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Marrakech, le départ, Daniel Sibony

Editions Odile Jacob, 2009

lundi 25 mai 2009 par Alice Granger

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On a envie de dire, en lisant ce roman de Daniel Sibony, que cela s’écrit en obéissant à une logique mathématique. Parce que ce roman au cœur duquel se noue une histoire d’amour qui s’accomplit dans la chambre d’enfance de Haïm revenu à Marrakech pour quelques jours, est un roman des origines si cher à l’auteur, dans lequel la fermeture en cercle se transforme aussitôt en pas de la spirale, tandis que le roman d’amour est aussi un polar (Haïm est un auteur de polars à succès revenu brièvement sur les lieux de son enfance pour écrire son nouveau roman policier, et, là, il sent que Marrakech le prie intensément, sensuellement, de l’écrire, mais le roman des origines se tresse avec le roman d’amour et le roman policier)).

Logique mathématique parce qu’une hauteur et une béance symboliques déterminent, conduisent les personnages encore mieux que la mémoire, que les souvenirs, que la sensualité réveillant le corps d’enfance. Comme dans les romans-photos Nous Deux et Intimité que le jeune Haïm lisait, il y a toujours quelque chose qui vient mettre un bâton dans les roues, empêchant que l’histoire débouche dans la plénitude immobile. Tel le chien qui se jette sur la femme aimée, lâché sur elle par deux hommes à l’allure nazie… Dans l’enfance, et spécialement la nuit seule dans son grand lit, la mère d’Haïm était mordue par l’absence de son époux… A l’aéroport, la femme aimée est également attaquée… Le romancier crée chacun de ses personnages, donc aussi ces deux hommes à l’allure nazie, avec leur chien… La béance s’incarne dans un chien de garde féroce, et s’attaque à la femme idéale enfin trouvée… le cercle s’ouvre violemment en spirale…

Le roman des origines, jamais Daniel Sibony n’a approché d’aussi près sa source, son inspiration, c’est-à-dire la béance originaire qui sans fin relance l’histoire, que dans ce livre. Lui qui, avec une ténacité sans faille, poursuit sa recherche autour des trois monothéismes, réussit dans ce roman à les réunir par le nœud borroméen cher à Lacan : lorsqu’on en coupe un, les deux autres ne tiennent plus ensembles. A Marrakech, où Haïm a vécu jusqu’à l’âge de 13 ans, les Juifs exilés de Jérusalem étaient là avant les Arabes, mais pourtant ils vivent sous le protectorat musulman et leur plénitude, cibles de leur mépris, forcés de se soumettre, et privés de langue maternelle les Juifs mêlent deux langues, l’hébreu et l’arabe. L’hébreu entre Juifs, langue entre soi et qui se perpétue depuis l’exil à travers la lecture du Livre, les rituels, la synagogue, les fêtes juives. L’arabe, pour une curieuse fraternité avec les frères arabes, sous leur protectorat qui les soumet pour mieux les surplomber de leur plénitude originaire jamais déchirée croient-ils.

La sensualité dans laquelle Haïm, lors de ce retour dans la ville originaire, baigne à nouveau, a à voir avec cette sensation de plénitude si précaire, si attaquée, si pauvre et en même temps si éternelle. Les Musulmans, à Marrakech, au Maroc, protégeaient les Juifs pourtant là avant eux, mais ils étaient eux-mêmes sous protectorat français ! La plénitude des Musulmans étaient donc elle-aussi fragile, précaire dans son éternité, soumise ! Nœud borroméen. Durant l’enfance à Marrakech, le jeune Haïm voit les chrétiens loin, ce sont les Modernes, ils ne vivent pas dans la vieille ville où se côtoient Juifs et Musulmans. Dans la ville, ils sont déjà à l’écart, détachés. Les Modernes. Les Français, qui protègent les Arabes qui protègent les Juifs. Les Français représentent les chrétiens. Et, déjà à l’écart, dans leur modernité, ils semblent avoir cessé de disputer aux Juifs la possession de l’Ecriture comme les Musulmans le font toujours, ils ont leur Ecriture, les Evangiles, mais le temps de la guerre sainte est loin. Les nazis étaient sur le point de venir rafler les Juifs du Maroc, le roi du Maroc ayant cédé à Hitler, heureusement à quelques semaines près les Américains sont venus sauver les Juifs, qui n’ont donc pas connu les camps. Mais, dans ce sillage, les Français sont finalement partis du Maroc : leur protectorat sur les Arabes ayant pris fin, le protectorat des Arabes sur les Juifs n’a plus tenu, et… le nœud borroméen s’est défait. L’entente et la cohabitation doublement millénaire des Juifs et des Arabes soudain n’ont plus tenu, comme si les Arabes, privés eux-mêmes du protectorat français (chrétien ?) donnant une réalité à leur sensation de plénitude originaire, se retournaient contre les Juifs comme si la précarité de cette plénitude était de leur faute, par conséquent le mépris, les humiliations, les attaques devinrent invivables. Les Juifs n’eurent bientôt plus qu’à faire comme les Français (les chrétiens ?), partir, s’exiler encore.

Le jeune Haïm sent cette précarité toute son enfance, il sait qu’il va partir, et que Marrakech n’est pas la ville de la plénitude originaire, l’enfance n’est pas du tout le lieu d’une plénitude idéale, au contraire c’est déjà depuis le début de la vie sur terre divisé, il y a déjà deux langues, l’hébreu et l’arabe, la béance s’impose avec la pauvreté, l’attente du mandat que le père envoie de France, le manque de tout, et aussi… cette mère qui jamais n’a de proximité de tendresse avec ses fils mais toujours sait faire des merveilles culinaires avec presque rien et beaucoup d’épices.

