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Je pense à toi mon lou, poèmes et lettres de Guillaume Apollinaire

Editions Textuel, 2007, commentaires de Laurence Campa

lundi 15 mars 2010 par Alice Granger

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Cette nouvelle édition, commentée par Laurence Campa, des lettres et poèmes que Guillaume Apollinaire écrivit à Louise de Coligny (Geneviève Marguerite Marie-Louise de Pillot de Coligny, comtesse), enchante par le fac-similé de cette correspondance, où le poète non seulement écrit, en vers, en prose, calligraphie, mais aussi dessine. Nous avons l’impression d’avoir ces lettres en mains.

Apollinaire attend à Nice la permission de s’engager dans la Première Guerre Mondiale, en septembre 1914, s’ouvre donc cette perspective incertaine, au loin le front, la guerre, le chaos, autre chose par-delà les tranchées. Il tombe amoureux d’une femme à la fois totalement permise, qui a divorcé quelques années avant, dont la réputation de collectionneuse d’amants et d’aventurière n’est plus à faire, et radicalement interdite aussi par sa liberté sexuelle, qui l’éloigne de lui par son avidité de la nouveauté, des ivresses sexuelles. Séparée de lui aussi par le fait qu’elle a un ami, surnommé Toutou, à qui son cœur est toujours fidèle. Lou la comtesse est très libre, très franche, piaffante, ils se donnent l’un à l’autre sans retenue, mais en même temps la situation est triangulaire, puisqu’il y a le fidèle Toutou, et aussi les autres amants. Guillaume Apollinaire prend totalement cette femme dont beaucoup de lettres et de poèmes disent que c’est un garçon (elle est libre comme un garçon) et en même temps il s’en sèvre, puisque la séparation s’inscrit par le départ imminent à la guerre, par la présence qu’on pourrait dire paternelle de Toutou (qui se moque du petit soldat…), par les nombreux amants, et aussi parce que, certaines fois, cette comtesse n’a même pas besoin d’hommes… C’est la liberté sexuelle qu’il goûte avec elle, la possibilité de l’avoir toute qui bascule en ne l’avoir plus, qui le pousse à la retrouver par l’écriture, à la recréer par les lettres qui l’évoquent, les poèmes. Elle est partie, ils se retrouvent un peu, il part au front, dans les tranchées, sous les obus, sous la menace de la destruction, et, deux fois par semaine, il la retrouve en lui écrivant, il est avide des détails sexuels qu’elle lui donne dans ses lettres, il prend la position du voyeur, il la regarde à travers les récits et les évocations qu’elle lui offre des scènes érotiques entre elle et ses amants, ou avec Toutou, Apollinaire en est heureux, il veut savoir, au front ça le fait jouir, les obus qui sifflent sur sa tête ne sont pas seulement allemands, ce sont aussi ceux des scènes d’amour dont il est exclu, qui lui sont dites littéralement inter-dites. Apollinaire goûte étrangement ces scènes où il n’est plus, il en redemande, il la supplie de tout lui raconter en détails, comme s’il voulait que s’écrivent les preuves qu’elle a une vie sans lui, et même une vie à elle sans les hommes… Se campe une drôle de scène où une fille s’écarte d’un garçon, ce que Apollinaire entraperçoit peut-être comme un garçon qui s’éloigne, et qu’il retint en lui donnant la fessée…

