chambres d’hôtel, des studios, et jamais le projet d’une vie partagée, d’un entre-deux qui existerait pour cette histoire, pour en faire enfin une histoire.
Il y a depuis très jeune cet orgasme qui a cette sorte de fonction de couper court, qui abrège chacune des histoires que, dans l’entre-deux du couple homme-femme, chacun pourrait se chercher ou faire à l’autre, et ainsi, dans ce plaisir qui met du blanc sur les ébauches de question, rien ne se complexifie, n’introduit de jeu, ne défie, ne titille. Après chacun rentre chez soi, et après une passion amoureuse une autre passion amoureuse, d’autres rencontres dans un lit provisoire, ainsi de suite, de même qu’après l’expérience du mariage dans les normes de l’embourgeoisement chacun part de son côté, et cela ne fait, dans le récit, aucune histoire. On consomme, on jette, il y aura toujours une autre aventure, un autre homme pour se donner du plaisir, depuis qu’une femme a découvert qu’elle pouvait se donner ce plaisir sans complication, sans que quelque chose vienne violemment se nider dans sa vie en la faisant sauter sur une autre orbite, c’est devenu très simple. L’orgasme est une sonde qui évacue tout ce qui avait commencé à s’installer en soi, sous forme de passion, se nidant sauvagement, voilà, du blanc, passons à autre chose, les femmes sont libres. Annie Ernaux écrit très bien cela. Se laissant aller à ces expériences. Et son écriture réussit à vraiment mettre en question la nature de cette liberté.

C’est donc étrange que cette libération inouïe des femmes, et leur liberté sexuelle, en phase avec une part de plus en plus importante des choses matérielles qui circonviennent de toutes parts comme si chaque besoin était tout autour en puissance prévu et satisfait dans une confortable prise d’otages, donne la sensation d’une impossibilité de pénétrer les vies. Cette vie depuis 1940 débouche, au fur et à mesure qu’on s’éloigne de la guerre, de la faim, de la pauvreté qui secouaient les existences, sur une vie certes solitaire, atomisée, mais qui semble sans histoire, bien remplie par des êtres de passages, enfants et leurs compagnes, petits-enfants, amants, loisirs, télévision, objets sophistiqués. Tout le contraire d’une vie qui aurait accueilli des histoires autres, et pénétrée d’elles en aurait fait toute une histoire vivante dans l’entre-deux d’une déchirure fécondée.

Comme si la liberté, celle d’une femme, se reposait à nouveau, après la traversée d’une sorte de falsification. Autrefois, jusqu’à la génération des parents, ils étaient privés, l’impossible avec la pénurie et la guerre faisait des affamés dans la sensation du désastre de force subi, maintenant avec le progrès scientifique, technique, matériel et la satisfaction sexuelle entendue comme besoin, ils sont gavés. Mais la boucle semble se refermer, l’impossible revenant de plus belle. Et Annie Ernaux, face aux générations plus jeunes, y compris ses enfants et petits-enfants, qui n’écoutent plus ceux d’avant, qui même en visite chez elle sont dans leur monde, dans leur bulle parfaitement aménagée où ils s’éclatent ensemble dans une connivence sans fin, ne se demande-t-elle pas comment vérifier qu’elle, elle comme être singulier, sera comptée comme ayant vraiment existé bataillant pour s’imposer du nombre ? Il nous semble l’entendre, dans un silence presque docile, à travers cet inventaire couvrant plus de soixante ans non seulement d’une vie mais d’une époque en pleine mutation, se demander comment en faire, enfin, toute une histoire, la sienne. Au terme de ce livre, nous la sentons au seuil d’une sorte de… guerre ! Guerre défensive ! Toute cette écriture d’une mutation maligne, d’une invasion sournoise par le mot d’ordre du progrès et de la liberté, et puis soudain à la fin c’est du blanc qui s’impose, l’invasion n’a pas stoppé l’écriture, le cerveau ne s’est pas laissé paralyser la pensée batailleuse, la pensée résistante qui mine de rien est toujours là dans un blanc parlant.

