La fuite en Espagne, Christian Dedet

Les Editions de Paris, 2002

lundi 8 juin 2009 par Alice Granger

Bien sûr, ce qui m’intéresse infiniment dans ces textes de Christian Dedet, ce sont les raisons très personnelles de sa passion tauromachique, qui débute comme par hasard à l’adolescence. La fuite en Espagne est celle d’un adolescent. On a de plus en plus l’impression, en lisant, que l’adolescence, telle que la vit de sa manière singulière Christian Dedet, rassemble dans un temps aussi « chaud » comme la canicule espagnole quelque chose de la double Espagne dont il parle sans cesse : l’Espagne noire qui a besoin d’expier « sur fond de masochisme chrétien exorcisé » et l’Espagne rouge d’un monde arabe jamais loin et sa composante maure qui pousse à ne plus adhérer aux entours mais au contraire apprendre à avoir un sens aigu du désajustement, à planter un coin dans une société compacte pour la faire éclater. Où mieux qu’en Espagne cette adolescence pouvait-elle mieux vivre sa rébellion, sa résistance, et… la mise à mort de la bête ? Que le taureau puissant métaphore des sens sauvages, dans ce pays caniculaire, vienne de ses grands pâturages jusque dans l’arène ! Importe aussi le sens symbolique du taureau, dans ces textes ! Dans le temps adolescent, la montée sauvage de la pulsion sexuelle n’aurait-elle pas trouvé, chez cet adolescent-là particulièrement à l’écoute de lui-même et décidé à ne pas se laisser « normaliser » cette expérience unique envahissant corps et cerveau, dans la métaphore du taureau, de la bête imposante par son poids, sa puissance, sa liberté dans ses pâturages espagnoles si vastes, le miracle de la possibilité non seulement de se dire mais aussi de se jouer sur la scène tauromachique jusqu’à sa mise à mort c’est-à-dire son coup de grâce, sa jouissance ? Derrière ces écrits sur la passion tauromachique en Espagne à différentes époques, derrière ses transformations vers un alignement sur la spectacularisation qui va avec une métamorphose radicale de la société mondiale donnant l’impression de s’uniformiser en société de masse balisée, assujettie, programmée, maîtrisée comme une bête puissante mise à mort, nous entendons une parole personnelle. Nous entendons une autre histoire, une sorte de témoignage sur ce passage de l’adolescence à l’âge adulte, sur cette crise qui va déboucher sur un… alignement adulte qui aura su s’aménager une rébellion intérieure telle un taureau puissant lâché dans l’arène de l’auto-maîtrise. La scène adolescente de la corrida pulsionnelle aura en quelque sorte montré comment faire, comment en jouer, comment savoir donner, « se » donner le coup de grâce, tout cela dans un pays initiatique. La scène espagnole, la scène maure, la scène résistante, aura appris non seulement l’art de l’ajustement à la force sexuelle sauvage, à la bête puissante lâchée dans l’arène de sa mise en jeu aussi bien que de sa mise en jouissance, de son coup de grâce, l’art du contact physique avec la bête, l’art d’approcher au plus près de la violence sexuelle, mais aussi l’art de l’expiation, du sacrifice, l’art d’abattre la bête, de la faire… jouir, afin d’arriver à l’intervalle de l’apaisement, du repos. Art tauromachique comme art de faire débouler dans l’arène délimitée par la tradition espagnole la sauvage pulsion sexuelle parfaitement élevée dans les vastes pâturages, violente comme la rebelle force maure qui avait envahi longtemps la péninsule ibérique. Mais aussi, converge vers cette arène la passion du public qui fait corps avec ce corps-à-corps du toreador avec son taureau, un public qui guette dans cet art de mettre à mort une pulsion le désir d’apaisement, de délivrance, de repos, de déchirure sur un temps de douceur, donc de mise à mort, d’expiation par le sacrifice. L’art de la rébellion et de l’ajustement jusqu’au corps-à-corps avec le taureau, c’est un peu comme si l’Espagne rouge, à partir du moment où elle peut librement se jouer dans l’arène en s’incarnant dans un taureau magnifique de puissance sauvage, se jetait au-devant de l’Espagne noire s’incarnant dans un torero qui, famélique, va affiner son art de la mise à mort d’une pulsion sexuelle si bouffante, si envahissante qu’elle empêche… de se nourrir d’autre chose : la métaphore de ces jeunes toreros, comme par hasard adolescents, issus du monde rural très pauvre, est très significative. La faim est aussi faim d’autre chose, faim d’un temps non caniculaire, d’un temps non totalement envahi par la puissante pulsion sexuelle adolescente.

