Sur le pont d’Avignon

Régis Debray, Flammarion, 2005

dimanche 13 novembre 2005 par Alice Granger

Revenu au Festival d’Avignon en été 2005, Régis Debray pense à la première fois qu’il y était allé, en 1956, et sent un intense effondrement symbolique. Alors, « Un je-ne-sais-quoi de fervent nous liait, sous les étoiles », tandis que maintenant, « C’est partout et nulle part », tous les m2 sont occupés, la tête tourne, la billetterie fonctionne à plein régime, il y a tout pour être heureux et pourtant la sensation d’une rupture de contrat est forte. Les consommateurs sont gavés, mais les symboles ne courent pas les rues. Symbolique, selon l’étymologie, veut dire « rassembler le divisé », « ce qui réunit des fragments ». Mais en 2005, au Festival d’Avignon, personne ne s’est senti frère ou sœur d’un voisin inconnu, et à la convivialité qui réunit les directeurs ont préféré « la singularité qui divise ». En 1956, se souvient Régis Debray, il y avait du symbolique parce qu’il y avait un fond commun de savoirs et de mythes, qui faisait que l’assureur, le médecin, l’avocat, le journaliste, etc...avaient les mêmes références. Ce n’est plus le cas pour une génération apolitique. Dans la bulle culturelle, aujourd’hui, il s’agit de l’internationalisme des riches et de leurs affres, miroir, sexe, fantaisies. En 1956, le pays était solidaire en profondeur, tandis qu’en 2005, le pays est américanisé, avec l’excellence d’un côté et la vulgarité de l’autre, sans passerelles entre. Plus d’imaginaire « Peuple de France », mais un puzzle de populations. En 1956, beaucoup de choses entravait la marche à jouir des adolescents. En 2005, là où était le Surmoi le ça advient et prend sa revanche. Voici une époque hédoniste où il y a des jouissances à tous les étages, voir du sadomasochisme. L’animateur est victorieux sur le professeur, on rend hommage aux victimes plutôt qu’aux héros, et le biologique prend le dessus sur l’historique. Aujourd’hui, nous n’avons plus à apprendre des choses fastidieuses, c’est la fête des corps, la vraie vie. Et l’objectif : performance, transparence, équivalence. Bien sûr, la performance théâtrale mondialisée augmente considérablement le taux des nuitées d’hôtel et un grand retour d’image pour la ville d’accueil. Plus rien à voir avec le temps de Jean Vilar.

Régis Debray nous rappelle que de Victor Hugo à Jean Vilar, il s’agissait de rendre l’homme du peuple auditeur de grandes choses, de mettre à la disposition du plus grand nombre l’ensemble hiérarchisé, voire normatif pourquoi pas, dans une mémoire collective, des chefs-d’œuvre de l’esprit humain. L’accès à ce théâtre-là, c’était le couronnement du droit à l’instruction élémentaire voulu par Condorcet. C’était certes une illusion, mais qui tirait, souligne Régis Debray, un festival vers le haut.

Mais un décret de Jack Lang du 10 mai 1982 opère un renversement. Il s’agit désormais de « permettre à tous les Français de cultiver leur capacité d’inventer et de créer, d’exprimer librement leurs talents et de recevoir la formation artistique de leur choix. » Dans cette logique-là, il est bien évident que chacun a le droit d’exprimer son talent sans formation artistique préalable, le talent n’est pas un don c’est un dû, et c’est, écrit Debray, le droit de l’idiot à infliger au badaud sa génialité, et tenir son nombril pour un trésor. Tous les participants ont rang d’auteurs. L’exercice culturel n’est plus la mise en rapport des âmes simples avec l’excellence, dans une hiérarchie, mais le droit du borborygme prometteur à la reconnaissance instantanée de la part des âmes simples, à grands coup bien sûr de subventions et de marketing, et tout le monde émerveillé devant le berceau où gazouille le génie du seul fait de sa naissance. Et table rase de tout ce qu’il y avait avant lui. La Dea ex machina, fée de la Communication, va heureusement nommer Festival une minutieuse entreprise de mise en rumeur, et la boule de neige roule, amasse aides, crédits, subventions. Alors qu’un 1956, le critique d’art dramatique était une célébrité qui avait un pouvoir décisionnel, maintenant il est remplacé par l’entretien avec photos et gros titres. Et cela en dit long, le fait que, par exemple, à une émission de radio, on dise « Le Balcon » de Serge Reggiani, et non pas « Le Balcon » de Baudelaire lu admirablement par Reggiani. Idem pour « La flûte enchantée » de Lavelli au lieu de Mozart...Qui fait ce qu’il faut pour avoir un nom sera artiste. Et qu’est-ce qu’on risque quand on a reçu d’emblée une subvention ?

