samedi 10 juin 2006 par Calciolari
Alain Badiou, Le siècle, Seuil, 2005, pp. 255, € 22,00
Alain Badiou lit le XXe siècle, c’est-à-dire ce que le vingtième siècle a produit comme pensée. Il lit aussi ce que les hommes ont produit comme pseudo pensée, " ce pathétique grand récit " (234). Mais il reste à savoir si la théorie d’Alain Badiou – y compris les pensées d’exception ou citées comme exceptionnelles – ne se trouve pas surnager dans l’eau des sables " immobiles " du dit grand récit, celui du théâtre d’ombres idéologiques.
Pour Alain Badiou voici " la seule pièce véritable : la douloureuse, dispersée, confuse et lente substitution aux communismes défunts, d’une autre voie rationnelle de l’émancipation politique des larges masses humaines aujourd’hui livrées au chaos " (235).
Pour répondre à ces questions, Alain Badiou cherche à lire les paradoxes de la théologie païenne. Son algèbre de dieu et de l’homme - plus au moins vivants ou morts – arrive à un in-humanisme formalisé, ce que Kurt Gödel aurait pu appeler une croyance de l’homme (nouveau) lancé dans le futur, revenant du passé (vieux) juste à temps pour tuer son père un instant avant d’être conçu. Jacques Lacan à ce propos parlait de croyance au Père Noël, autrement dit à l’absence de fonction du zéro, l’autre nom du refoulement freudien.
L’étoffe de la réponse d’Alain Badiou à la question posée par le XXe siècle est très riche. Le tissage et les pliures sont remarquables, bien que nous les lisions dans une autre direction que celle du philosophe.
Le savoir sur le siècle ne l’éclaire pas, il reste toujours à lire. Ainsi Alain Badiou a raison de se poser la question : " Quel est l’instant d’exception qui efface le XXe siècle ? " (10). Et si l’instant d’exception appartient à une autre logique, quelle est sa structure ? Quelle est l’ère intellectuelle ? Le XXe siècle a-t-il été anti-intellectuel ? Faire la table des maux du XXe siècle revient-il à se vouer aux mêmes maux ? Ainsi, faire le dénombrement des morts des entreprises nazie et communiste appartient à l’ordinaire de chaque siècle.
Quel est le questionnement d’Alain Badiou ? " Ce qui n’est pas pensé insiste " (11). Ce qui n’est pas analysé, reste à analyser, sans recours théorique à aucun mécanisme de répétition ni de la pensée ni de la mémoire.
Alain Badiou affirme que " la question, pour nous philosophes, n’est pas ce qui s’est passé dans le siècle, mais ce qui s’y est pensé ". Et plus précisément, " comment le siècle a pensé sa pensée " (13).
Alors, comment lire le XXe siècle ? Alain Badiou, comme propose Peirce, commence par les préjugés à dispositions. Il lit toutes les réponses à la question. Depuis l’idée que le XXe siècle serait celui du triomphe du capitalisme et du marché mondial, jusqu'à l’idée du siècle des totalitarismes.
Alain Badiou lit donc toutes les théorisations du XXe siècle et il compose la sienne avec des bribes, des matériaux défaits.
Pour éclaircir sa méthode, Alain Badiou se pose la question – qui est un tabou - quelle était la pensée des nazis, et donc - aussi - pourquoi la pensée démocratique affirme que le nazisme n’est pas une pensée (15)? Le tout serait une forme de dissimulation de la barbarie du capitalo-parlementarisme qui nous détermine aujourd’hui (14). Les démocraties sont-elles innocentes par axiome ? Alain Badiou propose : " ce qu’il faut défaire est cette procédure discursive d’innocentement " (16).
Mais défaire à la place du faire appartient à la même procédure d’innocentement. Défaire le discours appartient au discours de la mort, le discours de l’innocentement de l’un et de la culpabilité de l’autre, et vice-versa.
Alain Badiou ne se pose pas la question de quel est le " faire " de l’instant d’exception. Faire sans plus besoin de défaire. Quelles sont le faire et l’affaire de la parole et non plus du discours ? Quelle est la théorie de l’instant d’exception ?
Dans l’envoi exceptionnel avec lequel débute le XXe siècle, en même temps que Freud et Einstein, Alain Badiou cite Lénine, qui aurait créé la politique moderne (18). C’est-à-dire avec un retard de quatre cent ans sur Nicolas Machiavel. Lénine récuse la renaissance florentine, et son hypothèse est déductive, non abductive, elle est extraite de l’ancienne politique, la même qui qui a été forgée par Aristote et qui pousse Alexandre à fonder l’empire.
La question est : quelle est la politique qui n’a pas besoin de l’empire ?