C’est vrai que ce livre se présente aussi comme une sorte de bilan à la fois d’une vie, une vie de femme, une vie en Occident, en se retournant vers le passé. Et nous n’entendons Annie Ernaux en faire toute une histoire qu’en silence. C’est-à-dire faire entendre le désir béant, l’insatisfaction, la solitude. En faire toute une histoire. Se rendre inoubliable. Non pas insignifiante dans la masse gavée. Temps de se demander : qu’est-ce que je vous transmets ? Alors que personne n’écoute.

Tout s’effacera-t-il en une seconde de cet intervalle entre le berceau et le lit de mort ? Ses parents à elle, autrefois, offraient, aux repas de famille par exemple, des récits pleins de morts et de violence, de bombes, de marchés noirs, de descentes à la cave, ils avaient faim. En les écoutant sans en avoir l’air, les enfants trouvaient par contraste terne le temps où ils vivaient, une nostalgie secrète les saisissaient. C’est ça : une guerre qu’ils n’ont pas faite. Un temps non vécu. Regret tenace, comme si en effet il fallait des secousses déracinantes pour naître vraiment. La mémoire des autres, à cette époque, place les enfants dans le monde. A la libération, ils sont encore trop petits pour vivre pleinement la fête dehors, fête foraine, cirque, retraite aux flambeaux, se retrouver vivants ensemble. Cette sensation d’être vivants ! Comme si les enfants n’arriveraient jamais à coïncider vraiment avec cette sensation d’être vivants, faute de n’avoir pas guerroyé. Au fond des campagnes françaises, la transmission se faisait de corps en corps. Et là, une sorte de rupture. Là, au lieu de la sensation du déracinement, au lieu de la certitude que le dedans matriciel a été détruit par les bombardements, la sensation de faim disant que le tissu placentaire n’existe plus, c’est au contraire une entreprise de masse pour retisser une circonvention remballant dans une sorte de ventre, dans un discours de la fête et du rien ne manque. Tous les objets d’avant-guerre sont noircis, portent la trace du temps, ont perdu de leur émail, mais les gens de l’époque continuent à les utiliser. De même, les personnes, dans chacun de leurs gestes, chacune de leurs paroles, portent la trace de leur milieu, de leur vie dans un périmètre de 50 km jamais quitté, alors qu’ensuite, après la mutation, c’est sûr que les gens se mettent à se ressembler de plus en plus, ils sont circonvenus par un traitement de masse. Mais Annie Ernaux écrit la honte qui marqua son enfance. Honte que cela se voit tant que ça, la trace des origines, les torchons et les serviettes qu’il ne fallait pas mélanger, les élèves ne se saluant que faisant partie du même milieu. Ce qui jaillit comme vérité de ce livre, c’est combien les gens issus du « mauvais milieu », pauvre, celui de la campagne, et puis par extension le « mauvais sexe », ont œuvré à cet effacement des traces de l’origine, ceci traqués par la honte. Surtout, ne pas montrer sa faille, sa béance, son déracinement ! Mais n’avoir plus qu’à montrer les signes de l’embourgeoisement, du tout baigne, du conformisme, de la bonne jouissance, voilà, un coup de blanc, effacé, par plaques entières, du cerveau. Jouissance. Oui, dans les descriptions de cette transfuge qu’est Annie Ernaux, il y a la honte d’être originaire d’un milieu paysan pauvre. La femme libérée a eu, heureusement ? , le pouvoir de gommer cette honte. Mais elle-même, alors, s’est-elle vraiment fait page pour recevoir l’écriture de cette transmission inter-générationnelle ? Lorsqu’elle constate, avec une froideur technicienne, que ses enfants et petits-enfants s’éclatant ensemble dans leur monde pourvu des appareils les plus sophistiqués qui détournent les conversations ne l’écoutent jamais, ne pourrait-elle pas en même temps prendre acte qu’elle-même a été absente de ce passage de témoin inter-générationnel entre ses parents et elle, justement à propos de ce discours absolument pas anodin sur la guerre, la disette, la faim, les bombes, les destructions ? Est-ce par hasard si ces flots répétitifs insistants de paroles arrivant dans les oreilles des enfants mais ramenés au blanc par le coup sur la tête de la jouissance orgasmique et le discours de la fête s’initiant avec une sauvagerie malignement invasive à visage si humain chassé par la porte est tout de même revenu par la fenêtre par une autre sorte d’invasion guerrière, par l’épreuve terrible de la maladie, et même le blanc d’Alzheimer comme la dépression définitive ? C’est très curieux, ces « accidents » ! Le signifiant « guerre », d’une manière ou d’une autre, s’impose ! Mais un peu forclos, dans cette écriture. Prendre acte de la guerre qui, dans le discours des parents, de la génération d’avant cette femme, de celle jusqu’à la guerre et la mutation, disait autre chose, disait plus que la trace honteuse des origines, disait le déracinement originaire, le décollement et le processus de destruction du placenta. Cela, ne faut-il pas que cela s’entende dans le message à transmettre à la génération d’aujourd’hui enrichi du nouveau chapitre ajouté par une femme occidentale ayant vécu cette mutation et en ayant entendu une certaine vérité, celle-là même à passer avec le témoin à la main qui ne se tend que si elle-même tend en avant la sienne avec quelque chose dedans. Non pas la résignation à ne rien transmettre puisqu’ils auraient déjà une pléthore de tout. Au contraire, transmettre quelque chose, une inimaginable résistance au traitement de masse et médicalisé des êtres humains, transmettre la guerre pulsionnelle introduisant du désir, forcément impossible à réaliser, dans des vies rabattues sur un discours maternel des besoins.