Les temps ont donc changé. Bien sûr, reconnaît Régis Debray, nous sommes tous datés par notre date de naissance. Et le bouquineur des années 50 était moins exposé aux ritournelles de la culture jeune, puisqu’il n’y avait ni hi-fi, ni baladeur, ni bande FM, donc le son et l’image ne faisaient pas un flux indifférencié, un bain quotidien dans lequel sont désormais plongés les jeunes. Le jeune des années 50 pouvait plus aisément s’échapper, prendre la tangente. L’écumeur des blogs, des sites, etc... est le captif qui s’ignore, tant il est dans le tout baigne, des standards d’une culture de masse qui le programme totalement. Les enfants de la bulle ont une mémoire en miettes ou seulement utilitaire, technique. La nouvelle vague se croit libre parce qu’elle peut aisément gagner le dessus du panier sans avoir à se coltiner les gens et les valeurs en place, les vieux s’auto-éjectant pour s’émerveiller au-dessus du berceau où est arrivé le génie, sévit la certitude que le nouveau existe en soi et pour soi, sans rapport avec quelque chose qui a été et qu’il importerait d’avoir goûté avant d’en être dégoûté. Il s’agit de fulgurer sans travailler, en court-circuitant les apprentissages et les institutions. Plus de frontière entre professionnel et amateur. Je peux être Rimbaud sans les années de composition en latin pour pouvoir écrire « Les Voyelles ». Pourquoi perdre son temps avec des maîtres, je suis un génie de naissance...

Or, se demande Régis Debray, que veut dire grandir ? C’est, répond-il, trouver le temps long. Retrouver la durée. Et aussi l’ennui, ce sculpteur d’âmes. Désormais, les jeunes, par un agenda chargé, surbooké, échappent à l’ennui, tout autour il y a de quoi s’occuper, se distraire, ça prend en charge continuellement. Le présent est riche de tout. Pas d’ennui. Il n’y a qu’à tout gober sans rien goûter.

