vendredi 21 mai 2010 par Tristan Hordé
illustrations de Joël Leick, Fata Morgana, 2010.
Pierre Bergounioux, quand il n’écrit pas, travaille divers matériaux, notamment une partie de ce qui peut être récupéré de la société industrielle dans laquelle nous vivons. C’est la manière dont cette société, née au XIXe siècle en France, est intervenue dans le paysage et a modifié notre relation aux choses qui le retient dans ce petit ouvrage, ses réflexions accompagnées par des illustrations lumineuses de Joël Leick.
La maîtrise de la matière a succédé au développement de la sidérurgie, aujourd’hui délocalisée parce qu’elle ne produit plus de profits suffisants : Pierre Bergounioux reprend l’analyse de Marx, toujours d’actualité, sur ce qu’est la plus-value ; c’est parce que cette quantité de travail non rémunéré est jugée trop faible qu’un secteur d’activité disparaît, que les bâtiments des fonderies, par exemple, sont abandonnés. Dans le paysage, transformé pour répondre aux besoins de l’industrie (routes, chemins de fer, architectures nouvelles, etc.), demeure ainsi la présence massive, obsédante du passé , mais une présence particulière puisque ces restes étaient des lieux de travail, donc de vie , et ce travail est inséparable — on l’oublie trop souvent — de l’extraordinaire mouvement scientifique et technique des deux derniers siècles et de l’alphabétisation de masse.
Ces vestiges sont fort différents de ceux, plus anciens, du christianisme, de la féodalité et de la royauté de l’Ancien Régime qui ont couvert le territoire de constructions. Les cathédrales et les palais épiscopaux, et les églises dans le plus petit village, étaient signes de la puissance de la religion, comme des seigneurs les forteresses dans les temps de guerres incessantes et d’insécurité, ou du pouvoir royal les châteaux de plaisance. Aucun n’a modifié la nature et, muséifiés, on leur prête une valeur esthétique, ils sont devenus argument touristique : "les châteaux de la Loire", "l’art roman bourguignon", "la cité de Carcassonne", etc. Ils sont très éloignés des vestiges de l’industrie, vides, sans objets précieux, dont le charme mélancolique et pâle, très poignant, provisoire, n’est pas dit ni expressément recommandé à l’attention .
Peut-on penser que ces traces, tout compte fait récentes, du travail humain sont vouées à être oubliées ? Pierre Bergounioux rappelle que nos temps sont caractérisés par la vitesse : la première révolution industrielle n’a duré qu’un siècle, la féodalité à peine dix alors que les communautés vivant de la nature des dizaines de millénaires ; l’accélération de l’histoire se poursuit et l’humanité pourrait être détruite en quelques secondes avec le feu nucléaire. En même temps, la recherche incessante du profit modifie en profondeur les habitudes des populations. Les standards néo-libéraux se sont imposés partout et dominent maintenant la vie des hommes aux quatre coins de la planète et, rapidement, éliminent sans merci l’infinie bigarrure des civilisations accrochées, comme les plantes, les roches, les bêtes, à un repli de terre où elles avaient fleuri et fructifié.
N’y aurait-il plus de voie pour échapper à l’uniformisation ? Se maintiennent vaille que vaille des différences encore visibles, entre Paris et la province, entre les habitants de pays différents, et Pierre Bergounioux esquisse des comparaisons entre la capitale et les départements, les manières de vivre françaises et italiennes. Par ailleurs, la création artistique reste vivante, mais surtout beaucoup tentent d’oublier le présent, en acceptant la valorisation d’un passé lointain dont on ne retient que quelques traces : ce passé, mort une fois pour toutes, est immobile, donc rassurant, et c’est pourquoi il peut être un refuge.
L’analyse ne se veut pas exhaustive, elle met en relief des ruptures, elle évoque la venue rapide, en une génération, d’une société, en Occident, du "jetable" — de l’accumulation des déchets. Réflexions sombres qui s’achèvent par de brèves remarques sur la photographie : le temps emportera nos traces et revient alors le silence et le vide que nous avions troublés. C’est ce que montrent les photographies.
Tristan Hordé
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