mardi 20 décembre 2005 par Isabelle Raviolo
Maître
Eckhart
Isabelle Raviolo : La parole
sincère chez Maître Eckhart.
On ne peut comprendre le thème de la sincérité chez le Thuringien que dans la perspective d'une théologie trinitaire, qui elle-même se nourrit de sa lecture patiente et fine des Pères de l'Eglise, et surtout, pour la question qui nous préoccupe, d'Origène, l'Alexandrin, et de Thomas d'Aquin. Et cette même théologie trinitaire trouve son plein épanouissement dans l'Evangile de Jean.
La notion de sincérité nous place d'emblée dans un registre éthique. Or, les commentateurs du maître se sont longtemps étonnés de l'absence de théologie morale dans son œuvre. En fait, Eckhart développe une théologie morale à partir de la naissance de Dieu dans l'âme.
Eckhart s'intéresse à la génération du Verbe dans la Trinité, et à notre adoption filiale par l'intermédiaire du Verbe, à notre génération comme fils par et dans le Fils et l'Esprit Saint.
Or le maître va surtout se pencher sur la question du lieu de la naissance, à cette image de Dieu à laquelle nous sommes créés. Et cette image est par essence incréée, au sens où elle est éternelle et où elle échappe à tout mode créé. Cela désignerait un maximum de pureté et d'être.
Et ici, le Maître s'inspire ici d'Origène. Ainsi, au début de l'homélie 26, sur Josué, ce dernier affirme : "Notre Seigneur Jésus Christ nous demande un emplacement pour y construire et y habiter; et nous devons si bien nous transformer - dans la pureté du coeur, la sincérité de l'âme, la sainteté du corps et de l'esprit - que le Seigneur daigne recevoir une place dans notre âme, y bâtir sans demeure et y habiter". Eckhart se réfère au Grund ohne Grund - fond sans fond qui n'est autre que l'image de Dieu en chacun - pour évoquer le lieu de cette naissance éternelle.
La théologie d'Eckhart s'enracine dans une lecture géniale de l'Evangile de Jean - seul Evangile à offrir réellement une réflexion sur la Trinité-. Car le Père engendre son Fils de toute éternité pour que je devienne fils ou fille; c'est le motif même de l'Incarnation. Il n'y en a pas d'autre. C'est un Don absolu, au-delà de tout don, pour l'homme, pour sa divinisation.
La sincérité de la Parole de Dieu, de son Verbe, lui est consubstantielle : autrement dit, le Père ne peut que parler sincèrement. Le contraire serait une absurdité. Et il faut ajouter que cette Parole étant éternelle et temporelle, la sincérité ne demeure pas cachée dans le fond de Dieu, mais elle se manifeste par et dans le Fils : qui l'entend entend le Père. Cette voix du Fils rend compte de son union d'amour au Père par le Saint Esprit. Et c'est cette voix qui me permet alors de devenir à mon tour enfant de Dieu.
Or c'est dans ma part divine, dans la petite étincelle de mon âme, que j'entends cette voix, que Dieu me parle ou si tu veux qu'il naît en moi. Cela revient à dire qu'à chaque fois que Dieu parle à l'homme qui a des oreilles adéquates pour l'entendre, il naît en lui. Le dire est un faire ou plus précisément un naître; donc Dieu est essentiellement Donateur car il ne cesse de donner la vie, d'"accoucher" - car n'est-ce pas une absurdité de dire que je donne la mort ou que je me donne la mort. Le don n'étant que le don de la vie.
Donc c'est dans le fond sans fond, dans cette image que se trouve une demeure pour cette naissance. Car c'est l'endroit incréé, subtil et au-delà du temps : c'est l'endroit le plus vierge, le plus pur, le plus intègre dans sa nature même.
"Car, par sa nature, ce fond ne peut rien recevoir d'autre que la seule essence divine, sans aucun intermédiaire. Dieu entre ici dans l'âme dans son entièreté et non pas seulement en partie" Sermon 101.
A partir de ce point, la sincérité nous met face à la question de l'accueil de cette naissance de Dieu en moi. Car cet accueil de la Parole essentiellement sincère ne peut être que sincère. Autrement dit, je dois m'efforcer de devenir sincère. Mais il ne s'agit pas de le devenir par mes propres moyens, mais de recevoir la grâce de la sincérité.
C'est là qu'on retrouve saint Thomas - Article 2 de la Question 112 de la Ia IIae de la Somme Théologique. L'Aquinate s'interroge sur les différentes formes de préparation à l'accueil de la grâce, avant de conclure qu' "aucune préparation n'est requise pour que Dieu infuse la grâce dans une âme si ce n'est la préparation qu'il produit lui-même."
