Amélie Nothomb, Editions Albin Michel, 2006
lundi 28 août 2006 par Alice GrangerJe le trouve très réussi, ce nouveau roman d’Amélie Nothomb. Sans doute encore plus près de ce qu’elle cherche à dire, entre les lignes, en écrivant. Quelque chose de très personnel.
Le mont Fuji qui accouche tout le temps d’une souris, quelle déception ! Mais qui est déçu ? Le mont Fuji ? La petite souris ? C’est un roman très fin, dont le seul véritable sujet est la sexualité. Cette histoire d’un tueur à gage qui explose, par contrat, les têtes d’inconnus qu’on lui a demandé d’éliminer, et qui, excité par cet acte, se fait ensuite éclater lui-même par l’onanisme, est une transposition. Cet Urbain, comme il se fait appeler, était devenu insensible, dépourvu de sentiments, et c’est en se faisant tueur à gage qu’il trouve un moyen nouveau de s’éclater. Il tire son coup, en solitaire, après avoir fait éclater les têtes, au début le mont Fuji accouche plus que d’une souris, puis la jouissance est décevante. Tout ça pour ça... !
C’est quoi ce roman ? Une « histoire d’amour dont les épisodes ont été mélangés par un fou », comme Amélie Nothomb l’écrit en conclusion ? Oui, et en suivant le parcours du fameux cahier, ce journal intime d’Hirondelle, la jeune fille, ne pouvons-nous pas remettre dans l’ordre les épisodes, dans une passation de la curiosité sexuelle suscitée, voire excitée, par l’intimité secrète de la jeune adolescente que celle-ci a mise dans un journal qui peut être lu, du père qui n’a pas pu résister à le lire à l’homme qui, lui aussi, brûlera de désir d’en faire autant et sera comme le père éclaté...par un coup de revolver dans la tête...ou par l’orgasme ? Une jeune adolescente a écrit un journal intime, que le père, qu’on imagine ne plus du tout s’éclater avec sa femme, qu’on voit dormir seule dans le grand lit, ne peut résister au désir de lire, pénétrant ainsi par la lecture interdite à l’intérieur de sa fille, comme un viol ou un inceste. Le père, un ministre, a caché ce cahier volé à sa fille dans sa serviette. Lorsque le tueur à gage arrive dans la maison de campagne où son contrat l’amène pour exécuter toute la famille, avec mission supplémentaire de voler la fameuse serviette, la jeune fille se trouve dans la salle de bain, en train de menacer son père, tout nu dans la baignoire, avec...un revolver, elle veut savoir où il a mis le cahier, et lorsque celui-ci lui dit qu’il l’a lu, elle lui tire en pleine tête. Mais ce coup tiré est aussi, symboliquement, la tête du père qui explose de jouissance par la main écrivante de sa fille. Voici une fille qui imagine que, juste par les secrets qu’elle met dans son journal intime, elle va exciter son père, que la mère n’excite plus ainsi que le prouve le lit conjugal déserté. La tête explosée du père, fou de sa fille par l’intermédiaire du cahier intime que nous, lecteurs, nous sommes obligés de penser qu’elle l’a laissé quand même traîner juste pour que le père tombe dessus et ne puisse résister à le pénétrer, n’est-elle pas la preuve de la valeur sexuellement éclatante du cahier, et de la jeune fille ? Alors, le tueur à gage jusque-là insensible, lorsque le cahier de la jeune fille lui arrive entre les mains, il est piégé, il a signé son « arrêt de mort », car lui aussi aura la tête éclaté de désir, comme le père qui l’a eu avant lui entre les mains. Mais voici que cet Urbain se fait alors appeler Innocent. Il est innocent ? Ce n’est pas lui qui fait éclater les têtes ? On sait déjà que ce n’est pas lui qui a fait exploser la tête (ou le sexe, ou le mont Fuji) du père, puisque c’est la jeune fille, en l’attirant dans son cahier, à l’intérieur de son intimité, et dans cette image de la jouissance du père dans le bain chaud. Et oui, c’est de sa faute à elle. A cause du cahier ! Non seulement elle l’a écrit, non seulement elle a fait savoir qu’elle l’écrivait, sans doute, mais surtout elle l’a laissé être volé ! Elle s’est présentée comme suscitant une virginale excitation, comme renouvelant totalement un désir qui s’était usé. Puisque le père s’était laissé éclater la tête par sa fille, via la lecture du cahier intime, c’est la preuve que cette jeune fille est le revolver qu’il faut à l’homme dans les mains duquel le cahier intime se retrouve pour qu’il s’éclate, pour qu’il jouisse d’une jouissance qui ne soit pas comme un mont Fuji accouchant d’une souris, décevante. Il faut que cela lui emporte la tête pour toujours.