Lou est donc une femme dont il peut d’autant plus jouir à fond (nous pensons à un nouveau-né qui prend un sein totalement à lui, Lou se donne à lui comme l’objet sein total qu’elle détache d’elle pour lui, tandis que déjà il y a les autres amants), sans rien d’interdit, qu’il y a d’emblée la certitude de la séparation, écriture de l’interdit, par lequel le fameux interdit de l’inceste, l’aventure oedipienne, se joue d’une étrange manière, en semblant tout permettre. C’est d’autant plus oedipien (relation toujours triangulaire puisqu’au loin il y a Toutou et la liste infinie d’amants que jusqu’au vertige elle désire) qu’elle est toute à lui telle une mère pour son nouveau-né mais que la séparation prochaine (départ à la guerre, Toutou, autres aventures sexuelles) va sevrer. Les lettres et poèmes qu’il lui écrit du front sont ce sevrage qui passe par la création de cette muse unique et inoubliable, qu’il imagine, évoque, regarde tel un voyeur évincé de la scène, irremplaçable et en train d’être perdue. La guerre, c’est aussi une guerre sexuelle. Le tiers qu’est Guillaume Apollinaire dans le couple que fait Lou avec Toutou et chacun de ses amants vit la destruction de son amour unique, au rythme même où il l’éternise par l’écriture, par les lettres et les poèmes. Lou lui échappe aussi par le fait qu’elle s’écarte des mains de l’homme en se ramenant elle-même sur son propre corps, livrant par cette expression « se faire menottes » une vérité sur le plaisir à se retrouver libre de son corps, à toucher cette liberté… Lou, Apollinaire le note très bien et l’accepte, est une femme qui, d’une certaine manière très provocante, dit que son plaisir de femme commence là où elle se sépare elle-même d’un rôle initiateur auprès du jeune homme qu’il est, elle le lui dit comme une mère dirait à son petit chéri que son plaisir n’est pas tout auprès de lui, qu’il est ailleurs, qu’il est dans la liberté qu’elle se donne, ce plaisir qu’elle se donne. Elle est très provocante pour ça, cette Lou ! Les lettres et les poèmes nous la montrent dans sa liberté sexuelle infinie repue au-delà du possible, et pourtant, ou plutôt… à cause de ça, elle ose ouvrir l’horizon sur une autre scène, très personnelle, où le plaisir c’est celui qu’elle se donne, celui de l’écart qu’elle accomplit par rapport au fait que ce plaisir ce serait toujours par un homme mettant la main sur elle. Or, voici que c’est tout autre. Sur elle, en fin de compte, il n’y a pas d’autre main que la sienne. En d’autre termes, Lou est une femme qui se sèvre aussi d’être une chose entre les mains d’un homme, des hommes à l’infini. Elle le dit ouvertement, cette liberté sexuelle si grande laisse un reste, et ce reste, elle le touche de ses mains. Solitude de chaque être, aussi. De même qu’au front, Apollinaire l’écrit, il n’y a pas de femmes… Le corps, celui d’un garçon, celui d’une fille, sur le champ prochain d’une bataille, revient telle une énigme questionner l’être qui l’habite, c’est un reste à l’abri, pour l’instant, des obus…

« La mielleuse figue octobrine/seule a la douceur de vos lèvres/qui ressemblent à sa blessure/lorsque trop mûr le noble fruit/que je voudrais tant cueillir/paraît sur le point de choir/ô figue ô figue désirée/bouche que je veux cueillir/blessure dont je veux mourir ». Blessure, fruit trop mûr, mourir, bref voilà une déchirure qui annonce dans la traversée d’une jouissance sans retour une jetée vers autre chose. Fruit trop mûr ! Fruit maternel ? Sa chevelure de sang. Placenta sanguinolent.

« … perché sur l’abîme je domine la mer comme un maître ».

« Et tes cheveux sont fauves comme le feu d’un obus qui éclate au nord ». « je t’en supplie ne te fais pas souvent menotte. Rien ne rend plus neurasthénique comme cet exercice. »

« Je pense à tes cheveux qui sont mon or et ma gloire/Ils sont toute ma lumière dans la nuit noire… » « Je t’adore mon Lou et sans te voir je te regarde… » Il écrit « mon » et non pas « ma ». Dans d’autres lettres il l’appelle « garçon ». Le masculin pour évoquer sa sensation des autres hommes auprès d’elle, qui la sépare de lui ? Pour dire cette liberté de garçon en ayant une sexualité libre qui laisse s’approcher d’autres garçons ?

« Et nous vivons confondus/Dans le même rêve éperdu. » Gestation.