Des textes de Christian Dedet qui mettent en avant la question de la dignité, essentielle à l’affirmation de la personne humaine. C’est très intelligent, et aussi très rare, cette écoute de la personne humaine qui passe par la mise en jeu libre de la pulsion sexuelle. Voici la passion tauromachique telle qu’elle entre dans la vie adolescente de Christian Dedet. Voici une liberté qui s’incarne dans une identification avec l’envahissement par la rébellion maure, avec dignité elle pénètre dans l’arène qui se délimite en quelque sorte par les personnes sur les gradins qui se reconnaissent chacune dans ce qui se joue sur la scène, à savoir la question de savoir donner le coup de grâce à la bête puissante si on veut, dans tant de canicule brûlante et assommant dans sa torpeur, advenir dans une douceur de vivre apaisée. La métaphore du taureau puissant, dont au cours de l’évolution de la passion tauromachique on va réduire dans la foulée de l’après-guerre le poids et dont on va émousser les cornes, n’en dit-elle pas long sur la violence sauvage de cette pulsion sexuelle qui déboule à l’adolescence, avec cette idée de l’affaiblir afin de plus facilement la mettre à mort, c’est-à-dire pouvoir vivre aussi dans une sorte de suspension, d’intervalle où c’est plus apaisé, plus tempéré ?

La dignité de la personne humaine passe, selon la trouvaille littéraire géniale de Christian Dedet, par la mise en corrida, dans une arène collective. C’est-à-dire un dispositif où chaque personne humaine se reconnaît elle-même dans cette lutte avec la pulsion sauvage qui se joue devant ses yeux. Force perturbatrice du sexuel qui s’élève puissamment dans les vastes pâturages du temps adolescent écouté par la communauté humaine tout autour. Ne s’agit-il pas, avec la corrida vers laquelle en fin d’après-midi la foule converge après avoir été accablée de torpeur par la canicule, dans une montée joyeuse du brouhaha et de la fête, de jouer sur une scène une sorte de mise à mort rituelle et symbolique de cette pulsion sexuelle qui chauffe tellement, qui arrête tout ? Mise à mort cette fois-là, et encore cette fois-là, ainsi de suite, puisqu’il y aura toujours d’autres taureaux, la pulsion sexuelle étant immortelle par-delà les intervalles d’apaisement, de vie plus tempérée ? En fin de compte, la corrida n’aurait-elle pas d’autre but que celui d’enseigner en acte que le torero est toujours capable de se libérer par rapport à sa pulsion sexuelle, même si du taureau, il y en a toujours d’autres qui sont élevés dans les vastes pâturages, et qu’ainsi la dignité de la personne humaine peut s’affirmer comme domination sur la bête respectée ? Le torero, dans sa solitude et sa faim de vivre dans un temps plus doux, sait alors que c’est à lui seul, mais encouragé par chaque personne collectivement sur les gradins, l’applaudissant et ne perdant de vue aucun geste ni aucun signe de formidable intelligente stratégie, qu’il incombe de réussir à s’abstraire de la sauvagerie sexuelle, dans la mise en scène du sacrifice, de la maîtrise de l’animal, de la bataille où il arrive à la domination parfaite, mais aussi à rejouer, bien sûr.

