Régis Debray, Editions Gallimard, 2006
lundi 26 février 2007 par Alice GrangerRégis Debray fait la preuve, une fois de plus, que c’est la présence, face à lui, d’un frère ennemi réel, ici l’homme des Lumières particulièrement mis en relief l’année Mozart, qui lui permet de déployer brillamment sa logique des forces, qui n’a rien à voir avec la logique des idées. Paradoxalement, il pourrait remercier ce frère ennemi d’exister, puisqu’il lui donne l’occasion d’organiser sa critique en attaquant ses positions et sa logique. En quelque sorte, le frère ennemi lui offre sans le savoir de la matière. Il nous apparaît à découvert, vulnérable, même si, tel un stratège, Régis Debray adopte une sorte de profil bas, en semblant laissant triompher l’homme et l’esprit du dix-huitième face au lourdaud et suant médiologue.
Le médiologue, qui s’intéresse au médium, et aux conséquences pour un nombre d’humains de plus en plus important de l’évolution de ce médium ( l’invention du train, de l’imprimerie, de la vidéosphère, etc.), laisse en quelque sorte entrer ceux que les hommes des idées et de l’esprit laissaient dans l’ombre. La médiologie ne braque-t-elle pas son objectif sur ceux que les inventions et transformations technologiques planétaires font entrer, même si les héritiers des Lumières se croient à l’abri de ces « sauvages » ou de ces « inférieurs » ? Régis Debray nous rappelle ce qui le précipita dans l’activité révolutionnaire. L’envie de tuer l’avait saisi alors que, en Equateur et en Bolivie, il fut témoin de scènes d’humiliations, des touristes nord-américains en shorts et chemisettes jetant des pièces de monnaie aux Indiens comme à des singes en cage, et alors ils s’esclaffaient en les photographiant en train de se battre dans la poussière pour saisir ces pièces. En lisant Régis Debray, il nous semble que ce qui est révolutionnaire, c’est justement cette transformation du médium, qui ouvre l’accès aux choses, aux connaissances, aux images, aux idées, aux cultures et aux civilisations un nombre de plus en plus important d’humains jusque-là tenus pour rien par une minorité de privilégiés dans leur bulle, et ainsi ceux de l’ombre, même en apparence encore humiliés, seront-ils comme une armée en train de mobiliser une force capable de vaincre les idées censées par exemple par l’idéologie des Droits de l’Homme droite issue du dix-huitième siècle savoir faire un bonheur universel. Les humains de l’ombre, dans l’ouverture révolutionnaire opérée par la transformation du médium, des techniques, des outils, savent de plus en plus qu’il n’y a rien à espérer des bonnes idées qu’ont les grands pour eux, au contraire ils repèrent de mieux en mieux le frère ennemi et leur force grandit infiniment plus que ses idées, tandis que nous pouvons les imaginer, ces laissés-pour-compte, se relier dans la même sensation d’humiliation et de rébellion pour faire corps battant afin d’accéder enfin à une importance collective. Régis Debray souligne combien « c’est bluffer que se dire héritier des Lumières et révolutionnaire ». Et il poursuit : « Est-ce une raison pour juger répugnante cette fugace incarnation du sacré collectif, et cela, au nom d’un esprit des Lumières qui, lui-même, sait si peu faire corps ? »
Evoquant « ces mères de famille chiliennes en exil, militantes du Mouvement de la Gauche révolutionnaire, qui déjà arrêtées, torturées et expulsées par la dictature, ont laissé leurs enfants derrière elle à la Havane et sont rentrées au Chili, en 1978, avec le risque de ne jamais revoir leurs enfants », il souligne que ce qui les poussait, c’était quelque chose de plus fort que l’amour maternel. Une foi révolutionnaire. Qui a « un autre poids, une autre force d’imprégnation qu’une option spirituelle, à choisir en vitrine, parmi d’autres articles proposés au client. C’est une opinion, si l’on veut, mais où la sensibilité s’implique et qui engage le tout d’un être. C’est une certitude subjective, mais partagée avec beaucoup d’autres...Elle n’a pas besoin de prétendre au statut de vérité universelle pour faire un foyer vivant d’existence, de solidarité et de joie, jusqu’à la mort incluse. ». « Les utopies des Lumières n’ont pas pensé la guerre...et la guerre les a terrassés par-derrière, en 1793, 1914 et 1940, en les prenant à chaque fois au dépourvu ».
Debray rappelle que Mozart vivait dans la société de loisirs de l’Ancien Régime, et qu’alors la liberté du libertin est vite gagnée. Quant à Monsieur de Voltaire, c’était un roturier anobli tenant à sa particule.
