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Champ/hors champ
lundi 8 mai 2006 par Berthoux André-Michel

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Champ / hors champ

Champ / hors champ

 

 

Par André-Michel BERTHOUX

 

 

Le champ correspond à ce que le réalisateur, par le choix de son cadrage, a voulu imprégner sur la pellicule. C'est la partie du réel visible à l'écran. Hors de ce cadre, existe un espace non visible parle spectateur, appelé hors champ. Le rapport, parfois conflictuel souvent complexe, entre ces deux espaces varie selon les cinéastes.

 

Chez Hitchcock, par exemple, le hors champ finit toujours par intégrer le champ. Je ne parle pas du classique champ/contre-champ mais du procédé désormais célèbre et maintes fois commenté du “voyant-vu[i](ou du “regardant-regardé”), système utilisé dans la plupart de ses films, à tel point que l'on peut dire qu'il caractérise l'un des éléments de la stylistique hitchcockienne. Il consiste à filmer tout d'abord la personne qui regarde, puis ce sur quoi porte son regard, son champ de vision, associant pour chacun des plans un mouvement de caméra spécifique essentiel (un travelling avant, arrière, latéral ou circulaire) au déplacement de la personne. Ce procédé crée une tension chez le spectateur, l'univers hitchcockien devenant un monde clos duquel rien ne semble lui échapper. Hitchcock l’associe dès lors, par une identification forte, à son penchant pour le voyeurisme qui, selon Stanley Cavell, « n’est pas simplement l’un de ses sujets de prédilection(explicitement dans Fenêtre sur cour et Psychose),mais une humeur dominante de l’ensemble de sa narration », ce « voyeurisme narratif » étant « la manière dont Hitchcock met en abîme le moyen d’expression du cinéma, dont une des conditions est que l’on visionne des sujets depuis un état d’invisibilité »[ii].

 

Dans Psychose, le voyeur Norman Bates devient à son tour sujet de laboratoire. Nous entrons dans sa chambre ; les souvenirs et les objets de son enfance nous sont révélés. Nous pénétrons, avec une certaine indécence, dans sa vie intime, dans le lieu de sa fracture, de sa souffrance. Alors que Norman regardait, à travers le trou creusé dans une paroi, la femme tant désirée mais inaccessible, nous autres spectateurs, sans vergogne, nous apprenons tout de lui. Pour finir, le psychiatre parachève cette observation méticuleuse d’un point de vue scientifique qui, par son diagnostic, fige à jamais cet être dans un univers définitivement refermé sur lui-même que nous pensons avoir saisi et fini par accepter. Notre soulagement est à ce prix.

Mais voyons ce que nous dit Stanley Cavell à ce propos : « [Tout au long de ses films], Hitchcock poursuit son examen de notre monde d'amour volé, un monde qui a en son centre comme personnages des voleurs d'amour, et il réactive sa vieille obsession des explications psychologiques bidon que nous nous donnons pour écarter la connaissance. Psychose constitue une version ultime de cette obsession ; la rationalité brutale du "psychiatre" à la fin du film, qui vient combler les lacunes du scénario de nos vies, manifeste une des formes sous lesquelles ce ne sont plus des foyers humains d'amour et de haine qui éveillent notre capacité à sentir, notre modulation de l'instinct, mais bien directement les théories de l'amour et de la haine que nous nous donnons. Ce n'est pas que la connaissance ait remplacé l'amour pour tenir lieu de notre adresse au monde, mais la connaissance a remplacé le monde comme objet de notre passion. La science revient ainsi à la magie, la théorie devient incantation et la prudence intellectuelle produit de la promiscuité psychique »[iii].

L’exposé du psychiatre est souvent considéré comme redondant ou jugé trop didactique. Il existe, cependant, une grande différence entre le monde que Norman Bates s'est construit par manque d'amour de sa mère, monde dans lequel celle-ci ne peut d'ailleurs que continuer à être possessive et castratrice, et celui que nous dévoile le psychiatre, telle une vérité scientifique froide qui croit, mais n'explique rien sinon ce que dit S. Cavell, c'est-à-dire que « la connaissance a remplacé le monde comme objet de notre passion ». Le médecin confirme ce que l’on vient de voir, il se veut rassurant : « Norman est devenu sa mère ». Et pourtant la scène, qui précède le meurtre dans la douche, au cours de laquelle Norman converse avec la jeune femme en fuite devenue son hôte, où peut-être pour la première fois il se libère de l'emprise de sa mère, est l'une des scènes les plus sensibles et les plus subtiles du cinéma de Hitchcock. Animé par le désir que l'on devine et le jeu de séduction maladroit auquel il se livre peu à peu, Norman révèle sa grande humanité inexprimée depuis son enfance, mais que la visite tardive d'une femme rongée par un sentiment de culpabilité va dévoiler un court instant, instant qui constitue peut-être le seul moment de bonheur de Norman et que la science sera bien incapable de déceler et de sauver.