A Marrakech, la ville d’enfance, celle du manque, et de deux langues, d’une part le père n’est pas là pour assurer une mère qui incarnerait le lieu charnel de la plénitude, au contraire il laisse là une mère non tendre, qui dort seule dans le grand lit, traversée par la béance, par l’absence, par cette trouée de précarité, tandis que lui est parti dans l’Atlas pour des mois afin de ramener de quoi rendre viable la précarité, du presque rien transformable en merveilles, puis parti pour la France, et suspendant le temps de Marrakech à l’arrivée des mandats.

C’est dire si ces Français, ces Modernes qui se tenaient déjà à Marrakech à l’écart, dans un autre quartier que la vieille ville où vivaient et vivent ensemble Juifs et Arabes, incarnent depuis le commencement l’ailleurs où, à son tour, s’exilera le jeune Haïm, tandis que son père là-bas prépare la venue de la famille, sans jamais incarner celui qui leur offrira la fameuse plénitude. Les Juifs, et le jeune Haïm en particulier, s’exileront dans l’ailleurs, quittant le pays où ils furent exilés pendant deux millénaires… Plus que jamais, l’exil s’avère originaire, c’est l’origine même ! Le départ est originaire.

Le jeune Haïm, cependant, lorsqu’il arrive en France en 1955, à l’âge de 13 ans, avec son frère d’un an et demi plus âgé que lui, est frappé par une chose : en France, il a des droits, qui vont de soi, qui lui tombent en quelque sorte du ciel, et qui sont comme des morceaux de… plénitude. L’abondance des supermarchés le ravit ! Le signifiant « protectorat » est très important dans ce roman des origines. Exilé en France à partir de l’âge de 13 ans, où son père a préparé la venue de sa famille, Haïm y découvre une nouvelle sorte de protectorat, mais qui n’exige plus de soumission comparable à celle des Juifs aux Musulmans à Marrakech. En France, le protectorat est une sorte de droit universel, et, comparé à la pauvreté journalière de l’enfance marocaine, le rien ne manque règne sur la nouvelle terre d’exil, même si ensuite par exemple l’idéologie marxiste et la bataille pour la justice sociale sur cette terre d’accueil vont mettre en scène le droit universel de chacun d’être… protégé de manière égale… La France que le jeune Haïm découvre est celle de l’après-guerre, une France sauvée par l’Amérique dont la protection s’avéra efficace. N’y a-t-il pas dans l’air cette sensation d’un protectorat d’un genre nouveau ? Un protectorat moderne. Universel. Diffus. Partout et nulle part. Un protectorat qui soumettrait sans humilier ? C’est le début de la société de consommation, avec ses supermarchés remplis de marchandises qui ravissent Haïm. Au collège, enfin ses talents littéraires si singuliers sont appréciés, il se détache des autres en n’ayant pas honte de laisser paraître dans son style ses origines. Sur la terre des Modernes, Haïm peut laisser sa faim de vivre librement trouver de quoi se satisfaire sans jamais s’arrêter. Beaucoup plus tard, face au majestueux Mont Blanc, le grimpeur pénétrera le ciel… D’une certaine manière, ce paysage-là, en France, ne symboliserait-il pas l’éternel désir de l’exilé d’être emporté vers le ciel tel Elie, ceci se réalisant dans la sensualité d’une sorte spéciale de protectorat, sur la terre des Modernes et dans le sillage américain qui s’élança lorsque le massacre planifié par les nazis suscita aussi la mise en acte de ce « protectorat » venu d’ailleurs, qui ne cessera plus ?

J’ai envie de rappeler ce que dit Patrick Besson : l’Occident, après-guerre, a adopté pour style de vie celui prôné par Hitler, le retour à la nature, le sport, la vie saine, une vie protégée en somme…

Un samedi après-midi, le petit Haïm est enfermé par son grand-frère, le temps que la chaleur tombe. Il trouve dans la pénombre une Bible en français, et fait une découverte : « ils » s’intéressent à « nôtre » Bible, les gens « modernes », au point de la traduire ? Et les Evangiles ? Haïm lit tout l’après-midi, le texte est très familier et en même temps il lui échappe, des miracles qu’il connaît bien, la colère des prophètes contre le peuple juif, mais il y a autre chose : dans tant d’amour une violence profonde, inconnue, s’élève contre les Juifs, les chrétiens ne les aiment pas, « Ils sont fous ou quoi de nous montrer ainsi du doigt pour les siècles à venir… ». On dirait que le jeune Haïm identifie pour toujours les « Modernes », les chrétiens, comme ceux qui leur infligent l’implénitude radicale et violente, la haine originaire qui met dehors, et en même temps, ces gens modernes ouvrent un ailleurs vers lequel il veut aller, lieu d’une… plénitude possible et en même temps minée par la haine, par ce « ils nous en veulent… ». Protectorat irrémédiablement oxymorique. Le nœud borroméen se noue par le « protectorat » de part et d’autre, côté arabe et côté moderne, mais c’est toujours un protectorat miné, que ce soit par l’humiliation ou que ce soit par une haine encore plus profonde. Ecriture d’un étrange masochisme originaire, comme pris en charge par « eux », les modernes déjà à l’écart, qui « nous » haïssent, et qui vont abandonner aussi les Musulmans. « Eux » c’est le « protectorat » qui va d’autant mieux se représenter qu’il va manquer : le « protectorat » américain que les nazis ont paradoxalement rendu possible va l’imposer sur l’Europe et sur l’univers, universellement, comme si les « modernes » eux-mêmes, ces chrétiens, avaient montré leur faille, étaient eux aussi « soumis » à une protection. On se demande qui n’a pas besoin de protection, puisque les protecteurs eux-mêmes, venus d’Outre-Atlantique, sont soumis au besoin de protection universalisé, et le cercle est bouclé…