L'accueil de la naissance de Dieu dans l'âme n'est autre que l'accueil du Verbe que le Père envoie et cet accueil est rendu possible par la grâce. Sa théologie de la grâce est l'écho de sa théologie trinitaire, et on ne peut comprendre la sincérité que dans celle-ci. Car il s'agit de rendre notre parole conforme à celle du Père et donc d'accueillir le Verbe en nous pour devenir verbe dans le Verbe et donc de parler de la bouche même de Dieu, de le rayonner au point que nos parole ne peuvent être que sincères. Aucune justification ne s'impose, c'est sans pourquoi car c'est une pure émanation de Dieu. C'est pourquoi chaque mot que je dis an tant que fils ou fille dans le Fils est un mot sincère et est éternel. En lui amour, être et connaître ne font qu'un.
C'est la filiation divine, l'introduction à la vie trinitaire qui est le don même de Dieu. Car "que cette naissance se produise toujours, à quoi cela me sert-il si elle ne se produit en moi ? " Sermon 101, Arfuyen.
La déification est l'oeuvre même de la grâce; or si la véritable sincérité est celle du Fils, il me faut devenir fils à mon tour, être divinisé, si je veux être sincère et si ma parole peut être qualifiée comme telle. Je deviens par grâce ce que Dieu est par nature : la sincérité humaine est une sincérité d'adoption filiale, la sincérité totale, par nature n'appartenant qu'à Dieu. Eckhart reprend ici Thomas qui dit : "par l'acte d'adoption, une ressemblance de la filiation naturelle est communiquée aux hommes" (Question 23, article 1, IIIa Pars Somme Théologique).
Eckhart exhorte l'homme à laisser advenir en lui la naissance de Dieu. En prononçant sa Parole, le Père nous invite à devenir fils dans le Fils, ni plus ni moins. Il nous offre gratuitement l'affranchissement de notre condition créée. IL nous adopte comme fils ! "Afin que nous observions ce repos et ce silence, tourné vers le dedans, de sorte que la Parole éternelle soit en nous prononcée et comprise, et que nous devenions un avec Elle, que le Père nous vienne en elle et la Parole elle-même et l'Esprit." (Sermon 104, arfuyen, p 151)
Maître Eckhart est un grand mystique, il nous conduit vers une expérience de vie. Focalisons notre attention sur la période 1313-1323, que le Maître a passée à Strasbourg - entre la période passée à Paris où il a été nommé « Maître » en théologie, et la période à Cologne où il a exercé les fonctions de directeur général des études. Strasbourg était une ville de couvents, et Maître Eckhart fut chargé de la direction de la Curia monialium, c’est-à-dire des moniales : ces religieuses ne vivent pas dans un ordre, ce sont des laïques (qui dès 1306 sont suspectées d’hérésie).
Son rôle consiste à donner des instructions spirituelles. De Lesemeister, maître des lectures, il devient Lebemeister, maître de vie. C’est au cours de cette période qu’il réalise une bonne partie de son œuvre en allemand. Il écrit les Traités, et parachève son œuvre latine, l’Opus tripartitum. Le séjour à Strasbourg lui donne l’occasion de développer sa pensée personnelle. En même temps, il se plonge dans l’œuvre de Denys l’Aréopagyte, qui enseigne la « voie négative » : on ne peut dire de Dieu qu’il est ceci ou cela, Dieu est néant. L’expérience de Dieu dépasse le langage, on dit qu’elle est « apophatique ». C’est aussi pendant cette période que la Gottheit (la divinité) prend le pas sur Gott. Au cours de cette période, le Maître se réapproprie la mystique rhéno-flamande. On retrouve sur sa pensée de grandes influences mystiques : Edwige II d’Anvers ; Margueritte Porete, brûlée en place de Grève le 1er juin 1310, avec son livre dans les mains.
L’Inquisition soupçonne le Maître d’être trop proche de la secte du « libre esprit », qui ne fait pas intervenir la grâce dans le processus de divinisation de l’homme. Aussi Eckhart s’efforce-t-il de montrer que la déification correspond à la naissance de Dieu dans l’âme. Il s’agit de devenir fils dans le Fils, et non pas de se faire petit Dieu. Pourtant, la voie du « détachement » prêchée par le Maître semble encore une alternative à la grâce, dans la mesure où l’homme peut contraindre Dieu à entrer en lui.
Le Maître s’inspire d’Edwige II d’Anvers : il s’agit de devenir ce que nous sommes, en revenant à notre origine. On doit revenir à la Parole – se servir de la parole proférée comme médiation, pour atteindre la Parole incarnée de toute éternité. Cela n’exclut pas la parole qui s’incarne dans le temps ; cette dernière suppose cependant une parole antérieure, une parole étrangère au temps. Toute création existe par avance et de toute éternité dans la pensée du Créateur.