« ...nos grands émancipateurs ont bricolé, entre loges et salons, une arme de destruction massive, indétectable à l’œil nu : la civilisation. Il est des maîtres mots qui vont par deux comme les gendarmes et les bonnes sœurs : en l’occurrence, le tandem civilisés-sauvages. L’homme civilisé est l’Européen ; le sauvage est l’Africain et l’Américain. Le premier apporte la civilisation au second...il a pour mission de le rendre semblable à lui, qu’il aura remplie quand il l’aura dépersonnalisé...Même quand le généreux prend la défense du bon sauvage...il va de soi que le salut de l’inférieur lui viendra de son alignement sur le modèle supérieur d’humanité ». Mais la révolution technologique ayant réduit la planète à la dimension d’un village, visualisant non seulement la société des marchandises, pour l’incitation à la consommation anesthésiante censée clouer le bec par l’envie de la même chose, mais, bien plus, l’humiliant sentiment de supériorité des Occidentaux, les humiliés de toujours, paraissant à leur tour se jeter à corps perdu dans la consommation, ne seraient-ils pas en train de se souder par le même sentiment d’expulsion par ces Occidentaux qui, depuis les Lumières, prétendent leur vouloir du bien, répandre l’égalité et les Droits de l’Homme, ne leur donnant pourtant que des miettes et se réservant la meilleure et noble part tout en lorgnant leurs richesses à exploiter et cet « art primitif » qui, aujourd’hui, se retrouve Quai Branly sans que, jusque-là, nos hommes de l’ironie et des Lumières n’aient jamais eu la curiosité de savoir quel sens ces objets avaient dans leurs civilisations d’origine, ces civilisations étant censées être justement primitives...Les Autres ? Des sauvages, des inférieurs...Nos idées, pour les sauver... « Sois clone et tais-toi » ! Les « inférieurs » sont-ils aussi bêtes ? Une logique de force ne serait-elle pas, dans l’ombre, sous couvert de consommation jouant le rôle des branchages avec lesquels une armée se camouflerait, en train de se mobiliser pour livrer bataille à la logique des idées ? Le stratège, prenant acte de l’humiliation qui l’a à jamais expulsé, pourrait très bien faire le clone pour mieux avancer à couvert...Pendant que, dans leur bulle, convaincus de bien faire au nom des Droits de l’Homme, les plus forts de toujours ne voient rien venir, et ne se sont jamais entraînés à mobiliser une force, cette force ne pouvant réellement prendre corps que sur la base de l’expulsion hors de la bulle, qu’avec la coupure du cordon ombilical. Les humiliés d’hier ne pourraient-ils pas, sans crier gare, faire irruption comme des coupeurs de cordon ombilical, comme des délogeurs de bulle matricielle, à l’heure où les injures humiliantes visant leur prétendue infériorité de culture, de civilisation ne les atteignent plus. Les humiliés d’hier, avec la visualisation planétaire qu’a rendue possible la révolution technologique bien mise en évidence par le médiologue, sont en train de comprendre que les humiliants pleins de morve et d’arrogance dénoncent la paille dans les yeux des « sauvages » parce qu’ils ont eux-mêmes une poutre dans leurs yeux ! Les arriérés ne sont-ils pas, en effet, ceux qui prétendent s’éterniser dans leur bulle, dans leur ventre, dans leur Vierge Mère, dans le giron éternel ? Cette image n’est-elle pas d’un archaïsme à se tordre de rire ? Et les « sauvages », eux qui sont depuis si longtemps mis dehors, nés, n’ont-ils pas de quoi rire férocement d’une telle image molle, décadente, « d’Ancien Régime » justement, image d’un régime de fœtus s’accrochant à ses doudous placentaires ?