Le roman des origines de Daniel Sibony s’écrit, comme par hasard, avec en arrière-plan, les nazis, et leur chien mord encore la femme rousse aimée Eva tandis que la sœur jumelle de celle-ci était déjà morte dévorée par les fauves de son zoo, et que la mère de sa mère fut dévorée par un chien dans le camp nazi. Il y a d’une part l’horreur nazie, la haine pure qui brûle dans ses camps de la mort les Juifs, et d’autre part, il y a les Américains, qui ont sauvé les Juifs du Maroc, et aussi… les gens « modernes », donc ils ont sauvé la possibilité d’un… protectorat universel, ceci inventant littéralement un monde d’amour curieusement évangélique… C’est très étrange comme le signifiant « protectorat », rimant avec « plénitude », court d’une communauté à l’autre, sans jamais s’y arrêter, l’incomplétude ne cessant de surgir au sein même de la complétude, par exemple pour Haïm revenu pour quelques jours à Marrakech, lorsque lui revient à la mémoire comme ce petit monde d’autrefois se tenait chaud dans tant de précarité, où tous étaient liés par une intense proximité où la tendresse, la médisance, la querelle, le mauvais œil s’entremêlent dans une présence qui les porte, les contient, les enveloppe, les étouffe. Cette présence du « nous ».

Suivons le fil du roman. Comme Haïm suit le fil, pour écrire Marrakech. Enfant, il était le scribe des femmes analphabètes lui dictant leur complainte pour leur homme absent. D’emblée, Haïm s’impose comme le témoin de l’incomplétude des femmes, et comme leur porte-parole : elles sont analphabètes, et elles sont… soumises à l’absence qui leur arrache la complétude, alors elles ne possèdent pas le pouvoir de la plénitude.

Là, à Marrakech, il se met à écrire sous une dictée invisible. Mais ne retrouve-t-il pas la place que l’histoire familiale lui désigna à sa naissance : c’est lui, le garçon dont le prénom signifie la vie, né après la mort de plusieurs filles, qui sait écrire. Il entend à nouveau la voix de sa mère lui disant de lui écrire une lettre. Le fils, comme laissé seul avec sa mère par l’absence du père, cette mère se l’approprie pour écrire à l’absent. C’est lui qu’elle a à disposition pour lui écrire dessus, par sa voix, son incomplétude, pour lui en donner la sensation. Qui est aussi la sensation de la canicule de la Médina : sa mère disait, dans cette fournaise, que le monde était immobile. Fils enfermé avec sa mère à l’intérieur de cette chaleur, de ce four spécial, qui n’est pas nazi. Le fils Haïm aime cette chaleur torride de Marrakech qui le brûle, qui autrefois dès le vendredi soir prenait le corps, l’alanguissait dans le repos, spéciale écriture soumettant ce corps. Des femmes demandaient au rabbi de leur faire des écritures sur le corps, pour soulager leurs douleurs… plus tard le psychanalyste… il y a d’emblée cette idée d’avoir la puissance d’écrire pour des femmes analphabètes, des femmes qui ont, heureusement, un fils, ou un rabbi, pour leur écrire leurs tourments d’incomplétude suscités par le père absent, le père… qui abandonne auprès de la mère le fils, dans la chaleur torride et sans aucun souffle, et celle-ci, de sa voix, incite ce fils à apprendre à se servir de son stylo, à être son porte-parole, son témoin, à réussir à faire sortir d’elle la plainte message que l’absent a mis en elle.

Aujourd’hui, Haïm l’écrivain ce sont tous les Juifs désormais absents de Marrakech qui lui font entendre leur voix, pour que lui, il écrive leur complainte, leur déracinement, qui est aussi le sien.

Ecrire une sorte d’assignation à résidence des « nous » à l’intérieur de la chaude précarité, d’un temps qui force aux paroles, aux rituels bibliques, et aussi qui… soumet au climat torride. Rendez-vous du deuil, aussi, parfois. Dans la synagogue, tous ensemble pour le même chagrin. Haïm retrouve à Marrakech cette sensation du « nous » que, sans doute, il a moins au pays des « modernes ».

C’est un roman des origines qui raconte aussi une sorte d’érotisme originaire, une sorte de « soumission » à la violence du temps retenant les corps parlants forcés de dire la plainte mêlée à une jouissance de « nous ». Comme par hasard, cette jouissance que Haïm retrouve à Marrakech, ce goût de la chaleur dans cet « arrêt », cette suspension, cet intervalle, cet afflux de la mémoire qui traverse aussi tellement le corps, vient différer la réalisation de l’acte sexuel avec la femme rousse. Elle aussi est atteinte par cette jouissance d’une sorte de corps collectif qui la fait attendre. Haïm s’attarde comme voluptueusement dans ces retrouvailles au sein de la ville, la mémoire en acte diffère et retarde encore et encore la satisfaction du désir, met le feu au… four du désir, justement en ouvrant du temps à la jouissance d’autrefois à laquelle il se laisse aller. Le signifiant « fournaise », la chaleur torride, entrent curieusement en résonance avec les fours crématoires .