Alors, ce roman, c’est aussi le fameux cahier intime d’une jeune fille, non ? Dans lequel elle a écrit une fantaisie sexuelle. Et le désir que ce ne soit pas à jamais, cet acte-là, comme la montagne qui accouche d’une souris... Où l’Hirondelle veut-elle faire son nid retrouvable à la même place chaque printemps, ce nid fabriqué brindille après brindille, minutieusement, comme un roman s’écrit minutieusement, par petites phrases ? Dans le ventre d’Innocent ? C’est le tueur à gage Urbain, devenu ensuite Innocent (c’est dire si cette fantaisie est celle d’une fille, pas d’un garçon), qui tue de deux balles dans la tête, une dans chaque tempe, la jeune fille qu’il nomme ensuite Hirondelle. C’est lui, un homme, qui lui explose la tête. Ensuite, comme le cahier qu’il a volé s’avère être la seule chose que les commanditaires du tueur à gage veulent, et qu’il ne veut pas qu’il tombe entre leurs mains, la seule manière qu’Hirondelle ne soit pas à nouveau violée, par cahier interposé, par ces hommes après l’avoir été par son père, c’est qu’il le mange. Le cahier d’Hirondelle est à l’abri dans le ventre d’Innocent. L’Hirondelle a fait son nid dans le ventre du tueur à gage, dont la tête va exploser...bien sûr. Il est si amoureux ! Le mont Fuji, dans cette fantaisie sexuelle que nous imaginons être écrit dans le cahier intime d’une jeune fille, n’accouche pas, cette fois-ci, d’une souris, comme c’est la cas lorsque c’est encore le père que le cahier pousse à la curiosité qui viole et estampille la fille comme ayant la folle capacité de faire exploser, c’est le contraire d’un accouchement. L’Hirondelle...retourne dans un ventre ! Celui de l’homme amoureux d’elle ! Qui a mangé son cahier ! La souris a réussi à retourner dans le ventre du mont Fuji !
« J’ai bel et bien la certitude de vivre avec Hirondelle. Un bizarre concours de circonstances a voulu que je la rencontre après l’avoir assassinée. Normalement, les choses ne se déroulent pas dans cet ordre-là ». « Avec Hirondelle, l’histoire avait mal commencé, mais elle se termine au mieux puisqu’elle ne finit pas. Je meurs de l’avoir mangée, elle me tue dans mon ventre, en douceur, d’un mal aussi efficace que discret. Je trépasse main dans sa main puisque j’écris : l’écriture est le lieu où je suis tombé amoureux d’elle. ce texte s’arrêtera au moment exact de ma mort. » Que les choses ne se soient pas déroulées comme d’habitude, n’est-ce pas parce que cette fille écrit ? C’est le cahier, c’est l’écriture, qui permettent la rencontre. Et que l’Hirondelle puisse faire son nid dans le ventre du mont Fuji. Le tueur à gage, comme l’homme dans les villes d’aujourd’hui, Urbain, il éclate la tête de la jeune fille estampillée par le désir de son père sur elle follement explosive, car il se met à la voir comme ce père la voit. La jeune fille voyant l’Urbain, l’homme des villes, la regarder avec le même désir que son père sur elle, a la tête qui éclate, elle jouit, mais c’est une jouissance aux lendemains tristes, mélancoliques, voire anorexiques, le mont Fuji l’a mise dehors, tout ça pour ça. Elle est d’abord assassinée, si elle est abordée par un homme, un tueur à gage, une machine à faire exploser les têtes, qui ne la voit que comme son père, sortie à jamais du mont. L’accouchement d’une souris fait bien la preuve, à cette souris mélancolique, qu’avec le père l’inceste s’avère décevant. L’Hirondelle, elle veut faire le printemps, et son nid, ce qu’elle désire, ce n’est pas de sortir du mont Fuji, d’un ventre qui la gicle, mais d’y rentrer pour toujours, elle veut un ventre gestationnel, qui la fasse, qui l’écrive en la lisant, un mont Fuji qui devient de plus en plus haut d’elle en son sein. Le cahier intime s’est nidé en lui. Il est amoureux de celle qui écrit.
