Tahar ben Jelloun et Gilsbertus

Je est un autre

mercredi 22 juin 2005 par Yvette Reynaud-Kherlakian

Il y a une nouvelle (dans le recueil Le premieramour est toujours le dernier, je crois) de Tahar ben Jelloun dont l’héroïne, une jeune danseuse arabe est la victime exemplaire de la cruauté non moins exemplaire de l’homme musulman à l’égard de la femme : exploitée par son père, elle a assez de fierté pour se refuser à la convoitise et aux libéralités de ses admirateurs. Parmi eux, un prince du pétrole ne supportera pas - orgueil phallique oblige - d’avoir été éconduit. Aussi payera-t-il grassement un beau Libanais avec mission de se faire aimer de l’insolente et de la livrer - intacte - à sa vengeance : viol et abandon dans la fosse commune d’un harem.

On peut penser à Justine ou Les infortunes de la vertu mais la verge du soupirant éconduit ne semble pas sujette à des érections métaphysiques. C’est que l’auteur n’est pas Sade. Bien qu’il ne soit pas non plus artiste chrétien voué à l’imagerie pieuse, il me rappellerait plutôt - par je ne sais quelle obscure association - ce Gilsbertus du XIIe siècle qui a sculpté l’Eve d’Autun.

L’Eve d’Autun

Regardons-la cette Eve, dégagée en ronde-bosse de la pierre : elle est belle. Le sculpteur lui donne un long corps reptilien arc-bouté entre l’arrière du geste prédateur et l’avant de la fuite, une posture resserrée sur le côté droit et un regard divisé qui conviennent à l’invention - inquiète - du péché originel. Mais il lui donne aussi un mollet élastique, des seins ronds comme la pomme qu’elle cueille de la main gauche, une chevelure ondoyante (la mèche vipérine qui s’en détache du bas de la joue à l’arrière du bras gauche en souligne la coulée voluptueuse) et un fin visage qui se ramasse avec une langueur exaltée au creux de la main droite. Le ciseau du sculpteur enlace de concupiscence le corps délectable qu’il crée - tout autant et peut-être plus qu’il ne dénonce la cautèle de la désobéissante puisée dans l’imagerie traditionnelle. Toute la puissance séductrice de l’œuvre est là, dans un perpétuel mouvement de l’ambiguïté vers l’oxymore. Doit y répondre une contemplation fidèlement glissante...

Eurêka : je tiens la clé de la ressemblance entre l’Eve d’Autun et l’histoire contée par Tahar ben Jelloun ; elle réside dans le rapport ambivalent de l’auteur à son œuvre et des résonances de cette ambivalence dans la sensibilité du contemplateur ou du lecteur. Car je soupçonne Tahar ben Jelloun de nourrir à l’égard de ses personnages - comme Gilsbertus à l’égard de sa merveilleuse pécheresse - un double et trouble sentiment de répulsion et d’attirance. Certes, les hommes-bourreaux sont désignés comme haïssables et il entend bien, en honnête défenseur des droits de la femme qu’il est, nous faire partager son immense compassion pour la victime. Mais ils sont trop noirs ces hommes-là, elle est trop candide cette victime-là pour qu’un écrivain aussi talentueux que Tahar ben Jelloun en reste à une plate dénonciation du Mal. Il y a dans ces outrances une sourde fascination pour les œuvres de sauvegarde du mâle omnipotent - qu’il sait ne pas être, qu’il veut ne plus être mais qu’il aurait pu être - et qui n’a de consistance que par et contre la femme ; du coup il faut pousser à bout le malheur de la victime pour épaissir la compassion de quelque complaisance... Et ça fonctionne, ma foi, aussi bien à la lecture qu’à la confection.

Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère (Baudelaire dixit)...

Freud, es-tu là ? Ou Sartre tout au moins avec le concept mitoyen de conscience comédienne ? Je me contenterai de l’approbation de Flaubert : « Madame Bovary c’est moi ». C’est-à-dire nous.

Bénis soient les créateurs de ne pas toujours savoir exactement ce qu’ils font. Grâce à quoi lecture et contemplation ne sont pas inventaire mais création continuée.

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