« Un monsieur près de moi mange une glace blanche/Je songe au goût de ta chair et je songe à tes hanches ». En somme, la réputation d’aventurière de Lou, telle la présence d’un homme la mangeant glace, c’est ça qui attire le jeune poète sur elle. Un homme la signale en quelque sorte à son fils : voilà, c’est elle qui est désirable. Situation triangulaire. Lou, il y a toujours un homme qui la désire… et qu’elle désire. Et, puisqu’elle est… très libre, elle est aussi accessible… au jeune poète, à l’enfant, au petit garçon qu’il est en terme sexuel. C’est un dispositif très initiatique, et très incestueux…

« Je regarde ta photo tu es l’univers entier »

« Le soleil est mort doucement/comme est mort l’ancien roman/de nos fausses amours passées »

Laura Campa, dans son commentaire, écrit que Lou ne cesse d’échapper à son poète, qui refuse de renoncer à elle. Bien sûr ! Réinventée par les lettres et les poèmes, sur fond de séparation et de guerre, elle devient unique et éternelle par la perte elle-même qui la rend irremplaçable. Ce ne serait pas la perte sinon. « Je te demande encore, mon Lou, de répondre à mes lettres. » Elle joue à s’échapper… Ecart du silence. Et Apollinaire la supplie de lui écrire chaque fois qu’elle fait menottes…

Il vient de la quitter, après deux jours à Nice : « Je pensais à tes pieds d’or pâle comme à des fleurs/_ Touche-les ils sont froids comme quelqu’un qui meurt » « Les lilas de tes cheveux qui annoncent le printemps/Ce sont les sanglots et les cris que jettent les mourants »

C’est sûr qu’à la place vacante que laisse l’irremplaçable Lou, d’autres femmes peuvent certes venir, mais paisiblement, comme des fleurs du printemps qui fleurissent justement de n’être pas l’irremplaçable qui castre chacune d’elle. Apollinaire écrit : « Mon cri va vers toi mon Lou tu es ma paix mon printemps » « Mon amour ô mon Lou, mon art et mon artillerie » D’autres femmes arrivent dans sa vie, mais on imagine que l’artillerie Lou se met en acte, alors, les femmes n’ont pas… chacune n’est pas Lou…

« Si je mourais là-bas sur le front de l’armée,/Tu pleurerais un jour, ô Lou, ma bien-aimée./Et puis mon souvenir s’éteindrait comme meurt/Un obus éclatant sur le front de l’armée,/Un bel obus semblable au mimosa en fleur. » Le poète s’incline devant la perte, a même été impatient de rejoindre le front : « Et sois la plus heureuse étant la plus jolie. » « La nuit descend,/On y pressent/Un long, un long destin de sang. » Sang de la guerre, sang de la naissance, du jeté sur terre.
« Petite sœur je te prends toute »

« Et je cherche au ciel constellé/Où sont nos étoiles jumelles » D’une certaine manière, cette femme a réussi à se jumeler à ce garçon, incarnant totalement l’objet de sa jouissance et s’en dédoublant aussitôt. Explosion d’un obus. « ma belle indocile »

« Un mois après tu partiras…/La nuit descendra sur terre./En vain, je te tiendrai les bras,/Magicienne du mystère, tu disparaîtras… »

« Le jour s’est levé comme un sabre » « mais tu es aussi la victime/qu’il faut immoler sur l’autel »

Attente insupportable. Lézardes du matriciel. Tissu placentaire qui saigne.

« Et prends bien garde aux Zeppelins » : allusions aux amants…

« N’ai-je pas tout perdu, puisque mon Lou m’oublie ? » Ce tout de l’abri matriciel.

La comtesse dit : « Poète, adore-moi, moi, j’aime un autre amour. » « Et j’écoute à travers le petit jour si froid/Les obus s’envoler comme l’amour lui-même. »

Sevrage ! « J’ai charmé la blessure/De cette bouche impure !/Aime ma chasteté./C’est la clarté/De ta beauté. »

« Mon petit Lou je veux te reprendre/Oublie tes soldats pour mes fêtes » La colombelle infidèle ! Où est-elle ? Chez qui ?