C’est dire si j’ai trouvé que ce livre d’Annie Ernaux, au premier abord si neutre, simple constat des choses, de la mutation, introduit au contraire des questions violemment dérangeantes… Plus que la honte de ses origines « défavorisées », plus que la honte de ses désirs de femme, oser dire que le couperet coup de blanc de la jouissance qu’avec les moyens on peut se donner à soi-même y compris un homme pour des rencontres brèves ou en tout cas des passions renouvelables jamais ne pourra vraiment faire taire un désir d’une toute autre nature. Il y a tout de même le cancer invasif d’une société de consommation qui colle avec un discours maternel visant à promettre que rien ne manque, donné dans le biberon publicitaire et pléthorique de biens à consommer. Annie Ernaux se campant à intervalles réguliers, lors justement des repas de famille avec ses enfants, compagnes, et petits-enfants, en mère nourricière disposant tout autour d’eux tout ce qu’il faut, et encore une fois elle constate que c’est réussi…

Pour ma part, j’ai beaucoup aimé ses descriptions de la vie d’avant, à la campagne. A moi aussi, cela dit quelque chose. Nous, on ne manquait pas l’école pour semer le colza… Bruit de pisse dans les seaux… Il y avait des enfants morts dans toutes les familles… Nous Deux, Confidences, Intimité. Etonnement joyeux devant les nouveautés qui arrivaient. Dénigrement de la machine à laver qui abîmait le linge. On avait le temps de désirer les choses, et la possession ne décevait pas. Oui, désormais, dans la pléthore des choses, une indicible déception. Le progrès était l’horizon de l’existence. Ces choses qui tournaient le dos aux choses noires de la campagne et de la guerre. Plastique et formica. « Il faut être de son temps. » « Les jeunes en sauront plus que nous. » Exiguïté des logements. Bruits des hommes qui pissent. Proximité des corps. Petite fille, ado, jeune fille, jeune femme, femme d’âge mûr, grand-mère, leur façon de se vêtir étaient différente, alors qu’aujourd’hui l’uniformisation confond les âges, gomme le pas de la spirale générationnelle. Les filles-mères. Les enfants de l’amour. La traite de blanches. Les capotes. Les mots pédérastes, lesbiennes, fausses-couches. Des mots qui, donc, attisaient la curiosité ! Et maintenant, alors que tout est visible ? Fête foraine et kermesse : pas du tout le climat de la fête généralisée où on s’éclate ensemble ! Les enfants ne sortaient pas de table quand ils voulaient. Forcés d’écouter les discours. Désir de posséder un électrophone, la distance entre le désir et la possession était grande. Béance. Avoir ses deux bacs, signe incontestable de la supériorité intellectuelle, possibilité d’échapper à la honte en devenant transfuge. Façon de s’habiller source de honte. Aujourd’hui, dictature des marques, tout le monde habillé pareil, bien formaté, parqué dans un cadre marketing. Le transistor, musique partout, commencement d’une bulle. Maintenant, les écouteurs sur les oreilles, bulle… Les filles conservaient la honte de leurs mères pour le sexe. Etudes pour échapper à la pauvreté, aux origines, mais surtout à l’enlisement du féminin. Tant de choses arrivent qui font reculer le passé. Leur profusion se mit à cacher la rareté des idées et l’usure des croyances. Jouissance de la petite famille fondée refermée sur elle-même et sur son confort domestique anesthésiant. La France s’ennuie. Grisaille uniforme. L’ennui