" Au fond, à partir d’un certain moment, le siècle a été hanté par l’idée de changer l’homme, de créer un homme nouveau " (20). Bien qu’aujourd’hui " on demande de toutes parts la conservation de l’homme ancien " (21). Et peut-être est-ce ainsi que le philosophe Alain Badiou est toujours hanté par l’idée de changer l’homme.
Il y a dans l’analyse d’Alain Badiou un intérêt pour ce qui ne marche pas, pour ce qui ne fonctionne pas. Et il n'y a presque aucun intérêt pour ce qui marche et ce qui fonctionne, au point de dire que ce qui fonctionne révèle toujours son visage authentique du mauvais fonctionnement. Alain Badiou s’intéresse à la " deuxième Restauration " (45) et nous pouvons envisager qu’il n’y aura pas de place dans son livre pour la Renaissance et pour l’hypothèse d’une deuxième Renaissance.
La passion du réel, qui est la clé d’Alain Badiou pour lire le XXe siècle, comporte la dichotomie du deux en deux parties en guerre. La polémologie est un accessoire. En ce sens, aucune polémique avec Alain Badiou, ou bien faudrait-il cacher à nos philosophes cette passion de l’ignorance docte, qui s’appelle connaissance, qui habite la philosophie ?
L’affirmation que " L’homme nouveau est destruction du vieil homme " (59) est difficile à lire comme passage de l’analyse du siècle pour advenir à d’autres résultats, ou simplement comme un syntagme de la théorie d’Alain Badiou. Mais à la fin du livre, ce thème est repris et Alain Badiou maintient la nécessité de l’homme nouveau, la variable algébrique d’un in-humanisme formalisé (251). En fait, cette pseudo science de vie tourne en rond, depuis les récits de Platon, la formalisation d’Aristote et l’exécution d’Alexandre.
Théoriquement, Alain Badiou s’en sort avec la synthèse disjonctive, que par son admission il tire de la leçon de Gilles Deleuze. Mais les deux termes de la synthèse resteront toujours illisibles, et continueront à influencer la production en direction du nombre aveugle.
Voici un cas : " Il y a un couple fondamental de la destruction et du définitif. Et de nouveau, c’est un couple non dialectique, c’est une synthèse disjonctive ". Quel est alors le résultat ? " Il y a deux taches bien différentes : détruire l’ancien, créer le nouveau " (59). Mais la création – terme qui était de la théologie – est sans nouveauté et répond à la circularité de l’être et de ses évènements.
Il n’y a pas de couple : les éléments originaires de la vie ne s’accouplent pas. C’est une autre façon de lire la formule de Lacan : il n’y a pas de rapport sexuel.
En démasquant les copies (87), on vise l’origine, non pas l’originaire, qui est l’absence d’origine : la chance que la vie ne se réduise pas à la circulation du même au même.
La " subversion radicale de l’ordre éternel " (96) craint la révolution de la parole, sa logique ironique, celle du verbe qui se fait chair (du jamais vu !), celle qui procède de l’arbre de la vie et non plus de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, c’est-à-dire l’arbre de la scission antagonique et de la fusion passionnelle. Ainsi nous pouvons lancer la prophétie : prôner la fusion sert à obtenir la scission. Logique ironique pour laquelle la scission et la fusion appartiennent à la même pseudo logique.
Selon Alain Badiou, il y a trois sources intellectuelles au XXe siècle : Freud, Cantor et Lénine (106). Nous les lisons à une distance infinie de la lecture d’Alain Badiou. Et les trois ne constituent pas une série. Simplement à lire la question du parricide ou celle du ciel de Freud, de Cantor et de Lénine, nous nous trouvons dans trois galaxies éparpillées dans le cosmos.
Alain Badiou dit que pour Freud " l’enfance est la scène de la constitution du sujet " (112). Mais Freud – malgré son passage chez Charcot - ne parle jamais de la " constitution du sujet ". Il y a d’autres perles de ce genre.
" L’hypothèse qui anime ces leçons, et qui fait de la passion du réel la pierre de touche des subjectivités du siècle. Y a-t-il ou non dans le siècle une volonté de forcer l’art à extraire, de la mine de la réalité, et par les moyens de l’artifice volontaire, un minerai réel dur comme le diamant ? Voit-on se déployer une critique du semblant, de la représentation, de la mimésis, du naturel ? " (185). Mais cette critique trouve comme diamant des bribes du grand récit, le noble mensonge du tyran.
" La question véritable du commencement est celle de son présent " (191). Plus simplement, nous pouvons dire que la vraie question est celle du statut du commencement. Mais situer le commencement dans la temporalisation équivaut à l’ôter et à le confier à un certain ordre rotatoire, même dans si l'on croit y résister, s’y opposer, le détruire.