 

* * *

 

Chez d’autres réalisateurs, le hors champ représente, en revanche, ce qui ne pourra pas être montré à l'écran, ce qui ne sera jamais divulgué. Il constitue cet espace que le réalisateur ne veut, ne peut imprégner sur la pellicule, parce qu'il lui est impossible de le matérialiser mais qui pourtant détermine selon lui presque entièrement notre appartenance au monde. Ainsi c'est le regard hors champ du Stalker, dans le film de Tarkovski, qui permet le mieux de nous représenter la « zone », ce champ que l'on cherche et qui pourtant nous est inaccessible par notre seule connaissance rationnelle comme pour le personnage “ridicule” du scientifique. « Le pathos principal de toute l’œuvre de Dostoïevski, nous dit Bakhtine, sous l'angle de la forme autant que du contenu, est une lutte contre la chosification de l'homme et de toutes les valeurs humaines dans un monde capitaliste »[iv].Tarkovski dénonce lui la trop grande place accordée à la science dans notre monde matérialiste qui ne nous donne pas pour autant la raison et voit plutôt en elle les causes de sa destruction[v].

 

Dans Solaris[vi], le visionnage d’une vidéo enregistrée quelques années auparavant, nous révèle le témoignage du pilote Burton de retour de la station orbitale. Il affirmait alors, devant la commission d’enquête, avoir vu des arbres et un enfant à la taille gigantesque surgir des vagues de l’Océan de la planète. Mais le film qu’il a lui-même réalisé lors de son voyage dans l’espace n’en porte nullement la trace. On comprend, lorsque Kris Kelvin, le psychologue chargé d’élucider le comportement des astronautes, rejoint la station : ces images ne sont visibles que dans ce cosmos où la surface de l’Océan, réagissant tel un cerveau à la suite d’expériences entreprises par les scientifiques, provoque la matérialisation de souvenirs les plus profonds comme celui de cette femme Ariane que Kris a aimée et qui s’est suicidée. Quand elle ressurgit concrètement, il en tombe une nouvelle fois amoureux et se sent responsable de sa mort car il comprend, en revivant à plusieurs reprises son suicide et sa régénérescence, la souffrance que son départ lui a fait endurer. Mais la raison et la science finalement l’emporteront. En transférant son encéphalogramme d’être rationnel à l’Océan il empêchera Ariane de réapparaître à nouveau. Son souvenir se replonge alors dans le non-visible, le hors champ, comme au début du film où l’on ressentait une absence. De retour sur terre, seule demeure l’image de la maison d’enfance de Kris dérivant tel un îlot sur l’immensité de l’Océan, comme l’espoir d’un temps retrouvé en somme.

 

 

André-Michel BERTHOUX

Juin 2003

 

 



[i]Voir par exemple l’article de Raymond Bellour intitulé Système d’un fragment in L’analyse du film (éditions Calmann-Lévy, 1995) à propos d’une séquence du film Les Oiseaux.

Gilles Deleuze s’inspirant d’un article de Narboni, Visages d’Hitchcock, paru dans les Cahiers du Cinéma en 1980, analyse le rôle du cadre et du hors-cadre (du champ et du hors champ pour reprendre les termes que j’ai employés) chez le réalisateur : « Ce qui compte, ce n’est pas l’auteur de l’action, ce qu’Hitchcock appelle avec mépris whodunit (« qui l’a fait ? »), mais ce n’est pas davantage l’action même : c’est l’ensemble des relations dans lesquelles l’action et son auteur sont pris. D’où le sens très spécial du cadre : les dessins préalables du cadrage, la stricte délimitation du cadre, l’élimination apparente du hors-cadre (souligné par moi) s’expliquent par la référence constante d’Hitchcock, non à la peinture ou au théâtre, mais à la tapisserie, c’est-à-dire au tissage. Le cadre est comme les montants qui portent la chaîne des relations, tandis que l’action constitue seulement la trame mobile qui passe par-dessus et par-dessous. On comprend dès lors qu’Hitchcock procède d’habitude par plans courts, autant de plans qu’il y a de cadres, chaque plan montrant une relation ou variation de cette relation », (L’image-mouvement, Les éditions de Minuit, 1983,page 270).

[ii] In La projection du monde, éditions Belin, pages 125 & 126.

[iii]Op. cité, pages 100 & 101.

[iv]In La poétique de Dostoïevski, Editions du Seuil, page 101.

[v]Comme dans Sacrifice, son dernier film.

[vi]Voici ce que Tarkovski disait de son film peu avant sa mort : « Je pense que la notion de conscience qui s'y matérialise est assez bien exprimée. Le problème, c'est qu'il y a trop de gadgets pseudo-scientifiques  dans le film. Les stations orbitales, les appareils, tout cela m'agace profondément. Les trucs modernes et technologiques sont pour moi des symboles de l'erreur de l'homme. L'homme moderne est trop préoccupé par son développement matériel, parle côté pragmatique de la réalité. Il est comme un animal prédateur qui ne sait que prendre. L'intérêt de l'homme pour le monde transcendant a disparu. L'homme se développe actuellement comme un ver de terre : un tuyau qui avale de la terre et qui laisse derrière lui des petits tas. Si un jour la terre disparaît parce qu'il aura tout mangé, il ne faudra pas s'en étonner. A quoi cela sert-il d'aller dans le cosmos si c'est pour nous éloigner du problème primordial :l'harmonie de l'esprit et de la matière ? »

http://www.nouvellescles.com/Entretien/Tarkovski/Tarkovski.htm

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