Haïm, chaque fois que, désormais, il vient à Marrakech, savoure le plaisir d’avoir vécu ici, comme redevenant le même qu’autrefois dans la chaleur torride du repos alanguissant, et encore plus le plaisir d’en partir. Car ce lieu a, depuis toujours, suscité le désir du départ. Comme s’il fallait la sensation torride de l’enfermement alanguissant pour susciter, paradoxalement, le désir de sortir. Cette logique-là… On pourrait dire que les chrétiens qui, à l’époque, habitaient le quartier moderne, où on pouvait sentir l’Europe des années 30, décadente (alors qu’après-guerre le « protectorat » américain en acte, puissant, sur la France et l’Europe, a refoulé cette décadence), tandis que « eux », c’est-à-dire les Musulmans, et « nous » les Juifs étaient confinés dans la partie traditionnelle de la ville, symbolisaient cet ailleurs où partir, tandis que par cet aspect décadent des chrétiens ce départ n’était pas encore possible.

Les trois monothéismes dessinaient le nœud borroméen noué par le désir d’un… protectorat qui soumettrait de manière douce, sans humilier, par une sensation de plénitude ouverte : déjà côté chrétien de Marrakech il y avait cette idée d’un besoin addictif de repos, et d’argent facile. C’était les Français qui dominaient, qui étaient les maîtres du protectorat, lequel retombait sur les Juifs par les Musulmans. Et les Français, ces chrétiens décadents, n’avaient-ils pas besoin de l’Amérique pour se rajeunir, se métamorphoser ?

Haïm a gardé de son enfance à Marrakech un côté semelle aux vents, toujours prêt à partir : partir vers des terres d’accueil car ici, au présent, c’est trop alanguissant, mais aussi partir, on pourrait dire, vers d’autres paroles dont se faire le scribe, vers d’autres rencontres, etc. C’est parce qu’il aime respirer la langueur infinie non seulement de Marrakech, mais ne pourrait-on pas dire aussi la langueur maternelle, que Haïm aime aussi le départ que cette langueur suscite, ce désir d’ailleurs qui s’érige, puissant comme un Mont Blanc ? L’invitation de l’inconnu déferle toujours sur lui exactement comme la lettre de son père venu de France lui annonça son inscription dans une école Maïmonide de Boulogne-sur-Seine. Comme Elie, Haïm se sentit soulevé, transporté. L’entourage inerte est secoué par la poussée prodigieuse. Il s’agit de noter cet oxymore très important dans l’œuvre de Daniel Sibony. L’impression d’un « chez lui » ne lui vient qu’en partance, l’inertie ouvre de manière puissante l’ailleurs qui a, aussi, depuis toujours pour lui, une réalité, depuis que, on l’imagine, ces chrétiens séparés de Marrakech le désignaient déjà, nouant de leur manière tierce les deux autres cercles du nœud borroméen.

L’étrange amour du départ est très logique chez Haïm alias Daniel Sibony : c’est la sensation d’enfermement dans le lieu de la chaleur torride si alanguissante, si addictive, qui le suscite. L’équation à une inconnue est assez facile à résoudre, avec ces chrétiens et l’ailleurs qu’ils ouvrent, avec cette sorte de Messie incarné qui, en prenant sur lui le péché originel (celui de la plénitude ?) sauve les autres. Quand on est gavé de rien-ne-manque, n’a-t-on pas envie de partir, comme Haïm, pour retrouver le paradis… dans le manque, la distance, la non assignation à résidence alanguissante ?

Haïm évoque le départ spécial des Juifs de Marrakech : comme il y a deux millénaires de Jérusalem le départ de Marrakech est sans retour. Mais ensuite, sur la terre d’accueil, ce départ ne sera-t-il pas suscité autrement : par la sensation de plénitude elle-même, l’assignation à résidence dans le rien-ne-manque, la profusion ? A Marrakech, Haïm aime contempler l’exil où ils étaient. Et à Paris, aime-t-il aussi contempler l’exil où les humains sont à force d’être gavés tout en se plaignant de manquer ? Le psychanalyste ne se tiendrait-il pas en ce lieu où il peut recevoir les complaintes des femmes analphabètes à leurs époux absents ? Ou bien les complaintes des femmes analphabètes qui, supposées si entendues dans la liberté sexuelle qui leur est reconnue, se sentent abandonnées d’un homme qui les admettrait sexuées filles, et non pas éternellement affublées de l’organe puissant enveloppant de mères. Il y a dans le roman de Sibony cette idée que, comme sa mère tout entière dominée par la métaphore de Marrakech la ville traditionnelle torride alanguissante, les femmes sont ce monde immobile et accablé de chaleur dont la voix de sa mère se plaignait.

On pourrait entendre dans cette voix le désir de cette mère d’être dépossédée de cette fournaise que le fils, resté seul avec elle tandis que le père est loin, aime tant. Cette femme, la mère, est munie de cet intérieur ville traditionnelle à la chaleur torride, mais ne désirerait-elle pas incarner la fermeture définitive, le non-retour ? Ce désir là d’une mise dehors, hors de la chaleur torride de la matrice maternelle si bien symbolisée par la ville de Marrakech est aussi présent dans le roman : le départ s’écrit comme définitif. Mais la métaphore d’une paradoxale et alanguissante plénitude, une plénitude saccagée par le désir de départ, se retrouve dans l’ailleurs sous protectorat universel…

Dans tant de précarité et de pauvreté, dans la Marrakech de l’enfance et de toujours, pourtant un goût de bien-être émane des maisons serrées les unes contre les autres, les « chez-soi » sont des exils incertains et délicieux, festifs, lumineux, où les repas, spécialement ceux des fêtes, étaient savoureux, même préparés avec rien et des épices. Cette sensualité-là s’incarne de la précarité, mais aussi d’un « nous ». Ce « nous » faisait, et fait, une convivialité enveloppante. Haïm aimait être pris dans la foule des fidèles, il aimait ce contact, et aussi les voix récitant les psaumes.