" Il n’y a pas d’alchimie qui puisse changer le signe des états ordinaires, qui puisse, partant d’un signe neutre, produire un excès enchanteur, une rébellion créatrice " (200). Sauf que le signe est libre, extraordinaire, en mouvement, en partant de l’ouverture, en direction de la qualité absolue, sans plus besoin de la rébellion créatrice, qui est celle de l’esclave rêvant de devenir maître.
Le rêve est celui de " la certitude qu’on en peut changer le signe " (202). Changement qui mime la transformation, sans jamais la rejoindre. Chaque signe est déjà dans les ondes de notre vie.
La non-acceptation est beaucoup plus du " refus hautain de comparaître devant le tribunal truqué des résultats économiques, sociaux, humains et autres " (203).
La cuisine de la vie est une autre chose que choisir ou refuser " le plat de lentilles qu’on vous sert en contrepartie de votre résignation " (203). La rébellion est le comble de la résignation à la pseudologie de l’être et de l’avoir.
Aujourd’hui les nouveaux prêtres païens avancent avec le visage du rebelle.
Certes, Alain Badiou lit remarquablement le romantisme (216-217), mais il en cherche la rupture décisive. La recherche de la rupture avec le romantisme plonge le philosophe dans le même élément qu’il combat. C’est pour cela qu’il ne peut pas répondre pour lui à la très belle question qu’il formule : " Pourquoi cependant les artistes, les philosophes, les essayistes restent-ils si souvent dans l’élément de ce qu’ils combattent ? " (217).
Le postulat de base est que le deux ne soit pas l’ouverture des choses, mais qu’il soit l’un divisé en deux parties l’une contre l’autre. Contre, il y a l’objet : il se jette contre, il est obstacle et aussi état, hors de toute prise. Chaque élément de la vie est sans relation (sans rapport sexuel avec d’autres éléments). La structure n’est pas faite des éléments liés entre eux. C’est la base de la liberté de la parole, sa structure matérielle.
Voici comment Alain Badiou va s’agencer : " Ma position, au regard de ce pathétique grand récit du combat final de la démocratie humaniste contre la religion barbare, est d’une étonnante simplicité : le Dieu des monothéismes est mort depuis longtemps, sans doute au moins deux cents ans, et l’homme de l’humanisme n’a pas survécu au XXe siècle " (234). Alors, ni dieu ni homme ? Il reste toujours la démonologie réussie, sans homme ni dieu, et l’animalisme, affirmé par exemple dans la formule d’ancien lignage aristotélicien: " comme les animaux que nous sommes " (227). Certes, " une indécidabilité nominale circule entre homme et Dieu " (237). Les livres gnostiques restent à écrire (mais nous pourrions les écrire de façon intellectuelle, sans rien céder à la gnose du bien et du mal) de l’indécidabilité nominale qui circule entre homme et animal, animal et dieu, animal et démon, démon et homme, dieu et démon.
Alain Badiou disserte sur l’homme sans dieu (238), en le trouvant aussi dans le surhomme de Nietzsche. Mais la question est celle de l’homme sans plus de délégation à Dieu, parce que " sans Dieu " est encore dans l’horizon de Dieu. " Sans plus de dieu " et non " sans Dieu ", parce que le dieu en question est celui du polythéisme. En effet, Alain Badiou parle aussi " de la place laissée vide par les dieux " (240). Mais le dieu du polythéisme n’est pas le Dieu du monothéisme.
Alain Badiou analyse l’idéologie courante de l’homme comme donnée animale d’un corps, ce qu’il appelle un humanisme animal. Et nous sommes bien d’accord avec sa lecture : " L’humanisme animal, à la fin du siècle, prétend abolir la discussion elle-même " (250). C’est la réponse à l’alternative entre humanisme radical et anti-humanisme radical qui est entièrement à lire : " Parlons donc de la tâche philosophique. A l’orée d’un nouveau siècle, et contre l’humanisme animal qui nous assiège, comme d’un in-humanisme formalisé " (251).
D’une part, ceci est un énoncé de logique ironique, à partir duquel commence – et non s’achève - une analyse.
D’autre part, c’est absurde, cet " hyper-animalisme in-humanisme formalisé ", comme le geste de Lacan de résoudre un certain ordre rotatoire avec trois cercles. L’in-humanisme requiert l’homme comme signifiant statique, pour le dynamiser, avec toute la potentialité de l’impuissance (de l’être). Cependant, dans la vie originaire, aucun signifiant n'est stable, pas même le signifiant " homme ".
Pourrions-nous dire, comme Alain Badiou, que sa théorie participe au " pathétique grand récit " ? Non. Ce portrait d’Alain Badiou deviendrait notre mauvais autoportrait. Nous lisons le texte d’Alain Badiou. Nous ne laissons pas sa lettre en souffrance.
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