ALCIBIADE OU LES DANGERS DE L'AMBITION
Jacqueline de Romilly est née à Chartres en 1913; fille d’un professeur de philosophie, elle a épousé en 1940 Michel Worms de Romilly. Après des études brillantes jusqu’au doctorat et à l’agrégation de lettres, elle se consacre à la littérature grecque ancienne.
Elle a été la première femme professeur au Collège de France, puis membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres; elle a été élue à l’Académie française en 1988.
Parmi ses nombreux ouvrages sur la Grèce antique et les grands auteurs du siècle de Périclès ( Homère, Euripide, Eschyle, Thucydide…), on retiendra " Rencontres avec la Grèce antique " et " Alcibiade ou les dangers de l’ambition " (Ed. de Fallois 95).
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Jacqueline de Romilly précise, dans la préface de son livre, qu’" Alcibiade " n’est pas une biographie romancée :
" C’est le livre d’une helléniste, formée au respect des sources et à la rigueur critique. En citant, en disant qui je cite, il me semble ajouter à ce que je dis un caractère d’authenticité.
De plus j’admire ces textes et j’aime à les citer, non seulement à titre de garantie, mais pour le plaisir, et afin de les faire admirer, d’en faire mesurer la finesse ou la profondeur. Aussi ai-je souvent laisser parler Plutarque, Thucydide, Platon... ".
A ce souci de vérité historique, l’écrivain ajoute à son ouvrage un autre intérêt de réflexion, en montrant que la crise profonde de la démocratie athénienne, après l’âge d’or du siècle de Périclès, présente des similitudes troublantes avec la crise de notre société actuelle.
Le récit de la vie du général Alcibiade, pupille de Périclès et paré de tous les dons, mais imprudent et dévoré par l’ambition, est donc présenté comme " un exemple à méditer et à ne pas imiter ". Sa carrière préfigure en effet tous les excès de ce qu’on appelle aujourd’hui la " politique-spectacle ".
Il aurait pu faire beaucoup de bien à Athènes et à la Grèce et son admiration passionnée pour Socrate aurait pu être un gage de conduite mesurée, mais le disciple n’écouta pas le maître et se laissa emporter par ses passions.
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Alcibiade était exceptionnellement beau et la beauté en Grèce, célébrée comme un mérite, s’alliait aux qualités d’ordre moral pour former l’homme idéalement accompli; le " bel Alcibiade " avait aussi du charme et l’art de séduire.
Issu d’une riche famille noble, il reçut une brillante éducation et il se distingua par sa supériorité intellectuelle. Son tuteur, Périclès, était l’ami des grands sophistes et recevait chez lui les hommes les plus illustres d’Athènes. Alcibiade a donc été très tôt imprégné de discussions politiques et de rhétorique; il montrera par la suite qu’il savait, en face d’une difficulté, imaginer aussitôt la solution et les mesures à prendre.
Ce nouveau Périclès en puissance reçut aussi l’influence de Socrate; le philosophe, qui visait avant tout une relation d’ordre spirituel, montra un grand attachement à Alcibiade et essaya de modérer, sans succès, son insolence et son ambition.
J. de Romilly retrace en quelques chapitres la jeunesse d’Alcibiade, marquée par une inquiétante désinvolture, des indélicatesses et des scandales. La plus célèbre des anecdotes est révélatrice de sa vanité : pour faire parler de lui , il n’hésita pas à couper la queue à son chien de grande valeur !
La carrière tumultueuse d’Alcibiade est ensuite minutieusement décrite par l’historienne, documents à l’appui, en particulier ceux de Thucydide qui a relaté la longue guerre du Péloponnèse entre Athènes et Sparte.
Alcibiade avait l’ambition et les capacités de prendre en charge le destin d’Athènes. Nommé stratège, il choisit la guerre contre Sparte pour s’imposer davantage, avec le grand dessein de conquérir la Sicile.
Mais l’expédition à Syracuse tourne court, car, rattrapé par deux scandales ( les " affaires ") qu’on lui impute peut-être à tort, il est condamné à l’exil et à la mort par la démocratie athénienne.
Alcibiade passe alors à l’ennemi et devient le grand homme de Sparte; il n’hésite pas à faire l’apologie de la trahison. Athènes est écrasé…
La suite est une invraisemblable série de manipulations, d’intrigues et de retournements : Alcibiade devient l’ami du roi de Perse, puis est rappelé à Athènes où il veut imposer l’oligarchie, pour finalement accepter la démocratie. Mais son rôle de " sauveur de la patrie " ne dura que quelques mois et, vaincu par le spartiate Lysandre , il est définitivement exilé d’Athènes.
On admire la dextérité avec laquelle J. de Romilly, dans un style élégant et limpide, et avec un souci constant d’objectivité, relate les péripéties de son héros machiavélique et dénoue les intrigues et contre-intrigues stupéfiantes qui ont émaillé son bref parcours politique.
Elle est admiratrice d’Alcibiade, cherche parfois à le justifier, mais elle ne peut que regretter la folie de cet ambitieux séduisant et opportuniste qui a causé la ruine d’Athènes.
Elle met l’accent également à maintes reprises sur la fragilité de la démocratie : en Grèce comme de nos jours, les rivalités politiques, les scandales et les intrigues sont toujours menaçants; et il suffit d’un politicien ambitieux, démagogue et dénué de scrupule pour faire basculer le destin d’une nation dans le chaos. Son livre est à cet égard source de réflexions :
" Lectrice de Thucydide, j’écris ce livre à un moment où nous vivons dans une démocratie et où, obligés de faire face, jour après jour, à bien des crises et des problèmes, nous ressentons un besoin urgent de les comprendre, afin de nous en tirer au mieux… de page en page, il m’a semblé que chaque détail me faisait signe et me parlait , plus ou moins clairement, de notre temps… ".
Alcibiade, vaincu, se retira loin des siens en Phrygie où il fut assassiné par des hommes d’un satrape perse qu’il avait trahi. Mais il demeura longtemps dans la mémoire d’Athènes qui avait pour lui la passion d’un cœur partagé entre l’amour et la haine :
" Elle l’aime et le hait et le veut posséder " (Aristophane)
D.GERARDIN