Alors, nous pouvons, revenant au texte de Christian Dedet, lire autrement. L’illusion écrite est celle qui se joue par la corrida : avec la mise à mort du taureau, l’intervalle d’une illusoire et en même temps vraie trêve par rapport à la sauvagerie du sexuel tel qu’il s’impose à l’adolescence s’ouvre. Jusqu’à la prochaine corrida…

Le jeune Christian Dedet avait fui en Espagne pour y retrouver la joie, l’insouciance propre à ce pays. Une joie conquise à chaque instant. La notion de conquête est très importante. Nous entendons aussi la rébellion, la décision de ne pas laisser la pulsion qui monte dans le corps et envahit la tête être décapitée par, on l’imagine, la nécessité de devenir adulte, donc, déjà, de s’aligner, de s’uniformiser, de se laisser être formaté par quelque chose qui utiliserait le sexuel en y ferrant un hameçon. Joie d’une liberté conquise, donc, par ce pas de côté, par cette fuite en Espagne. « Alegria ». Rien n’était plus beau que les paysages de cette chaleur qu’on pourrait dire aussi bien intérieure, celle de l’adolescence en effervescence, qu’extérieure, avec le soleil de l’Aragon. La nuit, il est impossible de dormir, on le comprend… l’odeur des jasmins est envahissante. Le jour, allant visiter les taureaux, ceux-ci semblent plus forts et plus savants qu’eux… Après la torpeur moite des après-midis, la triomphale rumeur enfle comme une vague et mène à l’arène. Petit monde piaillant et raisonneur : inoubliable ! A Avila, visitée un jour caniculaire dans la torpeur de l’heure la plus creuse, la cité est inhumaine. C’est un acte d’héroïsme que de traverser les étendues de soleil et chercher d’instinct l’ombre sous les lourds remparts noirs. Description qui pourrait aussi bien faire allusion à la brûlante chape de plomb du désir sexuel qui à l’adolescence s’empare du corps et le piège dans un décor caniculaire. L’adolescent est allé rejoindre un climat qui correspondait pile poil avec ce qu’il était physiquement en train de vivre sans laisser rien exploiter cette vulnérabilité nouvelle. Au plus près. Dans cette Espagne, rien ne peut éluder sa joie, on pourrait dire une joie s’élançant dans une neuve addiction à l’invasion shootante des hormones de l’adolescence. Cette joie de l’Espagne est au plus proche de la joie de la drogue sexuelle propre au temps adolescent où de la chimie nouvelle déferle dans le corps et, littéralement, le subvertit, l’entraîne sous d’autres cieux plus caniculaires, telle cette fuite en Espagne. Chaque buisson sur le bord du chemin est un buisson ardent. Mais la crainte de l’adolescent est que l’été adolescent meurt plus vite que n’importe quelle saison. Presque une sensation mélancolique, dans le sillage d’une pauvre satisfaction solitaire, non mise en arène on pourrait dire.