Le bien-être de cette détresse fondait son corps dans le « nous ».

Le manque était pris par la vibration des voix s’unissant comme d’une seule voix. Manque innommable qui fait aimer la vie. Ce « nous » remédie totalement à la sensation humiliante et singulière d’être un vilain petit canard. Un « nous » s’incarne dans la fierté collective d’avoir une force de vivre qui s’érige au travers d’un masochisme originaire, d’une mise dehors. Le pauvre protectorat qu’« eux » accordaient aux Juifs vanifiait la sensation de la soumission humiliante par la constatation que la force de vie juive était plus forte que leur stagnation dans une plénitude misérable. Ces mères juives, par exemple, réussissaient à gagner sur la dèche par l’abondance : en quelque sorte, elles avaient le pouvoir d’inventer une richesse matricielle savoureuse par-delà le manque radical, procurant au gosier une sensation d’assouvissement proche de l’ivresse.

C’est le témoignage rare de Daniel Sibony sur la sensualité de son enfance. Cette « montée de plénitude, douce et lumineuse, sur un fond d’âpreté brute. » L’origine est oxymorique ! Tout autre chose que ce bien-être uniformisé et gavé qu’aujourd’hui le monde offre aux enfants. Daniel Sibony est extrêmement décalé dans le monde d’aujourd’hui. Moi aussi, d’une manière très différente. Il évoque la chaleur qui s’apaise, la fraîcheur de paradis quand il fait chaud, le contraste, la différence, la porte qui s’ouvre sur le paradis. D’une certaine manière la mère si chaude, telle Marrakech, est aussi une distante fraîche jeune fille, qui est un dedans qui ne s’ouvre, mais laisse dehors, dans la fraîcheur, elle n’est pas pourvue d’un super organe en creux, elle n’a rien. La mère, elle, elle est Marrakech, elle est ce dedans de la Médina à la chaleur torride, où c’est si bon pour « nous » de manger un festin qui triomphe sur la dèche. « Ceux dont je vous parle ont une violence primitive, une douceur initiale : la vie s’arrête et elle repart… » « Et toujours l’eau qui gicle sur le sol brûlant… » « Quand elle inonde le patio, on s’y vautre en riant. » C’est très sexuel comme métaphore… Mas il y a aussi le corps de la fillette morte, qu’on lave, que le père ne veut pas lâcher… Des filles mortes…

Désirs d’abondance du petit Haïm, que sa mère envoyait faire des courses en quantités minimes, à cause de leur pauvreté. Haïm adorera l’abondance française, acheter beaucoup de victuailles, s’inventer en somme en Occident une mère au sein de laquelle rien ne manque, et aussi d’avoir les moyens de lui ramener infiniment plus que le presque rien d’autrefois. Sauf que, désormais, ces étalages bourrés de marchandises n’offrent que des choses sans saveur, alors que celles de Marrakech en avaient tant ! En somme, le manque, par-delà les apparences, perdure… Le mauvais œil ?

Soif de vivre des parents d’Haïm, qui s’est élancée dans le sillage de quatre filles mortes avant sa naissance. C’est curieux : des filles ! Des filles mortes ! Des parents dans la détresse si stimulants !

Bien-être indicible de la sieste du samedi après-midi, lorsque le Créateur se repose et se profile dans une belle couleur intense : cette sensation d’être dans le repos ! Bulle lumineuse : même le mandat qui est arrivé de France ne doit être ouvert qu’à la première étoile du samedi ! Cantique des Cantiques chanté au crépuscule, chant plein de force et de détresse décrivant le corps de la femme aimée : le fruit de l’homme qu’elle aime est doux à son palais.

Haïm remarque une jeune femme rousse au regard bleu, il se revoit enfant guettant les belles Américaines ou les actrices de cinéma, mais là maintenant il la voit comme une touriste qui s’ennuie. Il voudrait qu’ils soient tous deux séduits par une même chose, celle qui est ici en train de le séduire et frôle son origine, celle de son enfance, celle d’avant son enfance : quelle chose ? Le désarroi qu’il découvre soudain dans le regard de la femme rousse ? Ce mélange de calme et de désarroi qui lui est si familier, cette sérénité déchirée ? Cette béance ? Déjà, Haïm voit dans le regard de la jeune femme l’éclat d’une autre lumière. Et pense : « Ne réveillez pas l’amour avant qu’il le veuille » du Cantique des Cantiques. Ecart qui s’écrit, qu’il écrit sous sa dictée.

La mère faisait du feu, il était captivé par la giclée d’étincelles qu’il faisait avec le soufflet, et se mettait à rêver devant les blocs d’or foncé. En hiver, en se plaçant tout près, ils réchauffaient, dans la pénombre de la cuisine c’était un éclat solaire lui donnant une joie lointaine. Feu divin et bienfaisant dans la précarité, mère faisant le pain. Parfois, ce pain c’est la moitié du repas, quand il n’y a que des figues de Barbarie.

Sur le chemin de l’école, de jeunes Musulmans jetaient des pierres aux jeunes Juifs, Haïm était très rapide à la course, connaissant les passages secrets des ruelles : être rapide, c’est sa qualité majeure ! Il aime courir vite !

La jeune femme rousse, il est sûre que sa beauté singulière vient d’une blessure intérieure : il la dessine comme il l’aimerait. Elle, au cours de ce voyage professionnel, retrouve ici les traces de son grand-père, qui avait fui l’Allemagne nazie.

