Le liseur

Bernhard Schlink

mardi 15 novembre 2005 par Daniel Gerardin

Titre de page

Bernhard SCHLINK est un auteur allemand né en 1944; il vit à Bonn et à Berlin et exerce la profession de juge. Il a écrit plusieurs romans policiers couronnés de grands prix.

Avec « Le liseur », ouvrage traduit par B. Lortholary et publié par Gallimard en 1996, Schlink a connu une certaine notoriété en France, en raison de la sensibilité du sujet abordé, et surtout par ses qualités d'écrivain.


Le livre de Bernhard SCHLINK est d'abord captivant par le récit du narrateur Michael Berg  qui se remémore sa vie passée et l'aventure peu banale de son adolescence avec Hanna Schmitz, une jeune femme de 20 ans son aînée qui se révélera être une criminelle de guerre.
Ce récit porte la marque de la sincérité et a sans doute été tiré d'une affaire judiciaire réelle; on peut d'ailleurs se demander s'il n'est pas, en partie au moins, autobiographique et si le juge-romancier n'est pas lui-même le professeur qui analyse et essaie de comprendre le sens des péripéties qui ont profondément bouleversé sa vie.
  Car ce sont surtout les réflexions soulevées par l'auteur qui emportent l'intérêt, réflexions sur lui-même, mais également sur la culpabilité de la femme qu'il a aimée lorsqu'il était adolescent, et sur la question de l'holocauste.

Citons quelques-unes de ces réflexions qui émaillent avec habileté les épisodes bien découpés du récit :
Ainsi le narrateur garde en mémoire l'attitude d'Anna en train d'enfiler ses bas, attitude qui explique sa manière d'être et aussi l'attirance énigmatique du « garçon » pour cette femme :
« Je me rappelle que son corps, ses attitudes et ses mouvements donnaient parfois une impression de lourdeur. Non qu'elle fût lourde. On avait plutôt le sentiment qu'elle s'était comme retirée à l'intérieur de son corps, l'abandonnant à lui-même et à son propre rythme, que ne venait troubler nul ordre donné par la tête, et qu'elle avait oublié le monde extérieur. C'est cet oubli du monde qu'avait exprimé ses attitudes et ses gestes pour enfiler ses bas ». 

Il relate également « les heures de plénitude » de ses maladies d'enfance ou de jeunesse :
« Quelles périodes magiques que les périodes de maladie ! Le monde extérieur  ne parvient que par des bruits assourdis jusque dans la chambre du malade. Il y foisonne au contraire un monde d'histoires et de personnages, ceux des lectures. La fièvre, qui estompe les sensations et aiguise l'imagination, fait de la chambre un espace nouveau, à la fois familier et étrange; des monstres grimacent dans les dessins du rideau et de la tapisserie, et les chaises, les tables, les étagères et l'armoire se dressent comme des montagnes, des bâtisses ou des navires, à la fois proches à les toucher et très éloignés... On se croirait dans la chambre de Proust !   

De cette première partie du récit de son adolescence, jusqu'à la disparition soudaine d'Hanna, le narrateur ressent un sentiment de tristesse qu'il essaie d'analyser :
« Pourquoi suis-je aussi triste, quand je repense à ce temps-là ? Est-ce le regret du bonheur passé ? Est-ce de savoir ce qui vint ensuite, et que ce qui se révéla ensuite était déjà là ? Pourquoi ce qui était beau nous paraît-il rétrospectivement détérioré parce que cela dissimulait de vilaines vérités ...? On était heureux !
Parfois le souvenir n'est déjà plus fidèle au bonheur quand la fin fut douloureuse. Parce que le bonheur n'est pas vrai s'il ne dure pas éternellement ?
Cette tristesse est-elle la tristesse tout court ? Est-ce elle qui nous accable lorsque de beaux souvenirs rétrospectivement se détériorent, parce que le bonheur dont on se souvient ne tenait pas seulement à la situation, mais à une promesse qui n'a pas été tenue ? »

Hanna disparue, le jeune Michael est désemparé et se renferme sur lui-même. Il poursuit ses études et, lors d'un stage de droit, prend part au procès de cinq femmes, accusées d'avoir été gardiennes de camps de concentration nazis et d'avoir en particulier laissé périr de nombreuses femmes enfermées dans une église en feu, alors qu'elles en avaient les clés.  Hanna est l'une des accusées et son passé est mis à jour. Elle se défend peu, indispose au contraire le jury, allant jusqu'à dire au président en réponse à une question sur la sélection des déportées inaptes et envoyées à la mort : « Qu'est-ce que vous auriez fait ? »

Le narrateur a le sentiment, au fil des audiences, que tous les acteurs et spectateurs du procès sont peu à peu anesthésiés : les atrocités relatées, les chambres à gaz, les fours crématoires apparaissent comme un environnement banal :
    « Sur le moment déjà, lorsque cette communauté de l'anesthésie retint mon attention, et aussi le fait qu'elle ne pesait pas seulement sur les victimes et les bourreaux, mais également sur nous, juges ou jurés, procureurs ou preneurs de notes, lorsque je comparais ainsi les victimes, les bourreaux, les morts, les vivants, les survivants et ceux qui vivaient bien plus tard, je ne me sentis pas à mon aise, et je ne me sens pas à mon aise aujourd'hui non plus ».
   
Michael se sent envahi par le silence, la honte et la culpabilité. Ces thèmes seront largement évoqués dans ce livre, sans que des réponses satisfaisantes puissent être données :
Michael est-il coupable d'avoir trahi Hanna et provoqué son départ, de ne pas avoir dit au Président de la Cour qu'elle était analphabète, de ne pas lui avoir écrit durant son incarcération, et d'être finalement responsable de sa mort ?
Qu'en est-il surtout de la culpabilité collective des allemands, ceux qui ont commis les crimes nazis et fait carrière ensuite dans les tribunaux ou l'administration, ceux qui les ont regardé commettre ces crimes et ont détourné les yeux, et enfin les jeunes générations qui ne peuvent ou ne veulent rien reprocher à leurs parents ?

           Le livre de Bernhard Schlink, outre sa valeur littéraire ( comparable à celle d'Andréï Makine ), ouvre un champ de réflexions très riche sur ce douloureux passé de la nation allemande, et sur la vie d'un homme qui se trouve plongé malgré lui dans une résurgence de ce passé :
« Quelle triste histoire, ai-je longtemps pensé. Quand quelque chose me blesse, les blessures d'autrefois remontent à la surface; quand je me sens coupable, les anciens sentiments de culpabilité reviennent; et dans le désir ou la nostalgie d'aujourd'hui, je ressens le désir ou la nostalgie de jadis. Les strates successives de notre vie sont si étroitement superposées que, dans l'ultérieur, nous trouvons toujours de l'antérieur, non pas aboli et réglé, mais présent et vivant ».       

Voici un bel exemple d'introspection à enrichir en lisant Freud et Proust !   

D.G.



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