Se posant la question, qu’est-ce que la corrida, bien sûr personne ne peut répondre, ne peut le dire. La réponse à cette question est entre les lignes des textes de Christian Dedet ! En regard du temps adolescent. L’œil encore enfant. Dans l’arène, un homme seul, rendu plus vulnérable par son habit de lumière, voit venir tout droit vers lui, tel un fauve, un taureau venu des pâturages andalous. Le moment est le plus grave qui soit. L’épreuve par excellence. Bien sûr, le spectacle peut sembler féroce et primaire. Mais il s’avère ensuite incroyablement plus subtil, introduisant aussi un souci d’esthétique, qui nous semble, à nous lecteurs de Christian Dedet, comme le signe que le torero a atteint ce renversement où c’est maintenant lui qui domine la bête (alors qu’avant, c’est la bête puissante qui domine, et il faut même qu’elle soit moins grosse et que ses cornes soient épointées pour qu’il soit possible de la tuer), alors le temps du spectacle que prend le toreador, en s’attardant à ses figures, ses passes, etc. est à la mesure de cette sensation d’avoir la victoire, de la préfigurer déjà. Cette maîtrise esthétique, cette perfection technique, sont-elles une dénaturation de la tauromachie d’avant, comme le dit Hemingway ? Un temps nouveau du jeu, plutôt. L’idée que c’est le toreador qui doit réussir à advenir à la domination du jeu, le taureau puissant étant à la hauteur de l’art très intelligent, très stratégique, très évalué, très observé, de l’homme seul dans l’arène. Un temps, les toreros de l’ère nouvelle ne pouvaient réussir qu’en amoindrissant leurs adversaires. C’était le temps d’apprentissage, peut-être, de techniques requérant une immense observation et évaluation de cet adversaire, donc en ayant un énorme respect pour les capacités de la bête, les jeux n’étant pas joués d’avance. La mise à mort requiert de bien connaître l’adversaire, de ne pas le sous-estimer, de reconnaître l’énormité de la pulsion incarnée, venant tout droit contre, en face. Tandis que souffle le vent d’Amérique, un torero peut-il être lancé comme une marque de savonnette ? D’illustres toreros de cette époque démontrent tout le contraire. Même dans la complicité d’une époque décadente et avide de bénéfices. C’est à cette époque, dans l’après-guerre et la montée de l’Amérique, qu’un Manolete va inaugurer une nouvelle façon d’affronter le taureau, non plus de face, mais de biais, et inaugurer un côté spectacle inédit qui ne devient possible que parce qu’un nouveau public, une sorte de société de masse, est en train de se former. Cette massification semble préfigurer une sorte de facilité, illusoire, trompeuse, pour l’arraisonnement de la pulsion sexuelle : il suffit de lui donner du spectacle, un traitement collectif addictif, une économie magistrale en ne vivant l’expérience adolescente de montée caniculaire de la pulsion sauvage que par délégation, hypnotique. Sensation, pour le jeune Dedet, que le vieil individualisme espagnol est frappé à mort. Son écriture résiste, se rebelle, comme si cette expérience adolescente, et, on dirait, initiatique, ne pouvait pas, justement, être vécue par délégation. Lui, alors, porte-parole de l’adolescent qui ne se laisse pas avoir par les jeux truqués de la massification, dit qu’il vaut mieux rechercher cette part de l’éternelle Espagne non pas dans les enfants bien nourris de la société assujettie au bien-être uniformisé, mais dans les humbles, les culs-terreux, les misérables qui ont connu le froid et la faim et pour lesquels nul ne s’est jamais soucié d’esthétique. On pourrait dire aussi que ce sont les mêmes qui sont gavés, mais ressentent tout à coup dans cette pléthore étouffante l’extrême pauvreté, et soudain ont faim et froid de s’apercevoir à quel point rien ne leur est donné qui ne les assujettisse totalement en les privant de liberté. Voici des ados qui s’échappent de la misère, qui nous semble aujourd’hui être aussi une autre misère, cette pauvreté qui se trouve au sein de la pléthore gavante et circonvenant sans fin les êtres, en les empêchant totalement de respirer et de s’abstraire, si bien qu’ils n’ont d’autre choix que d’avaler tels de pauvres fœtus éternellement reliés balisés engraissés, semblables à des canards idiots.

Prendre à rebrousse-poil le risque de mort, jouer avec la bête dangereuse jusqu’à sentir son haleine vénéneuse, ne serait-ce pas s’arracher aussi au traitement de masse d’un adolescent aux prises avec ces forces qui poussent en lui ? Jeu étrange, celui de la joie et de la peur, de l’ombre et du soleil mêlés. Le combat forge lentement une race de braves, qui s’approchent de cet état de lenteur réfléchie précédant la connaissance, et alors à ce moment-là on tue. La mise à mort de la bête est un splendide raccourci de la passion de l’homme.

C’est avec le torero Ortega que l’art de la tauromachie s’affirme vraiment comme l’art de la domination.

Dans les petits villages, des ados loqueteux ressuscitaient dans sa pureté initiale le grand mystère tragique de l’Espagne.

Sur la route de Cadix, tout semblait dormir dans une immémoriale canicule, il n’y avait pas une âme dans les rues. Soudain, invasion d’ivrognes, de bonnes femmes piaillantes avec leurs enfants, etc. Plus tard, dans l’arène, une clameur de joie saluera l’apparition des toreros.

Manolo était face à une bête aux cornes intactes. Il avait pesé la brute dès le départ, il avait parlé en maître, et sa domination était établie. Tout s’éclaire dans l’instant fabuleux d’une sensation. Et l’été s’achevait, à Guadalupe, dans une lumière fauve. Au monastère voici la résonance apaisée des grillons dans la nuit.