« Une beauté frappante frappe moins le lendemain. C’est vrai aussi à l’envers. Chaque jour, la beauté de celle que j’ai tuée me frappe davantage, et frapper n’est pas ici une métaphore. Que suis-je en train de faire, sinon d’en orienter l’impact vers une zone déterminée de mon corps ? » Cette zone, c’est le ventre, où l’Hirondelle apporte les brindilles pour faire son nid, brindilles de phrases. « Hirondelle, je vais tout te donner ... ». Mais pour l’instant « je jouis quand même, mais c’est du quand même, du plaisir quand même, au rabais, je ne traverse rien, mon âme n’explose pas, le mont Fuji a accouché d’une souris, mes bras sont vides, je suis seul, mon effusion est stérile...ma volupté de pacotille a tué l’illusion d’Hirondelle, je croyais posséder une belle petite tueuse, j’étais possédé par la veuve poignet. » Bon, si la jeune fille se détache de son père, se laisse exploser la tête par Urbain, est-ce suffisant ? Non, Hirondelle est tuée, et Urbain a une jouissance décevante. En vérité, Hirondelle, son nid, qui est aussi son cahier, elle désire que ça se fasse dans le ventre d’un homme parce qu’elle sait que cela ne peut pas se faire dans le ventre de son père alors qu’elle est déjà sortie de celui de sa mère. Hirondelle, elle est complètement dehors, dans d’autres contrées, comment faire qu’au printemps elle revienne ? « Pour me laver de cette impression dégueulasse, je me lançai sur le journal de la jeune fille ». Hirondelle avait été capable de tuer son père pour garder le caractère sacré du journal. C’est bien sûr très ambigu ! Elle avait explosé la tête de son père, image si parlante, mais en même temps, elle avait admis le caractère décevant de cet amour incestueux, c’était impossible, elle n’était qu’une petite souris mise dehors, c’était une impasse cet amour. Sur la base de cet amour impossible, voire de ce sevrage de l’amour d’une fille pour son père et du père pour sa fille, s’instaure une grande demande de la part de cette fille, petite souris, à l’adresse de l’homme, Innocent, elle transfère sur lui tout le désir que son père ne pouvait sans déception exaucer. Cela confère à Innocent une responsabilité infinie. Il doit accueillir en lui ce désir de fille, le laisser s’y nider, à lui d’aller lire le message que, dans la rencontre, elle ne cessera plus de lui adresser, et d’y combiner son propre désir. Roman qui écrit le transfert de l’amour d’une fille pour son père à son amour pour un homme, tout ceci au plus près du sexe, du tirer un coup...de revolver, et probablement l’histoire de comment s’effectue le passage d’une sexualité infantile, l’onanisme dont il est beaucoup question dans ce livre, à une sexualité adulte. « Une jeune fille sage avait été capable de tuer son père pour préserver son secret ». Histoire d’un sevrage, aussi. Une jeune fille, d’abord, qui fantasmait de faire sauter la tête de son père, sexuellement, juste par son journal, ayant réussi à le tirer du lit conjugal où reste la mère, ensuite elle s’en sèvre, et son journal intime passe entre les mains d’un homme qui va se l’incorporer. Alors que le père ne pouvait pas le faire. Elle ne pouvait pas revenir dans le père. Mais dans Innocent, si. Son texte à elle peut, dans le corps de cet homme, faire son chemin, et l’Hirondelle son printemps, et le mont Fuji garder son secret, non pas se vider et s’exposer à des lendemains mélancoliques. Elle entrée en lui, nidée, mieux que dans sa mère, laquelle est d’ailleurs aussi explosée.