La République des Lettres, au XVIIIe, « isolat de luxe où chacun avait licence de jouer à la subversion parce que la voltige avec les idées (aujourd’hui avec les images) était sans risque : les gueux, pensait-on, ne reprendraient pas la balle au bond. » Et maintenant ?... « Voltaire n’établissait pas de lien entre la traite des Noirs et ses retours sur investissements, au moment d’écrire Candide. »
« Les Lumières furent une œuvre de l’Europe ; l’Europe ne sera pas une œuvre des Lumières ». Pour Voltaire, « Pas de souci, tout finira par s’arranger, le jour où les fils de paysans sauront leur table de multiplication, où l’Encyclopédie sera éditée en poche et que leurs parents feront serment de bien s’entendre. » « L’ingénieuse ingénierie a ranimé le mythe d’un monde sans mythe, où la politique avec ses noirceurs, nettoyée en « gouvernance », disparaîtrait bientôt sous une rationalité supposée transparente et proprette, l’économie et les finances... » A l’inverse de l’Europe, les Etats-Unis sont nés « dans la douleur, par arrachement à une tutelle impériale. D’une guerre d’indépendance, suivie d’une rédaction constitutionnelle, et non l’inverse. » Et oui, pas les idées d’abord ! Mais la guerre d’indépendance ! Celle que nous pourrions imaginer de la part de ces humiliés mobilisant leurs forces tout en semblant se cloner sous le regard des hommes de l’ironie... « Rien de tel qu’un contre pour dresser un pour en face... ». Comme nous le soulignions, c’est toujours l’ennemi qui fait exister, cet ennemi qui jette dehors, qui détruit la bulle, qui inscrit la coupure originaire. Mais les coupeurs de cordon ombilical, les saccageurs de bulle placentaire, au fait, et leur bulle à eux ? Leur bulle tellement visualisée ! La paille s’attaque à la poutre !
Les Euros, face aux Dollars, semblent des billets de Monopoly ! « Avec ces allégories architecturales, nul passé n’est transmis. Le fil est coupé. » Pas de symbole qui raconte et rassemble, comme sur les Dollars ! « L’Euro est fade, amnésique et raplapla. » Inaptitude à personnifier, à évoquer. Nos technos « élèvent leur propre ignorance de l’histoire en ‘fin de l’histoire’. Certains parlaient même d’une nouvelle ère dans l’organisation des sociétés humaines. » ... « une diplomatie réduite aux missions humanitaires ; un émiettement identitaire sans précédent, avec la multiplication de micro-Etats non viables au centre et à l’est ; un consternant appauvrissement linguistique... ; et un peu partout, le retour à l’égoïsme sacré... » .... « Tout occupé à démailloter le bébé pour favoriser sa croissance, le siècle qui rêvait d’un homme sorti de sa minorité ne s’est guère avisé qu’il n’y a pas de grande personne, et qu’on n’en finit jamais avec l’enfance. » Toujours, la paille et la poutre...
« Attelé tout entier au privatif, l’esprit des Lumières a fait l’impasse sur le ligatif. Sur l’inextinguible soif de conjonction, le lien émotionnel de fraternité, la communion croyante et militante, sur le jeu indéfiniment recyclé du transcendant et de l’agglutinant. »
« Le chérubin des Lumières nous fait miroiter l’heure exquise, une pastorale sans Hitler ni Staline, où Vénus aurait gommé jusqu’au souvenir de Mars. » Voilà le chérubin dans une bulle ventre, comme une sorte de frère jumeau dont, très tôt, Régis Debray se serait séparé, par violent refoulement.
« Le chevalier de Boufflers, un jour d’été 1786, fit cadeau à sa tante, la Maréchale de Beauvau, d’une petite négresse de quatre ans. Le délicat avait hésité entre un perroquet, un sapajou et la fillette. »
« L’insolence des Lumières : à consommer en cercle ou au club...par temps de vaches grasses, sous certaines conditions de densité au kilomètre carré et d’aération des locaux. » « Cythère est un îlot à l’écart et sous-peuplé... »
« En bref, la régénération du genre humain ne s’est pas vraiment produite...Nous voilà à demeure dans la société de la peur, et s’il est un soubassement que les Lumières ont ignoré...c’est bien celui-là. Peur des terroristes, des immigrés, du sida, du chômage, des voisins, du réchauffement de la planète, du nuage radioactif, des OGM, de la grippe aviaire et du rumsteck dans notre assiette. Peur des progrès du savoir et de leurs incontrôlables retombées, non pas mêmes des ratés mais des succès de la croissance, des réussites les plus patentes des Lumières elles-mêmes. Le trait majeur du climat spirituel où baigne notre présent, et dont je n’aperçois guère de précédent dans notre histoire, n’est-ce pas la peur amputée de l’espoir ? » La peur non amputée de l’espoir ne présente-t-elle pas justement le frère ennemi qui inscrit notre précipitation dehors, ce traumatisme, comme celui qui, en même temps, nous donne l’espoir, en mobilisant notre force, de vivre et s’organiser sur terre ? Un ennemi à qui dire merci, dans le sillage d’un sans-merci.
Ce « Journal en clair-obscur » de Régis Debray est celui d’un esprit envers et contre tout révolutionnaire, non pas celui d’un esprit des Lumières.
Alice Granger Guitard
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