Par cette passion tauromachique, Christian Dedet nous a donc raconté comment il a revécu « Mort dans l’après-midi », d’Hemingway… Sa jeunesse adolescente. Devenir capable de garder le cœur de ses 20 ans… Et être indemne de la tragédie de nos sociétés post-industrielles où la plupart des êtres humains sont passés à la moulinette, programmés, informatisés, aseptisés, vitaminés, encartés, médiatisés, gavés de distractions permises, et à 40 ans devenus parfaits spectateurs de leurs propres destins. Cette sensiblerie qui se croit civilisée et qui permet tout aux systèmes les plus nocivement réducteurs…

Christian Dedet, au contraire, aime ces taureaux et cette fête espagnole de la jeunesse. Certes, le nivellement est advenu en Espagne par un nouvel effondrement des Pyrénées, mais l’art de la tauromachie revient de plus belle, telle une rébellion pulsionnelle. Comme si, pour l’Espagne, tout système de référence était jugé faux, et faisait revenir la force maure. L’Arabe n’est jamais loin au pays entièrement reconquis… Même si avec les autos, la télévision, le spectacle, le tourisme dans le sillage de la disparition de Franco, la massification de la planète, la mémoire commune semble disparaître. Dans l’évolution de la corrida moderne, le rôle primordial est toujours joué par la conscience que l’homme prend de la manière de partager l’espace avec le taureau. Jeu subtil de la position stratégique adoptée. Art rapproché qui s’invente, tandis que dans les gradins un nouveau public arrive, une sorte d’ironisation au cœur même du spectacle de masse. Les gradins aussi sont leurrés, tandis que la technique est de plus en plus maîtrisée. Mais alors, irruption d’un indésirable, qui galvanise les foules, se joue de la massification en cours, provoque une adhésion viscérale en prenant des risques, presque suicidaire : le taureau est redevenu plus gros, plus puissant, et ses cornes ne sont pas épointées. Le torero, lui, joue toujours presque au contact du fauve, donc sa technique est une question de vie ou de mort. Face au spectacle de l’assujettissement généralisé de cette masse humaine conviée dans les gradins, le torero risque vraiment sa vie, face à un taureau puissant comme une pulsion non assujettie, sauvagement singulière, se désajustant de tout ce qui cherche à la circonvenir. Ils sont venus, tous, consommer du spectacle, et voici que ce spectacle les subvertit : il se passe quelque chose d’autre ! Sur les gradins, ils n’avaient aucune idée de cette pulsion sauvage incarnée par le taureau puissant que le torero ne pourra dominer, mettre à mort, qu’en inventant un art stratégique précis au millimètre près, risquant vraiment sa vie. Façon de mettre en scène une leçon magistrale pour chacune des personnes sur les gradins : vous avez tous, chacun de vous, un adversaire dont vous ne soupçonnez pas la puissance de mort sur vous… A chacun des spectateurs de voir débouler son propre taureau, et de savoir le dominer, donc d’éviter ses charges… Chacun de vous est dans une arène avec un taureau fonçant sur vous : à vous d’aller voir dans quels vastes pâturages il est élevé, et si c’est vous qui le dominez ou bien s’il vous a tué depuis longtemps… Face à l’uniformisation européenne, le vieil individualisme espagnol est-il un dernier sursaut ? Ce serait une nouvelle lecture des textes de Christian Dedet, en tout cas ! Respect de ce taureau, qui est aussi un taureau pulsionnel, même masqué par toutes ces solutions en lesquelles se délègue le désir des hommes de solutionner facilement le désir encombrant qui se saisit des corps. Il ne faut pas se tromper de bête… Ni en choisir des affaiblies, aux cornes coupées… Picasso aime intensément et tue ce qu’il aime, dit un poète de ses amis. La tauromachie, comme l’activité érotique, spécule sur l’existence d’une fêlure : celle introduite par la montée de cette si violente et déstabilisante pulsion sexuelle ? Picasso, dont les origines sont gréco-latines plus qu’espagnoles, fixe dans sa peinture les odeurs de l’arène, les cris de la lumière, le soleil sur la peau, bien avant d’illustrer les mythes. Intelligence désintégrée devant quelque chose de beaucoup plus spontané.

