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Rosetta

Un film écrit et réalisé par Luc et Jean-Pierre DARDENNE

vendredi 28 avril 2006 par Patrick Essel

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Rosetta est une créature qui feint d’exister. Elle possède une intelligence plutôt vive des choses et agit avec détermination. Elle s’est construite à partir d’actes et de schémas simples : entendre, voir, se bagarrer, courir... une sorte de minimum vital. Seulement voilà, le monde, elle ne le connaît que par le petit bout d’une lorgnette. Dans un film, Rosetta pourrait être une caméra ceinte de quelques uns des attributs de la modernité : acuité, efficacité, réalisme. Dans la vie, il se trouve qu’elle n’est qu’un objet renifleur. C’est une instinctive. Le monde elle le sent. Ou plutôt, elle sent confusément qu’elle ne peut pas le sentir. La réciproque est très certainement vrai aussi. Le monde ne s’ouvre pas devant elle. Ne la regarde pas. Le monde n’est que la terre trempée qu’elle foule. Il est sans horizon. Sans signe de reconnaissance. Du coup, Rosetta ne voit que le cul des choses qui font le monde ou qui le traversent. Elle ne fait partie de rien. Elle n’est pas inscrite. Pas de nom. Pas d’histoire. Pas d’origine. Ce manque, ça la travaille, assurément. Sans doute a-t-elle une mère. Mais une mère qui la saoule. Une mère qui se donne au monde en échange de quelques verres. Une femme qui ne croise jamais d’autre regard que celui d’un pourvoyeur. Une mère sans maison. Sans raison. Sans nom. Sans parole. Une femme qui s’est vidée de tout, de presque tout, et qui pour en finir, se remplie jours après jours d’artifices jusqu’à sombrer dans un engourdissement proche de la torpeur. A cette mère qui ne se pose plus de questions, Rosetta vient apporter des réponses : sevrage, couture, abstinence, réclusion. Du côté de la féminité, elle a peut-être d’autres idées en tête mais en tout état de cause elle n’en dit rien.

Mère et fille ont hérité d’un singulier domicile : une caravane mal isolée dans un camping désert en périphérie d’une petite ville. Leur adresse c’est le Grand Canyon. C’est à dire une gorge, un défilé, un couloir, un lieu de passage. L’endroit est bordé d’un bois, d’une rivière, d’une voie express et de beaucoup de boue. Il fait froid. Rien ne pousse. Rien n’est fixé. De ce lieu où l’on ne peut pas être, Rosetta voudrait se barrer. Littéralement décamper. D’où lui vient cette idée qu’ailleurs cela pourrait être mieux ? D’une croyance ? D’une promesse ? La question la travaille, c’est sûr. Ailleurs sa mère pourrait se reprendre, se recoudre, se rabibocher avec le désir, être une référence. Le désir est au fond d’un trou, couvert de boue et d’opprobre. Soit. Rosetta va entreprendre de le ramener à la surface, de le civiliser. Elle fait avec les moyens du bord au vu de ce qu’elle sait du monde. Elle a appris à brider ses sentiments, à louvoyer avec ses émotions. Ses journées sont ritualisées. Son emploi du temps en béton. Elle passe du canyon à la bourgade en franchissant de front la voie rapide. Elle courre à travers bois. Se débotte. Enfouit les signes de sa condition. Elle s’insinue chez les hommes par effraction. Se fait jeter. C’est sûr qu’elle s’y prend mal, on serait même tenter de croire qu’elle s’en prend surtout aux mâles, à cette espèce inflexible qui lui demande de rester dehors. Mais Rosetta n’est pas de celles qui se résignent. Sa mère se déculotte, elle non. Elle se bagarre bec et ongle. Elle souffle. Elle souffre. Elle est pleine du rejet de l’autre. Pleine de rage. Pleine d’insoutenables échecs. Et dans l’adversité, elle persévère. Elle essaie de se domestiquer pour trouver par-dessus tout une place. Quitte à s’emmêler les sens et à s’embourber. Elle se débat pour garder la tête hors du trou mais elle boit comme un trou et s’endort en feignant de croire qu’elle a trouvé un travail, qu’elle a trouvé un ami, qu’elle a un nom. Elle accumule les preuves d’une existence palpable mais sans que cette existence se révèle au demeurant très vivante. Elle se réveille avec une mère assoiffée en point de mire et la pénible conviction que la réussite n’est pas la reconnaissance. De fait, ses projets tombent à l’eau les uns après les autres. Elle en vient à se dire que tout le monde triche. Elle comprise. Il y aurait donc aussi tromperie quand une main lui est tendue. Forcément. C’est ainsi qu’elle ne peut toucher aucun dividende après avoir usurpé une situation. L’idéal selon Rosetta est impossible. La loi selon Rosetta est impossible. Rosetta n’existe pas. Sa relation à l’autre se résume à la difficile question du don : que faut-il donner pour avoir sa part ? Et pourquoi l’autre serait-il bon si elle n’est pas bonne ? La lumière viendra en fin de conte. Rosetta se retrouvera à porter une bonbonne vidée de son gaz et c’est le désir de l’autre qui fera éclater la vie en elle.

Palme d’or, festival de Cannes, 1999.

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