envahit sournoisement. Comme un avortement ? Mai 68. Engouffrement d’un autre temps. Tout le monde se parlait. Plus de hiérarchie. De partout, des livres, des revues, des idées, Bourdieu, Sollers, Lacan, Chomsky… Une intelligence nouvelle jaillissait… On baignait dans des langages inédits, et non plus le discours d’autrefois des parents… Ensemencements… La société avait cessé de fonctionner naïvement… Lecture généralisée du monde, tout le monde ayant la parole à égalité… 1968 : la première année du monde. Ce qui se transmettait étaient des idées produites maintenant. Le discours du plaisir gagnait tout. La honte d’hier était chassée, avait été traitée, remédiée. Il fallait jouir en lisant, en écrivant, en prenant son bain… Aspiration à la pureté… Plus de soutien-gorge, Inde, paysannerie… Tout le monde créateur, artiste… On se sentait redevenir ados… Dormir quand on voulait, manger quand on voulait, faire l’amour quand on voulait où on voulait et avec qui on voulait, c’est-à-dire l’instauration mine de rien d’une immense maternelle en libre service et tout traité comme un besoin auquel répondait l’objet le satisfaisant, y compris le sexe. Un grand sein se tendait vers chaque bouche, gorgé de lait riche… Pas de temps mort : les course, le travail, l’intendance pour les repas les études des enfants, leurs loisirs, leur éveil, la convivialité familiale et amicale, les vacances, la culture. Mais le métier ressenti comme insatisfaisant, comme une imposture. Là, à l’école, au lycée, la question de la « vraie » transmission ne commence-t-elle pas à se poser ? La mémoire se déshumanise. Impression de plus en plus de n’avoir rien fait, que de vagues cours à une classe énervée. Spectacles des marchandises conquérant les espaces le long des routes. Circonvention. Gavage. Des milliers d’individus là, mais on ne pensait jamais aux autres. Aucun autre ne prenait un relief singulier dans l’uniformisation générale, et face à des gens gavés de jeux d’éveils, de loisirs, de formations, de bons aliments, et de liberté… En même temps, sentiment enivrant de faire partie de cette foule trépidante… Psychologie des foules… Un même grand corps… La masse entraînant dans sa vague, son mirage… Tout dicté, se laisser couler, quelque chose d’économique pour le cerveau… Infos médicales par la télé… Comme une bonne mère aux petits soins partout… Il n’y avait que les profs qui osaient dire que la télé détournait les enfants de la lecture, stérilisant leur imagination… Une nouvelle mémoire naissait, s’en laisser imbiber paresseusement, docilement, transmission supposée ne concerner que le présent, et se sentir alors artisan de sa réussite individuelle ou de son échec. Le temps des enfants remplaçait le temps des morts ! Le divorce introduit dans un univers tranquille à mourir la souffrance, la béance, les secousses. Retrouvailles de l’espace illimité de l’adolescence. « Je n’ai qu’une vie. » Mitterrand. Reprendre la Bastille, réoccuper le passé. Notamment effacer la honte de la différence de classe sociale ? Jamais autant de choses accordées en même temps. Puis l’Etat s’éloigna de nous et se rapprocha des médias. L’entreprise sauverait le monde. Plus d’idéologie, mais discours de la performance. Les jeunes poussés à l’engrais étaient-ils maintenant au seuil de la vie active ? Peu à peu, possible de tout faire de chez soi. Banlieues : hangars bourrés de marchandises. Des jeunes