Dans l’attendrissement général des mœurs, l’entrée en scène de la SPA, continue à s’imposer un ado qui se mesure à la bête en toute loyauté. La bête pulsionnelle, rien ne peut la circonvenir, l’assujettir, la traiter pour que ce soit rentable le plus possible. Une rébellion persiste et signe, par-delà tous les calculs ! Le règne du veau d’or a-t-il raison de l’Espagne de toujours ? Et l’assujettissement généralisé a-t-il raison de la sauvagerie de la force qui monte dans les corps adolescents ? C’est-à-dire : peut-on se servir d’elle pour le traitement en masse des humains, sur le mode de la satisfaction du sexuel sur le mode d’un simple besoin ? Prendre avec un tel art le taureau par les cornes pourrait être une manière singulière de la mettre à mort au nez et à la barbe des calculateurs du veau d’or, afin de le soustraire à ces calculateurs, la pulsion sexuelle échappant à l’ordre des besoins devenant une pulsion de vie, sublimée. Dans cette fuite en Espagne, on pourrait entendre comment un adolescent s’est débrouillé avec son adolescence pour substituer une manière singulière de faire avec sa pulsion sexuelle afin que celle-ci ne puisse plus servir d’hameçon pour l’arrimer à un destin d’adulte joué d’avance car sommé d’aller dans les ornières dessinées.

Revenu dans son pays pour vivre sa vie d’adulte, nous imaginons un jeune homme qui ne peut plus être pris dans la normalisation ambiante par le biais d’une sexualité facile à assujettir tel un taureau amoindri, car cette sexualité a appris à se mettre hors de portée, sublimée, par une passion secrète. Le jeune homme qui rentre dans son pays, nous l’imaginons d’autant mieux désormais capable d’y vivre que, dans sa fuite en Espagne, il y a appris, via la passion tauromachique, à la soustraire à sa stigmatisation en vulnérabilité rendant facile un traitement par la normalité, comme si le sexuel était réductible à un besoin qu’on saurait satisfaire.

Alors, le jeune homme revenu de sa fuite en Espagne, on l’imagine inaccessible à l’hameçon, son encombrante et puissante pulsion sexuelle, il a appris à ne pas en faire un point faible pour l’entreprise de normalisation : elle reste une affaire personnelle, sauvage, désarrimée de tout traitement qui irait de soi. Comment dire ? Le torero domine toujours son taureau, le connaît assez pour lui donner le coup de grâce. La bête en lui ne peut désormais être mise à mort par rien d’autre qui s’imaginerait pouvoir traiter en masse sa jouissance. Incrédule et incurablement individualiste, le jeune homme revenu de sa fuite en Espagne ! Et, par-delà sa vie active, le retraité revient en Espagne, et y retrouve, intacte, à travers la passion tauromachique toujours aussi vivante, sa propre non domesticable pulsion de vie. A l’autre bout de sa vie, il retrouve sa jeunesse. Il ne s’est jamais laissé séduire par la monstrueuse entreprise de séduction qui tente de décérébrer les esprits libres !

Il s’agit, bien sûr, de lire à travers ces textes de Christian Dedet sur la tauromachie, comment un esprit reste libre, ce que les jeunes d’aujourd’hui devraient apprendre de lui qui, à coup sûr, a su reconnaître son véritable adversaire, incarné par le taureau espagnol version non humiliée ! Voici un autre statut de l’ado, qui, dans une dignité très nouvelle, dit non à l’Europe assujettie, assurée, assistée, un ado très déconcerté de s’être laissé assimiler, et retrouvant les vieilles fureurs des aventures singulières. Le temps adolescent vit le surgissement massif du sexuel, mais la métaphore tauromachique, dans l’écriture de Christian Dedet, semble raconter comment cette bête puissante, affrontée par l’homme seul, dans l’arène espagnole, c’est toujours cet homme qui arrive à la dominer, et à lui donner le coup de grâce. C’est toujours lui qui garde la main ! La domination ne vient pas d’ailleurs. Personne, ni rien, ne peut fixer sur lui un hameçon, et l’assujettir par un prêt à jouir où le taureau aurait perdu toute sa puissance.

Alice Granger Guitard



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