Bien sûr, le nostalgique est rangé des voitures. Il n’y a pas le choix, il faut aimer son temps, sinon on est un vieux, et ce chantage marche pour faire tomber dans le jeunisme. Mais le révolutionnaire - et en particulier le toujours révolutionnaire Régis Debray - dit, pense et sent le contraire. Désobéissant chronique, il est un anachronique-né, il ne se sent pas bien dans le présent, il ne se laisse jamais prendre à la fête, il n’est pas en état d’addiction. Il a envie de s’échapper du présent, ne se laissant pas imbiber par ce qui s’occupe de lui par exemple pour son bien. C’est là peut-être que ce livre est le plus intéressant, dans ce que Régis Debray dit du révolutionnaire. Quelqu’un qu’on imagine sentant intensément le présent comme quelque chose d’où partir, un dedans dans lequel le né en puissance n’est plus, un présent dans lequel d’emblée il est inactuel, dans lequel il ne baigne pas, où il se voit déjà parti sous peine d’en mourir, de ce trop tout autour. Bref, une sorte de matrice vide de lui, qui, si elle réussissait à le capturer, voire à le reprendre, serait terriblement mortifère, comme une mère possessive ayant décidé de le garder dans son ventre et lui s’échappant. Régis Debray nous présente ce mécontent conséquent qui refuse ce à quoi nous enjoint la « Big Mother » aux commandes, de s’immerger dans la présence du présent. Le révolutionnaire désobéit, il ne s’immerge pas dans du maternel, dans du matriciel, dans du gavage, dans ce présent de la présence ayant tout envahi, dans ce qui prend soin et en même temps voit comme un génie tout ce dont elle s’occupe si parfaitement. Le révolutionnaire, alors, ne serait-il pas celui qui aurait la plus grande et vive sensation d’un lieu matriciel qui voudrait le saisir et à quoi il répond que non, il est né, alors ce lieu, ce présent, est vide de lui ? Le révolutionnaire ne serait-il pas celui qui n’en finirait pas d’effectuer sa naissance, sa sortie, parce que serait éternelle et terriblement forte cette matrice ? Alors, ce décalé sportif recherche une émulation par de grands morts, des prédécesseurs, avant d’enfourcher sa Rossinante ...après avoir dédié son aventure à une Dulcinée...par ironie ? Jamais il ne sera satisfait de l’état des choses, qu’il verra toujours, on l’imagine, comme une matrice qu’il laisse. Le révolutionnaire tire son énergie propre d’un incurable porte-à-faux avec l’actualité littéralement matricielle pour lui, et donc laissée comme un placenta qui ne servira plus. Ce révolutionnaire repère dans une histoire transmuée en légende, celle de morts illustres, une « scène primitive », peut-être une sorte de père comme paradigme. Scène primitive de départ, de séparation, de changement radical d’état, de rupture, d’abandon d’un lieu présent trop circonvenant, trop capturant, trop imbibant, de naissance avec ce que cela implique de décomposition pour la présence matricielle omniprésente rendue caduque. Dans ce contexte que le révolutionnaire sent si vivement, ce contexte mortifère d’une sorte de vie intra-matricielle éternisée avec interdiction de sortir décrété par la Big Mother, le révolutionnaire qui veut d’une manière urgente accomplir un véritable saut dans l’inconnu, simplement pour vivre, pour respirer, pour ouvrir ses yeux sur d’autres cieux, pour libérer son corps et sa pensée d’une présence omniprésente et d’une obligation de réponse positive, espère des paradigmes pour le guider et l’accueillir, repère de grands hommes ayant déjà accompli le même genre de saut, d’échappement, le même changement radical de logique. Passage d’une logique de grossesse, avec la présence partout présente, à une logique de naissance, une ouverture, une aventure, qui requiert des modèles, qui ont ouvert le chemin, qui accueillent celui qui, à son tour, se met en chemin. C’est l’urgence d’échapper aux griffes possessives du présent qui oriente le désobéissant, celui sur le point de naître et rejetant immunitairement les enveloppes qui prétendent le nourrir éternellement, vers des personnages du passé, devenus légendaires, mythiques, qui ouvrent la voie. Personnages qui prennent un étonnant et transfigurant relief. Pour le révolutionnaire, écrit Régis Debray, le contemporain n’a été, n’est et ne sera jamais une valeur, car il ne s’agit pas pour lui de rester, le lieu présent étant en puissance vide de lui, à vider de lui d’urgence. Régis Debray n’a jamais rencontré de révolutionnaires qui ne se sentent en deuil de leurs contemporains et en dette avec les morts. Désertant un présent qui se présente comme le meilleur des mondes, comme le lieu du progrès sans fin et des jouissances sans cesse renouvelées, le révolutionnaire préfère un temps de retard qui lui donne paradoxalement un sacré temps d’avance sur le gestionnaire des « conditions réellement existantes ». Jamais il ne sera satisfait d’un état de choses. Le révolutionnaire est un homme des lointains rejetant immunitairement le présent qui tente de le garder en lui, il est un homme-chemin, il expérimente le temps du décollement et de la décomposition placentaire, se sentant emmené par les mains légendaires d’illustres prédécesseurs qui l’aident à naître, lui ouvrent leur sillage, tels des pères séparateurs. A la Big Mother, le révolutionnaire oppose des figures paternelles venues du passé mythique, il choisit sans hésitation la précarité d’un temps que les progrès n’ont pas encore aménagé et laisse tomber un présent confortable qui tente vainement de le séduire par la promesse de progrès sans fin, il prouve à chaque instant que son addiction fœtale est sur le point de finir. Régis Debray, dans cette logique-là, lit l’histoire et constate qu’à chaque bond en avant dans les annales de l’humanité, « c’est par un retour en arrière que la soif de vivre secoue la tyrannie du fait accompli. » La lutte du neuf et du vieux se déroule à front renversés. Le neuf trop confortable apparaît soudain dangereux, circonvenant, emprisonnant, c’est une métaphore gestationnelle, le présent fonctionne comme une enveloppe matricielle entendant imbiber à jamais son fœtus, s’occuper de tout, de sa nourriture comme de ses stimulations sensorielles. Par rapport à cet immense risque d’être prisonnier dans une prison dorée paralysant les facultés de penser, d’autonomie par trop de soins tout autour, le vieux par contraste avec ce neuf étouffant est une trouée apportant de l’air, de la respiration, de la solitude. Avec ces personnages légendaires, il s’agit d’apprendre, ce n’est jamais facile, ils n’ouvrent pas sans conditions leur sillage, on n’est pas un génie qui serait dispensé de faire ses preuves en se mesurant à eux, la hiérarchie pousse vers le haut.