Si on en revient à Urbain, le roman d’Amélie Nothomb décrit de manière très précise dans quelle disposition corporelle et mentale cet homme doit se sentir pour pouvoir se tourner vers cette aventure dans laquelle enfin l’Hirondelle fera le printemps. « Je décidais de tuer mes sensations...Ce fut un suicide sensoriel. » Cela veut dire que cet homme sort d’un dedans fait de stimulus sensoriels. Il s’est, comme volontairement, sevré de tout ce qui pouvait susciter sa chair, le retenir dedans, entre des mains, dans une matrice. « J’habitais une sorte de néant. » Une forme d’amnésie sensorielle. « ...ce qui désormais m’émouvait, c’était ce qui ne correspondait à rien de connu. » « Ma sensibilité n’ouvrait plus ses portes qu’aux sensations sans précédent ». C’est donc un homme ouvert. Il n’est plus dans quelque chose de matriciel, dans du connu, toute chose à la bonne place. Chacun de ses sens, il l’exerce aux sensations sans précédent. Il apprend par exemple à vibrer au « goudron chaud des chaussées refaites, la queue des tomates, la pierre crue, le sang des arbres fraîchement tranchés, le pain rassis... ». Il se retrouve finalement sans sexe et sans emploi. Amputé. On pourrait dire : né. Sans cordon ombilical. Engagé alors comme tireur d’élite, tueur à gage. Spécialiste de l’explosion des têtes. De la question du sexe ? Tout focalisé sur ça ? Les commanditaires, des Russes, en fin de compte vont focaliser leur intérêt sur...le cahier intime d’une jeune fille, qu’ils veulent. C’est donc la sexualité d’une jeune fille qui est mise en relief, qui est au cœur de ce roman. Et ce vers quoi s’est tourné cet homme amputé de ses sensations d’avant. Lui, il a déjà déplacé son corps et ses sens, sa tête. Il s’est tourné vers la question sérieuse du sexe (c’est dit par le fait qu’il est un « tireur » d’élite), et par conséquent ce qui l’intéresse, via les commanditaires russes, c’est la révolution psychique qui va se faire pour une jeune fille de manière à ce qu’elle aussi se tourne vers lui, se sèvre du père. Elle aussi devenue anorexique par rapport à un monde où chaque chose est à la bonne place, la mère, le père ministre, les enfants, la maison de campagne, et aussi, bien entendu, l’amour du père pour sa fille si fort qu’il le pousse à violer l’intimité de sa fille en lisant son journal.
