Un rocker, aussi prolifique et exigeant soit-il quant aux textes et habillages de ses chansons, peut-il se muer en écrivain crédible? Alors que d’aucuns se sont cassés les dents sur l’écueil littérature (Bob Dylan par ex.), la réponse est assurément positive dans le cas de Nick Cave. Et l'âne vit l'ange, le seul et unique roman publié à ce jour par le songwriter australien, mérite sans conteste le détour, malgré quelques lourdeurs et préciosités excessives. Mais attention: amateurs de joyeusetés, passez votre chemin! Le monde littéraire de Nick Cave, fortement influencé par la violence de l'Ancien Testament, est dans la pure lignée de celui de ses chansons: glauque, ténébreux et décadent…

La trame de ce récit torturé et parfois hermétique se déroule dans une petite vallée perdue du Sud des Etats-Unis, dans les années 1940 à 1960. La région vit sous la coupe des Ukulites, une secte apocalyptique figée dans des préceptes rigides et archaïques. Le destin de la petite communauté bascule le jour où une pluie torrentielle s'abat brusquement sur la contrée. Le déluge dure des années, ruinant ce sous-monde ravagé par la consanguinité.

Pour faire cesser le flot démentiel, la communauté obscurantiste d'Ukulore Valley cherche un bouc émissaire, une victime expiatoire: elle jette son dévolu sur Euchrid Euchrow, un jeune garçon vivant en marge de la secte fangeuse. Le petit va dès lors cristalliser toutes les haines.  La déveine, il connaît! Né de la relation d’une femme alcoolique et d’un homme aliéné qui passe son temps à confectionner des pièges pour animaux, il souffre de multiples tares – il est notamment sourd et difforme. Euchrid est très vite séparé du seul être qui pourrait le comprendre: son frère jumeau, mort-né. Pour fuir un environnement familial dégénéré, le jeune muet se construit un monde à lui (le royaume de Tête-de-Chien), d'où il observe les infortunes de la lie locale. Se prenant pour un intermédiaire entre Dieu et le règne humain, il entretient une relation ambiguë avec Beth, l'ange salvateur qui est porté aux nues par le Ukulites pour avoir, selon eux, fait cesser le déluge.

Dans la plus pure tradition des grands romanciers sudistes comme William Faulkner ou Flannery O'Connor, Nick Cave campe un monde peuplé d'alcooliques, d'assassins, de prédicateurs fous et de dévots fanatiques, le tout sur fond de marécages putrides et de champs de cannes à sucre. Sordide à souhait, souvent poétique et lyrique, le texte s’inscrit dans la période noire du rocker (cf. article sur les textes des chansons de Nick Cave publié sur ce site), celle durant laquelle il était irrésistiblement attiré par un Dieu de châtiment, cruel, capable d'écraser une nation entière d’un revers de la main. Nick Cave s’est – heureusement… – apaisé depuis.

Florent Cosandey, 28 décembre 2006