La mère passait les murs à la chaux, elle se baissait et sa croupe était superbe, le samedi c’était rutilant et chaud, joyeux. Voir sa mère étendue au soleil, quel plaisir apaisant, quelle bouffée de bien-être : le vide ambiant prenait une couleur éclatante. La table dressée était très belle, même la plus pauvre. Et les femmes, sur les seuils, étaient vêtues de couleurs vives. Les hommes, en djellabas noirs et kaftans blancs, étaient nets, avaient l’air calme et inspiré. Les garçons attendaient avec impatience d’aller chercher la grosse marmite au four où elle cuisait depuis la veille. Des descriptions d’une vie douce, sensuelle, et communautaire, au cœur même de la pauvreté et de l’humiliation du protectorat bi-millénaire.

Le samedi, ils n’allumaient aucun feu, il fallait attendre la première étoile, dans la pénombre mélancolique les blagues fusaient. Tout l’après-midi, les gens bavardaient en mangeant des graines de pastèques ou de melons : le repos ouvrait un temps éternel pour se parler, se retrouver, la médisance n’était pas toujours absente. Sur les femmes, le deuil est presque sensuel, leurs corps sautillent dans un rythme collectif et tenace, vivace et lugubre. Autrefois, Haïm s’éloignait alors en fredonnant joyeusement les airs de deuil… Ah, ces chants ! Pour le deuil, pour le mariage, pour le divorce, les sensations sont palpables, douleur, jouissance, joie intense. Il y avait aussi des chants pour rien, juste pour être là, ensemble, la voix du chant dispensant de parler. Cette sensation corporelle du « nous ». « On eût dit que cette tradition n’était qu’un immense chant ramifié, avec des sources à l’infini, des affluents innombrables… » C’est un personnage très « décalé », on dirait aujourd’hui, cet Haïm si attaché à la sensation charnelle d’un « nous » qui s’incarne par la commune précarité, la douleur d’où par la voix surgit la joie, et qui échappe totalement à ce « nous » consumériste circonvenu par le « rien-ne-manque ». C’est plutôt « rien » que « tout » qu’avec une joie profonde Haïm retrouve dans la ville de son enfance, ce « rien » charnel où « nous » prenait le temps de vivre et de désirer partir, et qui aujourd’hui sépare les amants pour mieux les unir par une même source arrimant leur corps autre, cette douleur joyeuse.

Ah cette sensation à Marrakech de plonger dans une foule très dense. Et ce parfum des épices ! Tant de jouissances retrouvées retiennent Haïm. Tandis que la femme rousse est à la fois proche et lointaine : l’acte différé par le retour charnel de la mémoire qu’il est en train d’écrire la plonge dans son origine comme dans un trou, un bain d’eau glacée ou brûlante. C’est l’écart infini, la béance, l’acte différé, qui la glace et la brûle, qui la force à plonger elle aussi dans les sensations de la ville, les mêmes que celles qui saisissaient et saisissent « nous », plus encore qu’elle, elle fait partie de « nous ». Le chien, tenu en laisse par un homme, gronde déjà tout près d’elle. En puissance, elle est mordue…

Kafka, et sa lettre au père… Le petit scribe Haïm aussi écrivait au père, à la demande de sa mère analphabète… Maintenant, sa mère c’est Marrakech, c’est-à-dire l’origine, qui lui demande d’écrire… Ecrire Marrakech soumise au temps ? L’origine déchirée ? Et en même temps si joyeuse par la sensation que « nous » partirons « ailleurs », par la sensation de l’ailleurs que là, déjà, elle fait sentir ? Tout autre chose que la jouissance immédiate…

Ecrire une idée juste et forte, dans toutes ses nervures, et suivre ainsi un dessein divin…

Paris, où était parti le père en 1950, était une oasis dans le désert. Là-bas, la « situation », c’est-à-dire l’argent du salaire. Désormais, ils vécurent du mandat à attendre… et qui représente de bons plats, des tartines de confiture d’orange amère. Le scribe Haïm, aux lettres du père, y répond. A travers lui, on dirait que la mère peut jouir du père, et les enfants aussi au sein de la joie retrouvée par intermittences… Haïm est en somme indispensable, si les femmes sont… analphabètes. Scribe, lecteur, fils entre père et mère séparés, qui transmet l’espoir, la promesse, et aussi la jouissance différée si le mandat se fait attendre, tout comme le grand départ. Les fils aussi, par ces mandats, et par ce départ ailleurs promis, participent à la jouissance des parents. S’il n’y avait pas ce lecteur scribe entre père lointain et mère là esseulée dans le manque de tout dans la ville torride, là dans la ville de l’exil les enfants et leur mère ne pourraient pas commencer à jouir de cette promesse d’abondance, de plénitude : si la lettre promet, et même fait arriver le mandat, alors des bribes d’ailleurs, de l’oasis dans le désert, se matérialisent ici. Par le jeune scribe, la mère et les enfants, ensembles dans le manque, jouissent de la promesse, de son écriture. Lettres du père écrites en caractères hébreux mais en langue arabe… Le jeune scribe écrit les réponses de la mère au père, parfois elle tire sur lui à bout portant mais ça, il ne l’écrit pas. Les hommes savent écrire, les femmes sont analphabètes : la différence sexuelle s’écrit ainsi, ils en ont, elles n’en ont pas…