La promesse du Fils est celle du Verbe: c’est à ce premier niveau, celui de l’Incarnation, que l’on peut s’interroger sur la notion de sincérité. L’Incarnation est la Seconde Alliance - la Première est celle de l’Ancien Testament, c’est l’alliance de Dieu avec le peuple juif. La troisième sera la divinisation de l’homme. Dieu parle une fois et de toute éternité pour l’homme. Le Christ va jusqu’au don de soi : ce don de la Parole est au-delà des mots, et c’est pour cela que le Christ se donne lui-même, au lieu de prononcer des discours. La Parole est dite une seule fois, et dans le silence. Dieu ne fait pas de bruit ! En donnant son Fils, il accomplit un acte pur, un dire qui est un faire. Cette Parole n’a pas besoin de mots pour se dire : on peut la comprendre comme une manifestation de la Vérité. Elle trouvera son accomplissement dans la Résurrection. « Je suis le chemin, la vérité et la vie ». Jean, 20. C’est une parole qui correspond au don du Fils. Or, le Père permet au Fils de devenir à son tour donateur, dans la mesure où il ouvre la Troisième Alliance pour l’homme, la divinisation.
On ne peut remettre en question la sincérité de la Parole de Dieu. Le problème, c’est de savoir si l’homme peut dire lui aussi atteindre la parole sincère. Est-ce que la sincérité, qui apparaît comme la manifestation de l’absolu, avec le Verbe divin, est destinée à rester un idéal pour l’homme ? Il est bien difficile à l’homme d’être sincère dans ce qu’il dit, dans ce qu’il fait et dans ce qu’il est. L’intérêt de la pensée du Maître consiste à nous faire comprendre que la sincérité n’est pas une vertu ordinaire, comme le courage par exemple, une vertu qui s’ajoute ou comme qualité à l’homme qui existe déjà comme homme. La sincérité est quelque chose de plus essentiel à l’homme.
La Parole de Dieu est sincère, mais comment l’homme peut-il devenir sincère à son tour, si la relation du Créateur à la créature est asymétrique ? Nous ne sommes rien (Sermons 4, 5a et 5b). Nous tenons notre être tout entier de Dieu. Si l’on maintient cette dualité entre le Créateur et la créature, on doit penser que la créature ne sera jamais sincère. Nous vivons dans le temps, notre pensée a besoin du langage ; le langage s’évanouit dans le temps à mesure que nous parlons, nous révélant notre propre néant. Il faut faire silence pour reconnaître notre propre néant. Le silence est érigé par le Maître au rang de principe de la vie spirituelle. Dans le traité du Détachement, le Maître fait même taire celui qui adresse une prière à Dieu. La relation de l’homme à Dieu reste imparfaite, lorsqu’elle passe par la prière.
« Or le cœur détaché ne désire rien, il n’a rien non plus dont il serait volontiers dépris. C’est pourquoi il se tient dépris de toute prière, et sa prière n’est rien d’autre que de n’être qu’une seule forme avec Dieu. (…) C’est ici que Denys dit : la course n’est rien d’autre qu’un retrait de toutes les créatures et de se réunir en l’Incréé
[1]
».
Le Maître s’inspire de la théologie négative. L’homme détaché atteint la fin ultime visée dans la prière, ce que la prière elle-même n’atteint qu’imparfaitement, voire jamais… L’homme détaché atteint la fin que se proposait la morale, sans passer par la morale.
De même, il faut résister à la tentation de ce que le Maître appelle les images, dont les mots font partie. Les mots sont des idoles qui nous détournent de l’essentiel. Je ne peux être moi-même sincère au sein du langage, ni à partir de ma propre volonté d’être sincère. Une évolution spirituelle est requise : il faut parvenir à un autre moi, plus essentiel, antérieur au moi de la créature. Le malheur de l’homme, comme créature, c’est de parler pour dire « Je suis sincère », mais sa condition de créature fait qu’il ne peut pas l’être… « Deviens ce que tu es », dit le Maître, deviens un autre, qui est plus essentiel à toi-même que toi-même.
Première exigence : l’humilité. « L’humilité est l’échelle céleste par laquelle Dieu descend vers l’homme, et par laquelle l’homme va à Dieu », dit le Maître. L’humilité est la vertu de l’homme noble : « L’homme noble est celui qui ne veut rien, qui ne sait rien et qui n’a rien ». La volonté de Dieu s’est substituée à celle de l’homme. Le chemin de la perfection spirituelle, loin d’être un processus d’acquisition, passe par un processus de dépouillement. Dans sa perfectibilité, l’homme peut travailler au détachement. Il se détache des créatures, de lui-même, puis de Dieu même… Le détachement est la voie d’accès privilégiée à la sincérité, parce qu’il détache l’homme de sa propre volonté, de ses désirs et de son langage même, pour le conduire vers l’union à Dieu. La sincérité est une expérience de vie mystique. Ce n’est pas une qualité du discours, mais une expérience d’unité. La créature est dans le bruit du monde, elle est loin de cet état où elle se diffractait dans le sensible… Ce n’est qu’en s’unissant à Dieu qu’elle peut trouver son unité. Je suis Un dans l’Un, pas en moi-même. L’existence sincère est le plus haut degré de la relation avec Dieu.
