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Comment agir avec un adolescent en crise, J.-D. Nasio

Editions Payot, 2010

jeudi 28 octobre 2010 par Alice Granger

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Il s’agit, dans ce livre de J.-D.Nasio, psychiatre et psychanalyste, de l’adolescent d’aujourd’hui. J’ai envie d’ajouter : l’adolescent de la société occidentale. Une société faisant entrer dans le visible le besoin, la vulnérabilité, la dépendance, la souffrance, le mal-être, la crise, et permet donc la prise en mains des corps, la gestion de la jouissance, le formatage des besoins, l’organisation du soulagement, du traitement, la solution, une sorte de normalisation. Une société où rien ne pourrait rester sans solution. Depuis le berceau, les enfants sont mis au centre, leurs besoins, leurs désirs, leur éducation, leurs activités, tout est encadré, pour leur bien, tout a une solution. Les enfants qui ne sont pas au centre des soins de leur famille, qui paraissent abandonnés à eux-mêmes, à la pauvreté, sont en fait téléguidés par les images qui leur entrent de partout, qui les saturent, qui les gèrent en tant que consommateurs. L’adolescent d’aujourd’hui a grandi dans un monde où, d’une manière choyée, familiale, ou d’une manière sauvage par les images cernant les petits consommateurs, son corps et son cerveau sont littéralement entre les mains de quelque chose qui prétend prendre soin de lui, de son look, de son éducation, de sa formation, de sa culture, de ses distractions. On imagine ce corps tellement soumis ! Tout le monde prétend qu’il y a des solutions à tout… La politique… Qu’un « non, merci, je n’ai pas besoin, mon corps s’arrache à ces mains qui n’en finissent pas de vouloir faire son bien, il ne se réduit pas à un corps érotique saturé de satisfaction ! » surgisse est de plus en plus improbable… Je pense qu’en effet le Dr Nasio excelle à apporter un soulagement aux maux qui ne manquent pas de surgir dans une telle perspective de traitement des humains, et il faut l’en remercier.

Pourtant, analyse, cela ne signifie-t-il pas « il n’y a pas de solution » ?

J’imagine que le Dr Nasio est un homme très chaleureux, au contact très bienveillant, et que c’est ça, cette façon d’être au monde, qui est communicatif, qui se fait sentir à l’adolescent en crise, ce paradigme contagieux parce qu’il se fait sentir de corps à corps, celui de l’adulte et celui de l’impétrant adolescent. J’imagine que Nasio s’offre lui-même comme solution, qu’un ado en crise se laisse séduire et s’identifie, se laisse tirer vers son monde, le monde adulte, où le thérapeute incarne de tout son corps, sa parole, sa présence chaleureuse qu’il est possible d’y bien vivre. Il est présence traitante. Père qui emmène avec lui.

Nasio parle beaucoup, n’est pas le psy silencieux habituel, au contraire il est proche, le contact se fait, il tutoie, la solution est là, dans ce corps qu’il incarne, et que l’ado peut envier. L’ado en crise entrevoie une issue, il va pouvoir s’incarner comme son modèle, et se disposer selon la différence sexuelle. Son corps de besoin, dont toute la société et la famille se sont tant occupé dans un dispositif oedipien c’est-à-dire maternant, sous la poussée des hormones, échappe soudain à la gestion circonvenante. La famille, la société, n’ont plus les solutions, ou les objets qu’il faut pour le satisfaire. Mais c’est là qu’il faut un passeur efficace pour amener ce corps qui doit faire le deuil de l’enfance dans un autre dispositif, où la satisfaction des besoins sexuels d’abord très perturbateurs se fera dans le cadre plus ample de la procréation. Mais c’est pareil. Il y a une solution… Derrière une sexualité qui se veut évidemment libre, ou en tout cas très investie, très pratiquée, se cache l’impératif du renouvellement de l’espèce, avec l’immense risque qu’un être humain n’advienne jamais à un autre statut du corps que celui soumis, et heureux des solutions. Le Dr Nasio, je suis sûre qu’il est excellent pour faire entrevoir l’apaisement à des jeunes qui ont peut-être tant de raisons d’entrer en crise, et ce n’est pas si mal.