« Je me suis renoncé dans le secret profond de ton amour/ö porte ombreuse, ô porte de corail vivant » Incroyable comme le poème raconte une naissance, un renoncement au monde d’avant dans le giron, jusqu’à la porte rouge corail placentaire qui se lézarde, s’ouvre, jette dehors, obus qui éclate. « Nous arrivons dans la passion pure ou perverse » : en effet, il y a une face perverse et une face pure dans le jeu sexuel de Lou, qui se donne et s’écarte… Le poète, cependant, rêve encore d’une mer plus bleue, où jamais on ne crierait terre ! Mais Lou est une femme qui se sépare du gouffre de la maternité telle qu’elle se rejoue sexuellement dans ce dispositif triangulaire où le jeune poète sait d’emblée qu’il y a déjà un autre homme, Toutou, et d’autres amants. Il aime non seulement Lou qui se donne mais aussi la libre Lou qui s’arrache à lui et se donne à d’autre ou à elle-même.

« Rose, reine des fleurs, Lou reine des femmes/Je te porte au bout des doigts, en te faisant menotte/Jusqu’à ce que tu t’évanouisses/Comme s’évanouit le parfum des roses »

« Je sais bien que tu m’aimes beaucoup, que Toutou est aussi mon ami, mais qu’il ne me connaît pas. Qu’il ne peut avoir l’exaltation d’un poète ne l’étant point. » Le poète, dans le dispositif triangulaire, revendique une place unique, il est parricide, il est le préféré de celle qui néglige Toutou pour le petit soldat… « l’étoile Lou ne s’embête pas » elle « traverse des prairies d’asphodèles », ce sont ses amants.

Apollinaire envoie du front un sifflet à Lou : « Et que Lou siffle en ce sifflet/Pour appeler son grand Toutou »

« Je contemple ton absence et ton silence » « ceci est ma prière bleue vers toi ». Bleu giron, bleu d’avant la lumière du dehors, ligne bleue des Vosges…
Il évoque la chasteté dans la guerre. Pureté de la vicieuse Lou.

« Toutou a une veine insensée » « je suis bien content que tu sois heureuse dans les bras de Toutou. » « Tes lettres sont gentilles, mais comme toujours il n’y a aucun détail. » Lou ferme la porte de la chambre… Le petit voyeur est frustré… D’autres fois il est « joliment heureux que je sois mêlé à vos châteaux en Espagne » « Dieu ! qu’il fut heureux ce Toutou/Pouvoir fourrer son nez partout !!! Mais je ne suis pas jaloux/les toutous n’font pas mal aux loups » Incroyable poésie oedipienne ! Où Lou joue un rôle incestueux à merveille, à la fois infiniment vicieuse, perverse, et pure dans son écartement radical, son oubli. « Mon ptit Lou, je suis bien content que tu ne t’embêtes pas mais j’aimerais bien que tu me racontes de belles choses » Il en redemande comme des gouttes de lait perlant à un sein encore accessible… recommandations du poète à Lou si libre : « Attention aux fleurs rares, ne fais pas trop de bêtises et retourne vite auprès du gentils T. » C’est à se tordre de rire… Plus loin : « Est-ce que T. est toujours en disposition de sandwich ? »…. !

« Ainsi, ptit sifflet chéri, aux fleurs rares voilà que tu ajoutes le foin »

« Puisque tu fais de grandes conquêtes, ma grande chérie, si tu conquérais par exemple toute la Bocherie, la guerre serait finie et nos canons, auxquels tu suppléerais si bien, n’auraient plus besoin de tirer un coup. »

Apollinaire signe toujours « Gui ». Alors, cette fable, « Le toutou et le gui » ! « Un gentil toutou vit un jour un brin de gui/Tombé d’un chêne/Il allait lever sa patte dessus, sans gêne,/Quand sa maîtresse qui/L’observe, l’en empêche et d’un air alangui/Ramasse le gui » Ce toutou a bien plus de baisers que le gui…Le gui se contente de son trône digne d’un roi…Il jouit des baisers… en les voyant prendre… Il jouit d’une originaire castration.

« Tâche, mon petit garçon chéri, de devenir un peu plus grasse pour ce grand coquin de Toutou. » C’est Apollinaire qui s’adresse à Lou, ce petite… garçon chéri…

« Il disparut dans un tournant/et mourut là-bas tandis qu’elle/Cueillait des fleurs en se damnant »

Alice Granger Guitard



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