vendredi 7 mai 2010 par penvins
Il y a comme cela des romans poétiques, qui ne valent que par la langue, ou sans doute la langue porte-t-elle quelque chose, mais on dirait qu’elle tient à le garder pour elle, une langue infiniment travaillée, mallarméenne. Peut-être même est-ce le sens qu’il faut donner au titre de ce livre : Vers la Muette comme si, par dérision, l’auteur avouait que la langue qu’il écrit est devenue inaudible, une langue élitiste, incapable de se rendre utile dans un pays miné par la pauvreté. À quoi peut bien servir le français en Haïti lorsque la francophonie est défendue par quelques élites qui n’ont pas honte de séjourner dans des hôtels de luxe protégés par des vigiles en arme et de bouffer au frais du contribuable sans même se soucier du montant de l’addition !
Evidemment cela finira très mal, mais pas forcément par le silence, tout au contraire par le bruit violent des armes. On m’objectera sans doute que lorsqu’on en vient aux armes c’est que la langue ne peut plus dire, ne sait plus dire et l’incompréhension qui sévit entre Pouant (Puant ?) et le vigile, ce dernier parlant un mauvais français et l’autre lui répondant en créole, est bien sûr une illustration de cette incompréhension mutuelle qui mène à la sauvagerie. Et le problème est là justement, dans l’échec d’une conception autiste de la langue, d’un combat suranné pour une langue en quelque sorte coupée du monde et de sa réalité, une langue maternelle, celle que l’auteur-narrateur entretient avec sa mère par l’intermédiaire de Skype alors même qu’il parcourt la francophonie et qui finira par se perdre dans les réseaux informatiques pour ne plus reparaître.
Pour moi, cette disparition du lien à la mère est de bonne augure, comme si la langue prenait enfin son essor, peut-être même à l’insu de l’auteur, et là où l’on sent une certaine nostalgie, on peut voir au contraire le début d’une acceptation. La langue maternelle, certes, se meurt, mais elle a donné naissance à la langue du fils, une langue peut-être plus efficace qu’il n’y paraît.
Au fond Edouard-Lionel Martin est sans doute moins attaché à cette langue que j’ai appelée mallarméenne qu’il n’en donne l’impression, tout d’abord on voit bien qu’il s’efforce de trouver d’autres modes d’expression, mail, sms, l’invention de Clara-Lise témoigne de ce soucis de se rattacher à la fois au passé et à cette Clara d’Ellébeuse chantée par Francis Jammes mais aussi et surtout au futur d’une Lise adepte des sms et de la poésie des haïkus.
La langue comme la réalité est complexe et Lionel-Edouard Martin entretient avec elle un rapport ambigu, il est ici question de la langue française et de sa pérennité dans l’espace autrefois francophone. En Haïti, le constat est clair, dans la population le créole envahit la langue française de sorte que celle-ci est en train de devenir la Muette et en même temps L-E Martin décrit l’attitude des organisations chargées de défendre la francophonie avec une telle cruauté que l’on peut se demander s’il en attend quelque chose. Le contraste est tel entre cette élite qui apprécie la bonne chère et la population qui meurt de faim que l’on ne peut prendre ce roman comme un simple état des lieux, que l’on est obligé d’y voir une sorte de réquisitoire :
Le français dans ce pays joue un rôle pernicieux comme l’écrit si bien L-E Martin : Je crois que c’est ça, le français, et la francophonie : une façon de se comprendre et de vivre ensemble. En Haïti, leur rôle, au français et à la francophonie, est un rôle pernicieux : ils désunissent, défont, brisent et c’est le drame de toute une société. Mais les organismes chargés de promouvoir la francophonie ne font rien pour atténuer cette fracture bien au contraire.
Bien sûr le roman se termine par la mort de Jean-Bernard et de Lu venus en mission en Haïti, disparaissent donc les émissaires de la francophonie et pourtant on a l’impression, tant la langue de l’auteur est riche, qu’il n’en a pas fini avec elle, que ce roman exprime comme un immense regret que la francophonie soit en voie de disparition, une disparition dont il se refuse à faire le deuil. L’auteur se résout si peu à ce que meure cette langue maternelle que non seulement il ne parle pas de mort mais de mutisme mais surtout, et c’est infiniment symptomatique, il se contente d’évoquer la mort de sa mère sans que nous n’ayons aucune certitude que celle-ci soit réellement morte !
Le constat est là, les conséquences sont à peine tirées. Quand une langue est à ce point inopérante elle se doit d’évoluer, mais à l’inverse L-E Martin se raccroche à cette idée qu’il a de la langue, il invoque des auteurs – Jean-Philippe Toussaint, Christian Gailly, Pascal Quignard, Pierre Michon, - qui ont la même vision sacralisée que lui de la langue, certains pour simplement et somptueusement en jouer, d’autres pour s’y complaire.
La langue de Lionel-Edouard Martin est une sorte de Rolex, qui a des qualités intrinsèques bien sûr, mais la porter dans le monde, tel qu’il est, est une magnifique indécence et c’est peut-être paradoxalement ce que démontre ce livre dont la lecture laisse perplexe. Et n’est-ce pas là aussi la qualité première d’un roman, ce que l’on est en droit d’en attendre !
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