Ce qui me frappe tout de suite, c’est que les lecteurs auxquels le livre s’adresse sont nommés par l’auteur : « J’imagine que si vous lisez ces lignes, vous devez être un parent, un grand-parent, un enseignant ou un professionnel de l’adolescence qui veut savoir ce qui se passe dans la tête d’un jeune en pleine mutation, ce qui le fait souffrir lorsqu’il est perturbé et comment l’apaiser. » « Je souhaite que la lecture de ces pages où je vous propose un nouvel éclairage sur la vie intérieure du jeune soit une réponse à votre attente. » « … proposer aux professionnels une série de recommandations tout aussi pratiques pour mieux agir en urgence avec un jeune en état de crise aiguë. » Le verbe « agir » contenu dans le titre m’a d’emblée interpellée, entrant en résonance avec le fait que parmi les lecteurs attendus de ce livre ne figurent pas ces adolescents en crise, donnant l’impression que l’apaisement de leur crise attendu par ces lecteurs s’organise par-dessus les têtes des jeunes concernés, comme s’agissant d’une part d’eux-mêmes en puissance morte. Comme le dit Nasio dans son portrait de l’adolescent d’aujourd’hui, « L’adolescence est un deuil de l’enfance ». S’il y a un mort dans cette crise, c’est logique que le destin de l’adolescent en crise s’organise par-dessus sa tête, entre adultes déjà passés par là, par ce deuil, et qui s’adressent au tiers qu’est le docteur (celui qui sait guérir, substituant à une solution caduque une autre solution), au tiers qui sait écouter (le psychanalyste), tous ces gens de bonne volonté semblant s’entendre autour d’un cercueil. L’exergue du livre annonce d’ailleurs la couleur : « Tout être vivant doit mourir un peu tous les jours ». La chose est beaucoup plus terrible chez l’adolescent, car pour lui le corps doit se disjoindre, et « l’enfance s’en aller ». On a l’impression, en lisant, d’une coalition d’adultes ayant enterré leur enfance, et s’entendant pour qu’il en advienne de même pour l’adolescent en crise, en faisant appel à ce tiers si bienveillant, si ouvert, si compréhensif, auquel le jeune pourra aller se livrer en toute confiance parce qu’il incarne le corps-solution. Le psychanalyste est passé par là, son analyse l’atteste, et c’est en connaissance de cause qu’il pourra dire au jeune qu’on lui a confié, bienvenu au club des adultes ! Avec ce psychanalyste qui va accueillir l’adolescent en crise que la famille ou les professionnels lui auront adressé, en attendant de lui qu’il l’apaise, il s’agit d’arriver à ce que « la tête, étourdie », reconquière « péniblement son pouvoir sur le corps ! » Et là, ne peut-on pas se poser la question du statut du corps dans cette société occidentale ? Une tête qui a le pouvoir sur le corps ! Voilà ce qu’on attend de l’adolescent d’aujourd’hui en crise !

Mais avant que cet adolescent y arrive, en sortie de crise, avec ce passeur qu’est le tiers qui l’accueille, dont le jeune patient va sentir à quel point lui-même est déjà passé par là, par ce deuil, par cette mort, par cette mutation, il y a déjà un pouvoir sur le corps du jeune, celui de ces lecteurs auxquels s’adresse Nasio, celui des parents, des grands-parents, des enseignants, des professionnels de la santé mentale, et d’autres professionnels, la police, pourquoi pas. Un pouvoir sur son corps et sur sa tête, enraciné dans un prendre soin spécifique de l’enfance occidentale choyée, et qui va aboutir à cette action d’adresser le jeune en crise, l’adolescent dérangeant, ingérable, au tiers qui sait comment faire pour qu’il réussisse sa mutation. Ce psychanalyste veut, par son livre, aider les lecteurs qu’il a d’abord identifiés à « savoir ce qui se passe dans la tête d’un jeune en pleine mutation », il y a donc cette idée de pouvoir entrer dans la tête de quelqu’un. L’idée qu’on peut tout savoir de lui. Tout voir. Et encore plus par « ce nouvel éclairage sur la vie intérieure du jeune », qui répond à l’attente des lecteurs identifiés.

Pouvoir sur cet autre qu’est l’adolescent en crise. Pouvoir de le soulager. Métier de soignant. « En l’écoutant, je veux sentir en moi ce qu’il vit à l’intérieur de lui et qui le fait souffrir », dit Nasio sur la quatrième de couverture. Eclairage sur un dispositif dans lequel l’adolescent au seuil du difficile âge adulte est saisi, sa tête et son corps sont remis entre les mains de ce tiers. Déjà, la demande d’aller s’y remettre ne vient pas de lui, mais de sa famille, de professionnels, brefs de personnes qui décident pour son bien, qui s’emparent de sa souffrance, la regardent, la comprennent. Le verbe agir s’impose dans toute sa puissance. L’adolescent est cerné par cet agir. Le droit de regard sur son corps et sa tête est total tout autour de lui, et suggère un curieux érotisme. On imagine que ce droit de regard existe bien avant l’adolescence, qu’il est là depuis toujours, et que, peut-être… c’est ça qui provoque la fameuse crise, et accule l’adolescence à n’être qu’une « salutaire hystérie de croissance ».

