Appelez-moi par mon prénom, Nina Bouraoui

Editions Stock, 2008

vendredi 14 novembre 2008 par Alice Granger

Dans ce roman, ce qui préside à la rencontre amoureuse fusionnelle entre la narratrice, plus âgée, habitant Paris, et un jeune étudiant de Lausanne est le fait que la femme qui suscite l’amour est une femme qui écrit, qui est connue, dont l’activité d’écrire est une profession, mot utilisé dans le texte, évoquant une sorte d’installation, aussi le fait d’avoir un nom.

Paul, le jeune homme, tombe amoureux de l’écrivaine plus âgée que lui (ce n’est pas un détail anodin, pourvue d’un super-organe en creux symbolisé par l’écriture et la notoriété, elle peut incarner un dedans matriciel dans lequel le garçon peut aller se lover comme dans le ventre d’une mère, en faisant se tricoter de manière placentaire son œuvre à lui se donnant à travers son site et le travail qu’il doit préparer dans son cursus d’étudiant, et son œuvre à elle d’écrivaine) lors d’une signature qu’elle fait dans une librairie de Lausanne. Il s’ensuit des échanges par mails, qui durent un certain temps, dans une sorte de temps suspendu. S’installe, dans ce long intervalle pendant lequel leurs corps restent encore séparés, une sorte d’addiction. Ensuite, ils se découvrent comme dans un temps de naissance, des corps et des peaux qui se touchent, s’apprennent, se séparent pour mieux se retrouver. Paris, Lausanne, la séparation, les retrouvailles. La fille et son garçon.

Ce qui frappe, c’est qu’ils sont l’un et l’autre déçus par leurs amours précédents, déracinés dans leur solitude, totalement en attente d’une sorte d’Autre qui donnerait enfin un sens à leur vie. D’une certaine manière fusionnelle, en miroir, ils se sont positionnés dans un « rien d’autre » ! Alors, « ça », qui se précipite enfin à Lausanne, dans cette librairie, devient la seule chose qui compte. L’écriture préside à de la vie en train de se vivre.

Le roman évoque ce qu’est en train d’écrire l’écrivaine, en même temps que son histoire d’amour avec le jeune lecteur de Lausanne entre en gestation : elle écrit en tant qu’homme. Cette inversion est très significative. On dirait, en effet, que c’est un homme, et son point de vue, sa version, qui donne du sens à une femme, à une écrivaine. L’écrivaine écrit, elle est connue, elle fait des signatures, des articles, et cette activité fait qu’elle devient réellement un dedans dans lequel un jeune homme, se présentant lui-même avec une ambition débutante, peut venir s’enraciner, comme dans une relation gestationnelle de fœtus garçon à mère grosse de lui lecteur en puissance. En amont, ne faudrait-il pas voir en puissance revenir l’histoire des parents de Nina Bouraoui, qui la constitue déchirée entre deux histoires très étrangères ? L’écrivaine Nina Bouraoui n’offrirait-elle pas au jeune lecteur de Lausanne en train de désirer exister par son œuvre débutante (dont témoigne son site sur Internet, et cette « cellule » qu’il invente et doit présenter devant un jury d’examen) la même chose que sa mère française offrit à travers l’amour à un homme algérien, cette sorte « d’inégalité » au profit de la femme, qui est « pourvue » et lui non, mais sa puissance à lui venant d’elle, ceci dans le sillage d’un fantasme selon lequel la puissance d’un homme (d’un garçon) lui vient du personnage maternel encore plus puissant. L’écrivaine, puissante par sa notoriété et son œuvre, mais bien sûr entre parenthèses chaotiques entre deux livres, dans l’attente de son lecteur comme une future mère de son fœtus garçon, écrit dans ce roman, en son nom, comme la reprenant à son compte, et la précisant, l’histoire de la rencontre parentale. Ici, c’est un jeune homme qui semble ne plus croire à une histoire d’amour avec une jeune fille de son âge, comme si l’amour intrinsèquement lié aussi à son avenir professionnel de créateur ne pouvait se vivre vraiment qu’à travers cette version garçon-mère s’écrivant par la différence d’âge ainsi que par la notoriété installée de l’écrivaine tranchant avec le fait que l’étudiant n’en a pas encore. Elle en a, et lui non. Celle qui en a peut l’amener à en avoir, à travers la « cellule » de l’amour en symbiose, de l’amour amniotique, fusionnel. De même, la femme française et l’homme algérien certes brillant mais ayant « besoin » d’être certifié par une femme puissante. Sauf que, à la génération suivante, la femme est vraiment « pourvue » de l’organe scriptural en creux, alors que dans la génération d’avant c’était une question de famille, d’un bon et d’un mauvais côté des choses, de quelque chose peut-être qui n’arrivait pas à s’écrire, et cette mère manquant toujours de suffoquer, et la fille garçon manqué, toujours cette obsession du garçon, peut-être cette obsession d’avoir un intérieur matriciel dans lequel réussir à l’inviter, ce garçon, pour qu’il s’y nide, s’y forme, y grandisse. Le jeune homme de Lausanne, le voici qui se nide dans la vie écrite de la femme d’âge mûre, elle incarne le lieu charnel et intellectuel de passage gestationnel qui pourra le transférer du côté de la lumière, de la vie active réussie et bien sûr reconnue. Nina Bouraoui écrit un malaise de vivre, des amours qui se défont, quelque chose de chaotique, comme sa mère avait du mal à respirer. Mais dans ce roman, on dirait que la fille garçon manqué réussit à écrire la vie d’un homme réussi, très beau, sur lequel on se retourne, et bien sûr qu’elle tremble de le voir sortir de sa vie comme de son ventre de littérature. L’appeler par son prénom revient à dire la réussite intime.

Elle-même, en parfait miroir, peut se lover dans une belle image d’elle-même renvoyée par l’énamourement du lecteur de Lausanne, cela fait un amour hors du temps, androgyne, la fille et le garçon s’offrant l’un à l’autre le sens de leur vie et de leur sexe. Ceci dans cette perspective masculine, où le garçon croit sa mère toute-puissante (comme l’écrivaine connue toute-puissante, comme la femme française pour l’homme algérien) avec ses yeux de petit enfant, et est persuadé que c’est elle, par son amour total, qui lui donne sa puissance à lui, puisque, seul, il est capable de donner du sens et du pouvoir à son image de femme.

En effet, qu’est-ce que désire et cherche un jeune homme au seuil de sa vie d’adulte auprès d’une femme qui a seize ans de plus que lui et est « pourvue » de notoriété, donc vue « puissante » ? L’amour, dans ce cas-là, s’amorçant via Internet, photos, etc. dans une sensation rythmique d’apesanteur amniotique, d’attente comme une mère attend son garçon son amour, prend un air incestueux. Le jeune homme, en puissance, ne peut qu’être déçu par une fille de son âge : elle n’est pas « pourvue »… L’écrivaine connue ne peut qu’être déçue par des amours qui ne prennent pas vraiment leur matière dans sa réussite en écriture, puisqu’elle ne désire qu’une chose, que cette écriture ait une conséquence on pourrait dire réparatrice par rapport à l’histoire de ses parents. Sinon, reste le garçon manqué… L’homme d’Algérie blessé, au sexe pas vraiment assez puissant… La femme qui a peur d’étouffer, de ne pas vivre vraiment… Et, dominante, cette relation idyllique, gémellaire, entre une fille et un garçon. Et, de fille à fille, pour tenter de s’aimer soi-même.

Alice Granger Guitard



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