« Rien n’est vierge comme de tuer ». Voilà, c’est la sensation nouvelle que découvre Urbain. Faire éclater des têtes. Un être dont il ne sait rien. Une rencontre brève. La tête explose. Plus rien n’est pareil pour la tête qui l’a rencontré. Un magnat de l’alimentation, par exemple, puis un journaliste, puis un ministre, le père d’Hirondelle, la directrice d’un centre culturel. « Tirer à deux reprises dans la tête était la règle. Le crâne, parce qu’il valait mieux détruire la centrale. » Tirer dans la tête, c’est aussi y faire entrer de force une nouvelle façon de voir les choses, en particulier celles relatives au sexe, si forte, si convaincante, que les anciennes habitudes, conventions, jouissances, que les conforts connus, en seront détruits. Celle qui écrit, Amélie Nothomb, n’imaginerait-elle pas ainsi les effets de son écriture ? Quelque chose de si révolutionnaire, dans l’organisation psychique du sexuel, sur la base d’une révolution paradigmatique dans la tête d’une jeune fille que cela ferait exploser les têtes, le tireur d’élite étant son messager le plus efficace ? En tout cas, bien sûr Urbain ne connaît plus la nostalgie. Et il gagne. Le tueur à gage reçoit son enveloppe. Puis ensuite le cahier. « Avant ma perte sensorielle, je ne pense pas que j’aurais été capable d’assassiner ainsi...C’est le corps qui rend gentil et plein de compassion pour son prochain. » Question de corps, en effet. Le corps d’Urbain n’est plus dedans, ensemble avec les autres. Il est dehors, et dehors, sans nostalgie, c’est le sexe, c’est tirer, qui se met à prendre à son compte la « sexion », les retrouvailles, ce qui sépare étant ce qui réunit le mieux. Au lieu de tout le corps saturé de toutes parts comme dans la société de consommation et dans la matrice de stimulus et de satisfactions, voici que le corps d’Urbain, dehors, dans la ville on pourrait dire, « se limitait désormais à de minuscules zones érogènes ». Corps qui apprend. Dont la totalité n’est plus cernée d’une sollicitude enveloppante. « Moi, j’étais un assassin du troisième millénaire ». Il s’attaque aux têtes. Faire exploser dans les têtes une ancienne façon de penser les jouissances, les pulsions, les satisfactions, le désir, si totalement calqués sur l’organisation papa-maman-les enfants, comme la maison de campagne avec le ministre, son épouse, les trois enfants, la procréation bien maîtrisée, les enfants bien programmés, chaque chose à sa place tout bien, rien qui manque, tout qui baigne, foutre tout ça en l’air, en sortir, une balle dans la tête pour détruire tout ça, la jeune fille aussi s’est préparée à renoncer à tout ça, à ce que tout ça dans sa tête soit détruit, à tous ces conforts qui la retenaient prisonnière, y compris l’amour de son père, qui pourtant désignait, dans sa perversion, sa père-version, d’où pouvait venir la prometteuse révolution dans la tête, de la jeune fille, cette virginale version pouvant entrer en gestation après la destruction, donc après son assassinat la rencontre avait eu lieu entre Innocent et elle, seulement après l’assassinat, pas avant comme d’habitude.
« Au début, cette dépossession de soi au profit d’une mélodie est une jouissance. On s’exalte de ne plus être qu’une partition et d’avoir échappé ainsi à des ruminations pénibles. » S’affranchir d’une musique est difficile, dit-il. « Certains sont assez malchanceux pour trouver l’amour de leur vie, l’écrivain de leur vie, etc...On sait l’espèce de gâteux qu’ils ne tardent pas à devenir. Il m’était arrivé pire : j’avais rencontré la musique de ma vie. Si sophistiqués soient ses albums, Radiohead m’abrutissait plus fort que les pathologies susnommées ». Comme les jeunes avec leur baladeur sur les oreilles...Rester encore dans le bain.... « Dans mes fantasmes post homicidem j’en avais assez que le rôle de l’exécutant ne soit jamais tenu par une femme. » Voilà. Ensuite, viendra le fameux cahier intime d’une femme, elle sera l’exécutrice du père...juste pour que le mont Fuji n’accouche plus d’une souris, juste pour que la sexualité ne rabatte plus sur la mélancolie, sur une absence de printemps, sur une Hirondelle qui n’arrive pas à le faire...