Le mot « hystérie » est en effet très important sous la plume de Nasio, et en dit long sur le statut du corps dans la société occidentale, marchande, où tout s’occupe de ce qui sait faire du bien au corps et à la tête, où tout se propose pour saturer les désirs, faire jouir, produire un bon membre de la société humaine. On aimerait beaucoup que Nasio nous parle de l’entourage familial de ces adolescents en crise, de leur mère, de leur père. Cette crise ne pourrait-elle pas être entendue comme la première tentative pour accéder à un autre statut du corps, pour sauter dans un temps où personne n’a plus le pouvoir sur le corps et la tête, n’édicte plus ce qui est bien pour lui, ce qui en prend soin, ce qui le touche. Crise comme rupture d’avec ce qui prétend, tout autour de ce corps, le faire jouir, l’éduquer, le soigner, deuil d’un corps érotisé par toutes ces mains autour, tous ces bons sentiments, ces bonnes intentions, ces « agir » qui savent comment choyer et éduquer le petit d’homme. La crise pourrait être ce sursaut exaspéré pour rompre avec un régime fondamentalement érotique, dans lequel des adultes font du bien à cet autre corps qu’est l’enfant, et modèle aussi sa tête, y entrent. Et si Nasio se propose par ce livre d’offrir un nouvel éclairage pour voir dans la tête de l’adolescent, ne serait-ce pas parce que cette tête se ferme, résiste à ce que son entourage adulte continue à y entrer comme chez lui ?

Le mot « hystérie », dans cette hystérie salutaire que serait pour Nasio l’adolescence, évoque, comme par hasard, l’utérus. S’il y a hystérie (et la remarque de Nasio me semble très logique dans notre société occidentale où les jouissances sont si formatées par ce qui se propose tout autour sans cesse et qui transite en particulier par les mères soucieuses de fournir à leurs enfants le meilleur pour leur développement et leur éducation), ne faut-il pas se demander où est l’utérus ? Y a-t-il une hystérie possible sans utérus ? Un adolescent peut-il faire une salutaire crise d’hystérie de croissance sans qu’il y ait de l’utérus quelque part ? Sans que de l’utérus ne crée littéralement cette crise d’hystérie ? Utérus fonctionnel, bien sûr ! Utérus gravide ! Utérus d’une gestation éternisée, poursuivie après la naissance.

Immense fantasme matriciel de remettre dedans. Tant de gens qui savent pour soi, qui peuvent voir dans ma tête, qui sentent ce dont mon corps a besoin, non seulement pendant l’enfance, mais à l’âge adulte. L’âge adulte réussi étant celui où sa propre tête est capable de prendre le relais de l’entourage pour conquérir à sa place le pouvoir sur le corps. Il ne s’agit pas que ce corps saute définitivement dans un autre statut ! Lorsque Nasio se propose comme un psychiatre et psychanalyste très ouvert, n’aurait-on pas l’impression d’un intérieur utérin bienveillant très discrètement séducteur à l’endroit du jeune en crise, dont le corps est bouleversé par les hormones et l’éclosion d’une sexualité qui le poussent à s’échapper de ces mains et ces volontés qui voudraient le guider sur le terrain-même de la satisfaction de ces nouvelles pulsions ?

Bien sûr, c’est avec un très grand tact que Nasio amène les adolescents poussés à le consulter à lui parler de leur sexualité, de leurs fantasmes, de leur masturbation. Son écoute s’incurve comme les murs de leur chambre d’ados, et on croirait voir ses mains qui aident, voire guident leurs mains. Pour mieux guider ensuite vers une sexualité d’adulte très satisfaisante, où par exemple papa aime maman le plus souvent possible.

Il y a quelque chose de très initiatique dans la pratique de Nasio. Un peu comme un père initierait son fils, et proposerait à sa fille sa femme comme modèle. Ouverture utérine sur la chambre à coucher parentale, c’est-à-dire sur cet intérieur promis où les secousses sexuelles qui tourmentent tant le corps adolescent déboussolé trouveront leur apaisement entre homme et femme.