L’archaïsme, écrit Régis Debray, n’est pas ce que l’humanité laisse derrière elle en avançant, mais c’est ce qu’elle retrouve devant elle en avançant. C’est si vrai qu’il y a tant d’archaïsme sur la terre du progrès, à l’heure du gouvernement mondial des décibels et de la si bruyante créativité ! Car cette logique du tout baigne n’est-elle pas un temps gestationnel revenu ? Circonvenus par l’omniprésence du présent qui s’occupe de tout tout autour de soi, les habitants de la planète progrès et marchandises ne sont-ils pas pris pour des fœtus totalement dépendants se croyant libres ? Retour de l’archaïsme ! Alors, à propos de ce festival d’Avignon de l’été 2005, Régis Debray écrit que, contrairement à ce qu’on pourrait penser, ce n’est pas le théâtre qu’on assassine, c’est l’heureuse instabilité du monde qui poursuit sa course, programmée, inévitable, du raffiné au brut. Dans le maintenant, c’est plus le brut que le raffiné. Les écoles d’ingénieurs et de hauts techniciens primant, question progrès et logique de la performance, sur les facultés d’histoire et de belles-lettres, c’est de ces écoles que sort l’intégrisme. La « human bomb » n’est pas sans lien avec des hommes ayant une formation d’ingénieurs. Curieux, de se faire sauter avec un « intérieur » invivable...

Alors, constatant cet effondrement symbolique, Régis Debray ne propose cependant pas de solution. Il n’y a pas de solution. Pas de remède. Devenir révolutionnaire c’est comme naître, c’est comme un processus de rejet immunitaire qui pourrait à première vue sembler suicidaire de tout saccager ce qui abritait si parfaitement, en tout cas ce n’est pas un processus dans lequel quelqu’un prend par la main, facilite, balise. Les personnages légendaires au contraire n’épargnent pas les efforts, n’évitent pas les inconforts, de se mesurer. Pas de solution à attendre d’eux. Juste un sillage ouvert. Une émulation. Une convivialité exigeante. L’empêcheur de tourner en rond et ronchon Régis Debray n’espère-t-il pas, comme une bouteille jetée à la mer, être un beau jour, dans l’absence de solution présente, accueilli comme le personnage légendaire en train de transmettre quelque chose ? Pour le moment, il semble manquer d’humains en quête d’anciens leur ouvrant paradigmatiquement d’autres cieux que ce présent omniprésent entretenant l’addiction, mais qui sait, peut-être de futurs révolutionnaires désireront un beau jour s’échapper, naître, et alors remarqueront Régis Debray, le révolutionnaire légendaire, en train de leur transmettre quelque chose d’essentiel à travers son cas. Transmettre, ce médiologue sait trop que ce n’est pas transporter tel quel un dépôt d’un point à un autre du temps, ce n’est pas mettre en ligne, mais c’est transfigurer, défigurer, remettre en cause. Régis Debray voudrait être ce personnage qui revient en transfigurant, en défigurant, en remettant en cause un présent que des humains en passe de revenir de leur addiction ne considèrent plus comme le meilleur des mondes. En ce sens, ce « meilleur des mondes » n’est plus absurde et définitivement archaïque, puisque certains le trouveront si étouffant, telle une matrice qui chercherait à garder en elle éternellement pour raison de business, qu’ils désireront se mettre en chemin, aller ailleurs, et alors distingueront par exemple en Régis Debray une sorte de père, de personnage légendaire, paradigmatique, leur transmettant sa vie comme une transfiguration possible de leur propre vie. Un révolutionnaire n’est-il pas ronchon tant qu’il n’a pas fait des émules ?

Voilà. Une fois de plus, un livre de Régis Debray a su susciter tout un travail de réflexion et de pensée. Encore et encore, il poursuit son investigation de toujours : qu’est-ce qu’un révolutionnaire ? En quoi il reste ce révolutionnaire ? Le sans solution actuel ne le ferait-il pas plus que jamais révolutionnaire, en portant au paroxysme les raisons de le devenir ?

Alice Granger Guitard



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