Qu’est-ce qu’une rencontre, alors ? Celle qui réussit à faire exploser dans la tête toutes les anciennes représentations, pour faire bifurquer ? « Qu’est-ce qu’un rapport humain, aujourd’hui ? Il afflige par sa pauvreté. » « Rencontrer quelqu’un devrait constituer un événement. Cela devrait bouleverser autant qu’un ermite apercevant un anachorète à l’horizon de son désert après quarante jours de solitude. » Et oui, c’est ça qui est fort dans ce livre ! Cette proposition d’une rencontre qui ferait exploser la tête dans son organisation ancienne...Et une fille aux yeux armés, les mêmes que ceux d’Amélie Nothomb. « ...tout se passe comme si plus personne ne croyait aux rencontres, en cette possibilité sublime de connaître quelqu’un. » Or, la rencontre, et en particulier celle qui a lieu dans ce roman, cette histoire d’amour, n’est-elle pas celle d’un garçon et d’une fille, qui détruit dans la tête l’organisation ancienne, l’infantile, l’incestueuse ? Alors, « Le tueur va plus loin que les autres : il prend le risque de liquider celui qu’il rencontre. Cela crée un lien. » Voilà le tueur d’élite. celui qui est capable de foutre en l’air toutes les habitudes dans la tête, et alors la possibilité de bifurcation, de s’exposer à l’inconnu, à d’autres sensations, avec un corps érogène. « Quand on tue quelqu’un, on le connaît ». On naît en même temps. C’est une forme de reconnaissance, que d’accepter de se faire exploser la tête par quelqu’un, un inconnu, un tireur d’élite qui aura su à ce point tout déranger dans la tête, provoquer le grand sevrage, la rupture des amarres... « celui qui est assassiné se donne. On découvre de quelqu’un cette intimité absolue : sa mort ». Oui, cette mort à la vie ancienne, c’est aussi se donner à la nouvelle vie comme un nouveau-né...
Avec le ministre à descendre, c’est aussi toute la famille. C’est une organisation familiale. C’est sortir de l’orbite de la famille. « Mon juke-box cérébral programmait en boucle Everything In Its Right Place de Radiohead. » Le tireur délite va faire exploser ce « chaque chose à sa place ». C’est une exaltation extraordinaire. « Il y avait dans l’air quelque chose de vierge qui augurait de dangers infinis. » Bien-être domestique de cette maison de campagne. Il se sent chez lui. Mais « beaucoup de zéro pour cent » dans les victuailles du frigo...
« L’unique chose fascinante contenue dans la serviette était le cahier. Dire que je condamnais ce père quand je brûlais de l’imiter ! »
« Tuer ne donne pas faim de n’importe quoi...il faut de la viande cuite puis refroidie. » « Quand c’est froid, c’est le goût même du corps. » « J’ai bien dit :corps, et non chair. Dans la chair, tout me dégoûte : le mot et la chose. La chair, c’est du pâté, des rillettes, c’est de l’homme mûr, de la femme éventée. J’aime le corps, vocable fort et pur, réalité ferme et vigoureuse ». Très fine, cette différence entre le corps et la chair. Avoir faim du corps. Se nourrir du corps, non pas de la chair. Le corps qui a échappé à la chair. Qui n’est plus chair de la chair ? Le corps. Dehors. Mort à sa vie chair de la chair ?
Jeune fille qui sortait du lot. « Elle n’avait pas eu, comme les autres, cet air d’épouvante incrédule ; elle avait semblé éprouver une réelle curiosité pour la suite des événements, qu’elle avait d’emblée sue inéluctable. Aucune peur dans ses yeux, rien que la plus extrême vivacité. » « Il est vrai qu’elle venait de tuer, et je sais combien on se sent vivant à un tel moment. » C’est vrai : « délivrance » en foutant en l’air la tête dirigeante, le ministre, en détruisant les sources de jouissance d’une vie d’avant... . « ...tu es prisonnier de cette fille. Libère-toi en la saccageant une bonne fois pour toutes ; lis son journal et tu sauras d’elle ce qu’il y a à savoir. Sinon, elle va devenir une héroïne mythique et ça c’est la chiendent. » Mais en lisant, il n’est pas délivré. Le trait le plus frappant du contenu du cahier, c’est son aspect lacunaire. Aucune mention d’amour, d’une querelle, elle a