D’ailleurs, Nasio recommande aux parents ou aux professionnels qui lui ont adressé l’adolescent en crise de bien lui dire son nom, Nasio. Car le Nom-de-l’analyste fait office de Nom-du-père. Nous y voilà. Et le corps sexué, sur lequel la tête aura conquis le pouvoir, vaudra le coup d’abandonner l’enfance… Car le corps sexué, c’est la même chose autrement, et le « petit » y est très circonvenu jusqu’à l’extinction des feux… C’est juste un… transfert. L’utérus y a toujours la même fonction, et le Nom-du-père, s’il était déficient, étant remédié par le Nom-de-l’analyste, sert juste à indiquer à l’adolescent où est vraiment cet utérus, le matriciel s’éloignant en même temps que le féminin s’ouvre, que le jeune homme en écoutant le bienveillant docteur va s’apprêter à aller honorer aussi souvent que possible. Comme quoi la crise salutaire d’hystérie de croissance à l’adolescence fleurit sur l’ancienne crise oedipienne…

A l’adolescence, le corps revient sur le devant de la scène, car le flot d’hormones sexuelles y fait surgir des désirs auxquels ne peuvent plus répondre de la même manière la famille. Béance, secousses, chamboulements. Le corps se transforme, la différence sexuelle s’y écrit. Mais les adolescents d’aujourd’hui sont habitués à ce que la satisfaction de leurs désirs soit prévue de manière adéquate dans la société tout autour et donnée à eux par leurs parents. Il y a dans l’air le pouvoir d’un rien-ne-manque. Voici que, dans ce contexte d’un corps très érotisé et très satisfait, et dans ce contexte très cadreur sur les enfants (et où les non cadrés seront cadrés par le regard sur les vilains petits canards, et la société marchande), surgissent les pulsions sexuelles qui remettront comme jamais sur le tapis la question de la satisfaction de ce corps nouveau, donc la question d’un autre dedans capable de traiter la demande sexuelle, la question d’une solution sexuelle. Tout ceci accompagnant l’entrée de l’adolescent dans l’âge de la procréation. Nasio écrit : « Biologiquement parlant, l’adolescence est donc synonyme de l’avènement d’un corps mûr, sexué, capable désormais de procréer. » « Pour le sociologue, le vocable ‘adolescence’ recouvre la période de transition entre la dépendance infantile et l’émancipation du jeune adulte. » Deux mots importants : « dépendance » et « émancipation ». Cela a l’air si évident… Dépendance : sans nous, tu ne peux pas vivre. Notre pouvoir sur ta vie. Sur la jouissance de ton corps. Tout ce bien pour toi que nous te donnons, et qui te relie à nous. Nous : enveloppement utérin continué dehors, cordon qui te nourrit, t’éduque, te met sur des rails, te fait jouir des choses les meilleures possibles, cordon qui milite aussi pour que dans le monde tout te soit le meilleur possible. Ce pouvoir sur toi. Dépendance : deux pôles. Le passif, risquant de mourir, pas encore fini. L’actif, qui fournit tout ce qu’il faut pour que le développement du petit s’achève. Dépendance : le petit n’est pas encore fini, en quelque sorte sa gestation doit se poursuivre, la matrice se trouve dans l’idée de cette dépendance qui fixe le statut d’un corps du besoin, un corps pas terminé, un corps que d’autres prennent en mains. Surtout : dépendance pour la jouissance. Corps donc non envisagé comme pouvant trouver de la jouissance autrement, librement, sans dépendre uniquement de choses proposées ombilicalement. Dépendance : terme qui évoque l’addiction. Dépendance affective, jouissive.

Ne pourrions-nous pas avoir un autre regard sur l’enfant ? Le voir déjà autre, avec un corps libre, séparé, son immaturité ne faisant que demander aux adultes de payer leur dette à l’égard du renouvellement de la communauté humaine ? L’enfant ne pourrait-il pas se voir dans le regard des adultes comme un nouveau membre de la communauté humaine, incarnant la vie qui continue hors d’une métaphore utérine ?