Revenu pour quelques jours à Marrakech, c’est Haïm qui écrit, toujours, et la femme rousse non : l’origine, l’écart du désir, l’incomplétude, la morsure du temps violent, c’est lui, Haïm, le scribe qui écrit cela, de l’homme qui manque à la femme en se replongeant dans la sensualité spéciale de sa ville d’enfance, en prenant tout ce temps-là, et de la femme esseulée et saisie par la promesse qu’elle commence à sentir à l’homme qui lui prépare la vie ailleurs. Ce que Haïm évoque de son enfance, de son statut de scribe entre ses parents, de ce qu’il comprend ainsi du désir et de la jouissance entre l’homme et la femme que sont ses parents, le rôle en particulier de la séparation, de ce qui diffère longuement leurs retrouvailles, cette section qui rime avec le sexuel, tout cela se transpose parfaitement dans l’histoire d’aujourd’hui avec la femme rousse. Elle est analphabète en ce sens que lui seul sait lui donner accès à l’Ecriture, sait lui écrire dessus, lui imprimer la sensualité et la jouissance du manque. Cela ne peut se refermer par l’acte que si, aussitôt cela s’ouvre violemment. L’acte sexuel ne se conclut dans la chambre d’autrefois, comme sous l’égide de la mère esseulée dans son lit, que parce que ce lieu imprime, annonce la séparation, c’est-à-dire le chien de garde : la femme rousse croyait que seule sa jumelle était morte dévorée, et elle non : en fait, c’est la même, la jumelle, c’est aussi elle, mais divisée par le temps, par tout ce qui se met en travers, y compris surtout le temps que prend l’homme, Haïm, de retrouver les sensations de son enfance, cette « différance » qu’il « inflige », en vrai scribe, à la femme qu’il aime, et qui l’arrime, cette femme, à la mère esseulée, la mère mordue par le chien féroce de l’absence qui la retient dans la ville torride où tout se met à manquer mais où tout est aussi promis.

Récit étrange de la mère à propos d’une de ses filles morte pour que le père guérisse, selon le souhait de sa propre mère... qui l’offre, comme en sacrifice…. Il faudrait entendre l’importance de ces sœurs, ces filles, mortes avant l’arrivée du frère, Haïm, garçon qui, il semble, grandit sans sœur autour de lui, il n’y a, en famille que la mère, et un frère un peu plus âgé, Haïm devient le scribe entre ses parents, on imagine aussi cette mère sans fille… donc encore plus esseulée ? Privée de fille : redondance pour dire qu’elle est privée de l’organe dont le père est pourvu, mais au loin ? Fille qui meurt pour que le père vive : l’espace matriarcal que cette fille avec sa mère pourrait éterniser se trouve par cette mort dévasté : et le père s’éloigne ailleurs, il n’y a pas de lieu stable de l’inceste possible, en particulier nulle part dans ce roman de lieu de l’amour entre père et fille.
Curieusement, le fils scribe reste avec sa mère privée non seulement de son homme, mais aussi de fille. Bien sûr, il y a l’ensemble des femmes analphabètes, mais le signifiant « fille » est étrangement lointain… On pense à la jumelle de la femme rousse qui meurt aussi dévorée par les fauves…

Le petit Haïm était tourmenté à l’idée qu’on pouvait tuer avec des mots… Et ceux qui pouvaient soigner, guérir ? Futur psychanalyste… Les mots ne s’allument que dans l’échange, bénéfiques ou dévastateurs…

L’âpreté ambiante de la tendresse maternelle force à dire par des trouvailles linguistiques qui déplacent et diffèrent cet amour de la mère pour le fils. Elle l’appelait « mon âme », et jamais « mon amour ». D’ailleurs, le fait de ne pas avoir de langue maternelle, mais deux langues, empêche les nuances que l’on pourrait taxer d’incestueuses de se dire…

Plaisir immense de se promener place Djama’ el Fna, au risque d’être attaqué… Toujours le risque, la menace, l’attaque…

Les Français, au Maroc, étaient inaccessibles au jeune garçon. Ailleurs…Au point de siffler La Marseillaise… Cet ailleurs… « on n’a pas à se perdre dans ce que les autres vous proposent, vous imposent… » Daniel Sibony a un tel message à dire à ceux d’aujourd’hui qui se perdent dans tout ce que le monde leur propose, tout ce rien-ne-manque… L’exclusion, c’est douloureux, mais rien ne stimule plus… Le jeune Haïm a très tôt horreur de l’impasse, il se sent déjà ailleurs, ouvert par ces Français, autant une idée ou un problème il ne les lâche jamais, autant il ignore qui lui barre la route en se sentant déjà dans ce doux ailleurs… Peut-être cette sorte de communauté du père avec le fils scribe d’une mère analphabète… Inceste interdit, mais en même temps le fils jouit avec le père d’écrire…

La maison comme une impasse… Le départ du père a transporté ailleurs le lieu de la plénitude possible. « Je tourne en rond comme un chat enfermé… » Mais lorsque le père est encore là, et non pas ailleurs, ses jeux de mots agacent le fils. A la cuisine, les mères toutes à leur passion de cuisiner sont calmes, elles ont l’air inspirées. Fêtes et débauches de fleurs. Tant de belles sensations qui pourraient retenir… Mais ce n’est pas toujours fête… Légère angoisse quand la fête s’en va…

Longtemps, Haïm a cru que les femmes « étaient très loin de ça… ». Les femmes voudraient autre chose que le sexe… Nostalgie de « la » femme idéale. Sur un piédestal. Haïm a mis du temps pour reconnaître à l’autre sexe du désir pour le sexe masculin. Les filles, comme les femmes, sont inaccessibles. Il y a dans le roman de Sibony comme l’idée que les filles… sont ailleurs, comme les sœurs mortes… Sibony évoque les filles comme les femmes, il ne semble pas y avoir dans l’évocation de l’enfance des filles qui, en tant que telles, auraient suscité la curiosité du garçon, on dirait que l’ailleurs, la sensation du départ, a toujours eu la priorité, a fait mourir les filles du champ d’intérêt… Etaient-elles inaccessibles ? Au collège, en sixième, les filles sont déjà de vraies femmes…