froid à mourir, elle ne se sent pas vivante, pourtant nous imaginons que rien ne lui manque, il lui manque le manque, « cette sensation de pauvreté profonde d’un organisme incapable de se réchauffer ». « Mais écrit-on un journal quand on a peur qu’il soit intercepté ? » « Ce cahier était déjà mon trésor ». Une hirondelle entre dans sa chambre, va se fourrer derrière la télévision, il ne peut l’en déloger. Allumant cette télé, aux informations on parle de la famille massacrée. Et il découvre l’Hirondelle morte derrière la télé. Les images du meurtre l’ont tuée. Il nomme en effet la jeune fille Hirondelle, comme jamais une fille ne s’est appelée. « Nul n’est plus vivant que l’hirondelle, toujours aux aguets quand elle n’est pas en migrations. » « Ton mode d’existence était le qui-vive, ça me plaisait, j’avoue avoir voulu que tu ne te rassures pas, j’aimais l’idée de ta peur, j’aimais que tu sois ce frémissement, que ton œil soit craintif et cependant courageux, je t’aimais inquiète ... ». Voilà : une jeune fille qui n’est plus à l’abri, encagée. « ...ne pourrais-tu pas renaître de ma douleur...mon seul moyen de te ressusciter est ce nom que je te donne et que tu habites à merveille, Hirondelle, la jamais partie, qui reviens me hanter à tire-d’aile. » Jamais partie, et oui... « Je ressentais tout à la puissance n : le parfum des tilleuls m’envahissait l’âme, l’éclat des pivoines m’écarquillait les yeux, la caresse du vent de mai m’émoustillait la peau, le chant des merles me fendait le cœur. » « j’étais à présent bombardé de perceptions qui me bouleversaient au plus haut degré...A croire qu’il avait fallu l’enterrement de l’hirondelle pour me rendre les sens . » « L’oiseau-jeune fille déposait son revolver et s’offrait à mes baisers. Elle me tenait en respect avec ses yeux armés ». Et oui. Elle est plus belle que la beauté. « Je n’ai jamais rien vu d’aussi beau que tes yeux de défi, tu vas me tuer, je n’ai pas peur, je te regarde, je suis le lieu où tout se passe, je suis l’action qui s’y déroule. » « Hirondelle, tu es le lieu où tout se passe, tu es l’action qui s’y déroule, je vais faire de toi le centre du monde ». « ...quand je serai en toi je dirai ton nom, Hirondelle est ton nom, et la vie te sera rendue plus forte qu’avant ». « Mes sensations ont une acuité qui n’est pas de ce monde ». C’est une naissance. « ...ton sexe est l’enveloppe d’une lettre d’amour espérée ».
Urbain est l’homme qui a osé faire éclater dans sa tête son attachement à son père. La jeune fille peut d’autant mieux se sevrer de cet amour incestueux qu’elle a confié à son journal intime l’impossibilité de cet amour, « Il n’y avait personne dans la vie de cette gosse, ni garçon ni fille, pas même elle-même ». L’amour du père et pour le père faisait-il le vide ? « Le genre humain n’avait pas l’air d’être son affaire ». Elle espérait celui qui ferait, dans sa tête, tout exploser. Sevrée de ce « Everything In Right Place », de ce tout bien préparé, à portée de mains. Une phrase du cahier retient l’attention du tireur d’élite : « Aucune fleur ne fleurit autant que la pivoine. Comparées à elle, les autres fleurs ont l’air de maugréer entre leurs dents ». Rouge comme une pivoine...
A la fin du roman, surgit une oralité transformée, de même l’analité : c’est le cahier intime, c’est du papier que Innocent mange. Comme l’incorporation en lui d’une logique psychique de fille, de la version d’une fille contenue dans le journal intime. Le papier, ça constipe. Il ne pourra plus ressortir. Plus d’accouchement d’une souris. Le mont Fuji reste gros d’elle pour toujours. Hirondelle a fait son nid, et le printemps, en s’installant en lui. Le parricide que la fille a mis en acte a eu pour conséquence que cette fille, c’est Innocent qui l’a désormais dans le ventre...
Très beau roman exploitant les fantaisies sexuelles d’une fille, venues de très loin en amont, avec les traces d’une version enfantine de la sexualité.
Alice Granger Guitard
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