Le mot « dépendance », c’est autre chose. Le petit autre que je vois, qui vient d’arriver parmi nous, certes son immaturité nous commande de prendre soin de lui jusqu’à ce qu’il puisse le faire lui-même, mais est-ce vraiment un rapport de dépendance ? Et, face à ce petit autre, ne dois-je pas me dire, si je suis sa mère, son père, sa famille, tout ne dépend pas de moi, car les soins que je lui donne, je dois en répondre face à la communauté humaine, c’est au nom de ces autres que je suis heureuse de contribuer à ce que leur nombre ne s’épuise pas ? Et, tout autour de lui, mille choses m’échappent radicalement et suscitent son corps et son cerveau ! Voilà : cette dépendance infantile, je ne pense pas du tout qu’elle aille de soi. Quand on se met à utiliser ce mot « dépendance », j’entends aussitôt beaucoup d’érotisme, en toute innocence, qui se met en place. « Emancipation » évoque la rupture, prendre sa liberté, presque faire le deuil d’une ancienne forme de jouissance, quitter le huis-clos douillet voire glauque. Emancipation des esclaves. Du peuple. Devenir majeur. Mineur : addiction à des stimulis de toutes sortes, très calculés et maîtrisés, qui circonviendraient totalement, bien sûr pour son bien, le corps et le cerveau du petit conçu comme pas encore sorti du giron, de l’utérus, de sa maman, d’une fantasmatique oedipienne. Pourtant, ne serait-ce pas possible de voir l’être né comme vraiment sorti hors du ventre, et vivant désormais dans un autre dispositif, où le lien ombilical avec le placenta nutritif est coupé ? L’instance de pouvoir tout-puissant qu’est la matrice gravide peut-elle faire le deuil du fœtus qu’elle perd à la naissance ? Peut-elle s’incliner devant sa décomposition en tant que placenta ? S’il y a effectivement un deuil à faire, ne serait-ce pas celui des enveloppes placentaires ? Sinon, la sexualité dite adulte ne ferait que remettre ça sur le tapis… Ne serait-il pas vain de parler de faire le deuil de l’enfance alors que nulle part on n’entend jamais parler de mères faisant le deuil de leur matrice active, pleine, à partir de la naissance de leurs enfants, afin de les admettre non circonvenus en elle, mais autres, dehors ? Le débat sur le stade oedipien ne devrait-il pas aller jusqu’à l’impératif de ce deuil-là pour en finir avec une sorte de malignité perverse ?

Le livre de Nasio n’est pas du tout révolutionnaire. Il apaise sans mettre en cause le statut des corps dans notre société. Dans ce cadre-là, il a toute sa place, et je dirais même qu’avant d’être psychanalyste, il est médecin, donc il est forcément dans une certaine complicité avec les symptômes, qui font sa raison d’être de guérisseur. Thérapeute dont le jeune patient attend avec confiance « qu’il le soulage », qu’il admire, dont il désire le pouvoir, ou même… le redoute. Rôle de soignant assumé avec spontanéité. « … aplomb sécurisant dont il fait preuve. » « … impression de tranquillité qu’il dégage ». « C’est pourquoi quand on me demande quel est l’instrument utilisé par le psychanalyste pour soigner ses patients, je réponds en disant : un thérapeute ne soigne pas avec ce qu’il dit ni avec ce qu’il fait mais avec ce qu’il est, et j’ajoute : avec ce qu’il est inconsciemment. C’est mon inconscient qui est le vrai instrument thérapeutique. » Bien sûr ! « … la mise en mouvement d’un circuit fermé entre l’inconscient de l’un et l’inconscient de l’autre. »

Il est beaucoup question dans ce livre de l’adolescent en crise qui se dit humilié, rabaissé, voire qui se dénigre lui-même. L’adolescent en crise, dans une famille, d’une part comprend tout ce qu’on exige de lui comme de l’humiliation, mais, d’autre part, entend continuer à profiter du confort d’un entourage foncièrement domestique, sans se rendre compte que par cette attitude lui-aussi a une attitude humiliante à l’égard des adultes qui sont censées accomplir les choses comme si elles se faisaient toutes seules… comme dans une matrice. Observez la chambre d’un ado : souvent il éparpille partout linge sale et propre, tout est bordélique, exactement comme un fœtus rejette ses déchets dans le liquide qui l’environne. L’instance qui continue à avoir un rôle maternant dans le cadre domestique d’une famille est aussi humiliée, lorsque l’ado en crise estime que ce qu’il y a à faire ne le concerne pas. L’estime de soi que doit effectivement acquérir un ado ne serait-il pas lié à la capacité maternelle à batailler pour sa propre estime de soi, c’est-à-dire à faire le deuil de cette activité domestique qui lui incomberait totalement afin de choyer la chair de sa chair et faire croire que la toute-puissante matrice en plein emploi existe toujours par-delà la naissance ? La question de l’humiliation, de l’estime de soi, n’est sans doute pas que celle de l’ado ! Dans le discours des femmes, et en particulier des mères, cette sensation d’une vie rabaissée ne surgit-elle pas souvent ?

J’aime bien Nasio, cet homme chaleureux. Mais j’ai été une ado extrêmement éloignée, voire étrangère, de ces ados dont il parle dans son livre… Peut-être est-ce dû à la différence qu’il y a entre le Nom-du-père et le père comme Nom ?

Alice Granger Guitard

Conférence "Nos adolescents d’aujourd’hui" par J-D Nasio (avec l’aimable autorisation du Dr Nasio)



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