La sincérité reste-t-elle de l’inexprimable ? N’est-elle concevable que comme expérience mystique, ou bien peut-elle se manifester dans le monde ?
La sincérité est l’aboutissement d’une relation d’amour avec Dieu. La sincérité me fait connaître Dieu, mais pas sur le mode du discours. Cela veut-il dire que le Maître aurait rejeté le langage ? Il existe une manière de sauver le langage : l’accomplissement par la Parole. Ce que l’homme dit ne trouve sa raison d’être que dans le Dire éternel de Dieu. La sincérité est d’abord une notion ontologique, parce qu’elle fait être davantage la créature. Mais, au-delà de l’être, c’est la relation consciente, spirituelle, accomplie avec Dieu. La sincérité est une relation « en conscience » : je reçois la parole de Dieu, mais je l’enfante aussi. Pour le Maître, l’homme achève Dieu et c’est ce qui fait la dignité de l’homme.
La figure symbolique de Marthe est celle de l’action dans la contemplation. Pour le Maître, Marthe est plus proche de Dieu que Marie, parce qu’elle est plus proche du monde. Il ne faut pas confondre le détachement du monde avec une séparation ascétique, avec l’enfermement dans les remparts d’une cellule. L’homme noble n’est pas du monde, mais dans le monde, et c’est dans le monde qu’il s’imprègne de Dieu. Eckhart est d’ailleurs un frère prêcheur : sa fonction dans l’Eglise est de parler, d’utilise les mots pour persuader. Eckhart est pétri de silence mystique, mais il accepte le discours humain comme médiation spirituelle. Sermon 86. « Or certaines gens cherchent à être délivrés des œuvres… » L’homme noble s’est tellement retiré en lui-même, qu’il n’a pas peur d’aller dans le monde. Etant déjà avec Dieu, il n’a pas besoin de se protéger.
« Marthe était dans un état de vertu mûre et affermie, avait un esprit libre que rien n’entravait ». Le balayage, le lavement du linge, ne la détournaient pas de Dieu.
« Marie fut d’abord à l’école et apprit à vivre. Et quand elle reçut le Saint-Esprit, elle commença à enseigner… Elle fut une servante…
« C’est quand les saints deviennent saints qu’ils commencent à exercer les vertus… »
« Elle souhaitait donc que sa sœur fût dans le même état, car elle voyait que sa sœur n’était pas accomplie en son essence. » Marie était encore à l’école du Christ.
« C’était la maturité du fonds de son être qui lui faisait désirer que sa sœur fût établie en tout dans la béatitude éternelle ».
« Dès le moment où Dieu se fit homme, il commença à agir pour notre éternelle béatitude ». Cette parole est action, l’action est parole. Cette parole suppose une vertu, pour que cette parole puisse transformer les gens. Les mots peuvent transformer l’âme.
« C’est pourquoi le Christ parle de ‘l’Unique nécessaire’. Qu’est-ce à dire ? Cet unique est Dieu. Il est nécessaire à toutes les créatures. C’est la problématique d’Hamlet : être ou ne pas être… On peut choisir de ronfler toute sa vie.
« Car si Dieu retiré d’elles ce qui est de Lui, toutes les créatures deviendraient néant ».
Sermon 4 : « je ne dis pas qu’elles sont un petit quelque chose, je dis qu’elles ne sont rien (niht). » Je reconnais que je ne suis rien, et c’est par cet acte sincère que je m’unis avec Dieu. Par le détachement, il s’agit de contraindre Dieu à entrer dans la créature néantisée.
Sermon 22. « Le plus grand bienfait que Dieu accorda jamais à l’homme, c’est qu’Il se fait homme ». Mais pourquoi Dieu s’est-il fait homme ?
Sermon 38 : « C’est pour que Dieu naisse dans l’âme et que l’âme naisse en Dieu ». Sermon 37, sur la troisième Alliance : « Cette naissance ne se produit pas une fois dans l’année, ni une fois dans le mois, ni une fois dans la journée, mais en tout temps, cad au-dessus du temps, dans l’amplitude où n’est ni ici, ni maintenant, ni nature ni pensée. »
ISABELLE RAVIOLO
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