huis clos cinématographique
jeudi 10 janvier 2008 par Yvette Reynaud-Kherlakian4 mois,3 semaines, 2 jours… C’est le titre du film de Cristian Mungiu et l’âge –ironiquement présumé- du fœtus expulsé par Gabita au terme d’un avortement cauchemardesque. On pense à L’évènement d’Annie Ernaux : si la France de 1963 n’est pas la Roumanie des dernières années du règne de Ceaucescu, l’avortement y est encore un crime et quand une étudiante sans argent et sans appui –comme l’était alors Annie Ernaux- doit y recourir, elle rencontre une faune humaine veule ou cynique semblable à celle qu’affrontent Gabita et Ottila : le militant clandestin du planing familial qui proposait à Annie Ernaux de faire l’amour puisque c’était maintenant pour elle un acte sans conséquence, est à peine moins ignoble que le monsieur Bébé du film roumain.
On a souligné, au point d’accuser Christian Mungiu de sacrifier la densité humaine à la virtuosité esthétique, la maîtrise technique du cinéaste : resserrement des plans, pesée d’une lumière blafarde sur gens et choses, force des silences, des réticences plus que des mots… C’est qu’il s’agissait de rendre sensible l’atmosphère étouffante d’un huis clos gigogne où l’enfermement de deux jeunes femmes dans une situation tragique et sordide s’emboîte dans la claustration politique et sociale sécrétée par la dictature. Huis clos que n’allège en rien l’amitié de Gabita et d’Ottila. Certes, à la torpeur velléitaire de Gabita, Ottila oppose une détermination sans faille qui assurera la réussite -et à quel prix !- de l’opération. Mais son dévouement est aussi sombre qu’absolu. C’est qu’il relève moins de la chaleur d’un sentiment que d’une volonté sourde et violente d’exorciser à travers la délivrance de Gabita le malheur de la condition féminine. Ottila sait, qu’en cas d’accident, son ami risque fort, comme le partenaire de Gabita, comme tant d’autres, de l’abandonner à son sort. Le salut physique et social de Gabita n’est que la fragile sauvegarde des apparences ; il ne rachète pas le compromis nauséabond, ne délivre pas d’un enfermement radical. Mais il fallait ne pas sombrer. L’histoire se clôt sur un pacte de silence.
4 mois, 3 semaines, 2 jours : on nous montre le fœtus expulsé dans la salle de bains et dont il faudra bien se débarrasser comme d’un quelconque déchet. Là encore je pense -tant la force des images rejoint celle des mots- à Annie Ernaux disant l’horreur éprouvée du spasme de l’expulsion à la vision du fœtus expulsé… C’est qu’il s’agit, visiblement, du cadavre d’un petit d’homme.
On a reproché au cinéaste -qui se défend de toute intention moralisante- de faire le jeu des contempteurs de l’avortement. Laissons là ces combats de fanatiques qui refusent de voir que la loi qui autorise n’est pas la loi qui prescrit ; qu’elle est faite pour respecter la liberté de conscience de chacun dans des situations où raison et expérience scientifiques sont impuissantes à dire si et quand il y a chez l’individu humain, de sa conception à sa mort, une ligne de démarcation repérable entre animalité et humanité. Rappelons que la loi, prudemment, n’autorise l’avortement qu’en deçà du fœtus, alors que la masse embryonnaire n’a pas encore de configuration proprement humaine ; et ajoutons qu’il est tout à fait souhaitable qu’elle laisse au corps médical la liberté d’accepter ou de refuser la pratique de l’I.V.G.
Il reste que l’avortement, même pratiqué dans un milieu normalisé, s’il n’est plus un crime, n’est pas un acte anodin : l’embryon n’est pas la giclée de pus qui sort d’un abcès crevé, c’est une vie en gestation dans un ventre de femme que l’évolution a façonné pour le recevoir… Mon corps, c’est moi sans doute et pourtant ce qui s’y passe me reste le plus souvent étranger ; je dois accepter comme tel cet objet opaque que mes choix utilisent ou transcendent sans pouvoir l’éclairer de part en part. L’I.V.G. fait -ou doit faire- partie des moyens dont dispose la femme pour ne pas subir la maternité, pour s’affranchir du mâle traditionnel aussi veule que conquérant mais elle ne doit pas être banalisée, elle doit rester un pis-aller.
4 mois, 3 semaines, 2 jours est un film qui fonctionne à l’économie : les sentiments suintent au ras de comportements découpés avec une précision chirurgicale dans la masse épaisse et grise d’existences closes. Et sans rien dire -ou presque-, à partir de la monstration d’une situation d’avortement clandestin, il donne à penser à et sur bien des choses : la rencontre des sexes dans sa double version, -masculine et féminine- ; la maîtrise des corps selon la religion et/ou la dictature ; la maîtrise personnelle du corps selon la liberté...
Les jurés de Cannes ont bien fait de le distinguer.
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