finalement très raisonnables, très dociles, très avaleurs de tout ce « rien ne manque »,qui acceptaient de s’ennuyer en cours… et vivaient dehors, avec leurs jeux de rôles, leurs consoles de jeu, vivant en musique, s’éclatant, ouvrant à leur guise frigos et placards, couchant à la maison avec leurs copains copines, « bof génération », filles et garçons mêlés dans ce tout baigne. Parents devenant contemporains de leurs enfants… Conserver le corps dans une éternelle jeunesse… Médicalisation de la société… Sensations des corps revenus dans l’éclosion des choses… De plus en plus soucieux de la santé des enfants, de l’hygiène, chasse aux odeurs, monde aseptisé… Puis soudain la déchirure obscène des attentats, le monde tout baigne devenant menaçant… Manif contre la loi Duvaquet : les jeunes ne voulaient pas changer la société, mais seulement qu’on ne leur mette pas des bâtons dans les roues pour se faire une bonne place dans la société… Mais un métier sûr rendait-il heureux ? Avoir tout autour de soi rendait-il heureux ? Mais la pauvreté s’installait. On ne pouvait faire le bonheur de tout le monde. Aucun homme politique ne pouvait, tel un père idéal capable d’assurer une bonne mère retenant tout le monde dans son ventre… RMI… SDF… Rocard disant qu’un ventre extensible à l’infini n’existe pas… On ne pouvait pas accueillir toute la misère du monde. Donc, cette misère revient dans les images… Comme un retour du refoulé de la guerre, de la faim, de la pauvreté… L’Est… Chute du mur de Berlin. Ceux de l’Est affamés de la marchandise de l’Est. Leur faim collective de biens matériels : miroir très dérangeant de notre faim à nous, de nous gavés… Saddam Hussein qui envahit le Koweit, la mise en branle de la guerre derrière les Etats-Unis. Besoin généralisé de guerre. Désir curieux de renouer avec la vieille tragédie. De quelque chose venant secouer notre quotidien gavé. Les femmes, avec leur pilule, leur liberté sexuelle, étaient prises d’une grande fatigue. A mesure qu’elles vieillissaient, elles n’avaient plus d’âge. Une douceur très toxique les envahissait. Les enfants avaient du mal à quitter un domicile familial où ils étaient logés blanchis nourris comme dans un ventre éternel, où la mère assumait tout comme si cela se faisait tout seul. La grand-mère sombre dans la maladie d’Alzheimer. Cela s’efface par plaques dans son cerveau, mais n’en est-il pas de même dans chaque cerveau saturé de toutes les choses pour son bien-être ? On vivait en effet dans des discours nettoyés. Quelque chose d’impalpable emportait. Impression mélancolique de ne rien pouvoir changer de ce qui nous emportait… Comme elle dit bien les choses, Annie Ernaux ! Sida : au moment où il était impératif de jouir de tout, la liberté devenait impossible. Et oui ! Des interdits étaient chassés par la porte et revenaient par la fenêtre ! Tout n’était pas maîtrisable dehors ! Assurance du risque ! Que ce soit terrorisme ou bien maladie ! Le risque devant soi ! Vache folle ! En fin de compte, cet extérieur dans lequel vivre né n’est pas une métastase de l’intérieur du ventre ! La vie est une bataille en tenant compte du risque de mort !

Jamais un écrivain n’a, comme Annie Ernaux, conduit l’écriture jusqu’à ce temps de vérité, ce temps d’émettre un jugement, ce temps de fin de docilité gavée. Et c’est formidable !

Alice Granger Guitard



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