A Orly, une femme de Marrakech… une musulmane raffinée et pudique qui s’offre au jeune homme de 18 ans… C’est amusant comme c’est une « mslma » qui lui offre cette première expérience sexuelle de… plénitude. Détail important : elle a perdu son mari un an avant, il est encore en elle dit-elle, et là aussi le jeune homme a pour lui une femme esseulée… Cette idée d’un homme parti qui le laisse, lui le garçon, voire lui le fils, avec sa femme esseulée. Epoux parti et garçon qui reste, unis dans la jouissance qui s’ouvre dans la chair douloureuse, ou bien dans le temps joyeux des mandats… Avec la femme de Marrakech en France, il l’aime comme les murs de la ville d’enfance. Et les mots obscènes deviennent des mots tendres. C’est comme une femme qui descend du ciel… justement, pour venir à lui.

Eva : nom qui signifie qu’elle donne la vie. La première femme. Tandis qu’Haïm veut dire « les vies ». Une épreuve, que d’être la première femme ? La première ? Ramenée à la première, comme par cet acte sexuel inaugural entre Haïm et Eva qui se conclut dans la chambre d’enfance, face au lit de la mère esseulée ?

Cette histoire de « première femme » ne ramène-t-elle pas la femme aimée à la mère de l’homme (tandis que la mère de cette femme a fait incinérer la « jumelle » dévorée par les fauves du zoo, tandis que la mère de cette mère a été dévorée par le chien d’un S.S, et tandis que la mère du garçon a offert sa fille, voire toutes ses filles, à la mort pour que son mari vive). Quelque chose d’inhumain, de très violent, non seulement s’est emparé d’Eva depuis la mort de sa jumelle vraie, mais aussi de chaque femme, mais ne pourrait-on pas dire de chaque fille « sacrifiée », comme la jumelle vraie de chacune des femmes ? Eva, par le récit de la jumelle dévorée par les fauves de son zoo, et de la grand-mère dévorée par le chien du nazi dans le camp, incarne pour Haïm la femme inaccessible, celle dont il rêvait. Voilà, une douleur la possède déjà, est installée pour toujours en elle, telle une origine, un déracinement, une dévastation, et… une ouverture, pour le garçon.

Eva évoque ce père qui, après des péripéties très dures après avoir échappé aux camps, se retrouve à Munich, où il y a sa fille, la mère d’Eva. Bizarrement, ce père reproche à cette fille… d’être la cause de sa mort prochaine ! Là encore, il y a quelque chose entre le père et la fille, si celle-ci ne meure pas, c’est le père qui meurt… Culpabilité qui prend possession de la fille… La mère d’Eva, cette fille à jamais terrassée par la culpabilité, a fait fuir son mari, le père d’Eva. Et voilà : le père a manqué à sa fille, à ses jumelles, et l’une d’elles est dévorée par les fauves… Haïm est saisi par le fait que les Juifs d’Europe ont connu le grand Meurtre, que les Juifs du Maroc n’ont pas connu. Mais Eva répète les parole des psaumes : « Ce ne sont pas les morts qui peuvent te glorifier… » Alors, Haïm prend conscience que la source de l’amour est la tendresse maternelle qui a manqué… Eva, fille d’une mère coupable d’avoir été une fille cause de la mort de son père, fait manquer à ses filles la tendresse maternelle, et on dirait que seul Haïm, en la faisant s’arrimer à sa mère à lui, peut lui restituer cette tendresse manquante depuis toujours. Logique mathématique… Elle veut errer dans la ville… Sentir la ville chair sensuelle mais aussi ville du départ, d’où les Arabes à la vie aussi précaire mais à la plénitude jamais déchirée voulaient les chasser, ceux qui étaient là avant eux… Haïm fait respirer à Eva les parfums de l’origine, les épices.

Haïm raconte à Eva son arrivée en France, ce pays riche, où il prend huit kilos en trois semaines. Puis la dissertation au lycée : le prof disant que lui seul sait écrire ! Puis plaisir du libre jeu des maths.

Beaucoup d’aides, à l’arrivée à Paris. Sensation de la protection ? Mériter en étant un élève brillant. Prof qui emmène en voyage. Voyages à l’étranger, partir encore, revenir… Bref, cet ailleurs où il habite désormais est plutôt accueillant, confortable, voire protecteur, le jeune homme brillant s’y débrouille très bien, même lorsqu’en banlieue il est sur le point d’être attaqué par de jeunes Arabes et que, capable de leur parler arabe mieux qu’eux ils le prennent pour un des leurs… Haïm, qui raconte ceci à Eva, est comme son père venu se faire une situation à Paris pour y faire venir sa famille, sauf que lui fait entendre que cette situation, il l’a beaucoup plus que son père. Alors, cela ne lui pose pas de problème, il ne se sent pas attaqué par l’insulte aux nouveaux riches, il jouit sans culpabilité de cet ailleurs riche. Tout cela est dans le récit qu’à Marrakech il fait à Eva, tel son père écrivant à sa mère, et se faisant une situation pour qu’elle puisse venir. Le récit prend un autre sens pour la femme aimée : la situation qu’il s’y est faite peu à peu, comme son père mais beaucoup mieux… donc Eva la première femme beaucoup mieux satisfaite…

Mais une morsure par le chien de l’Allemand, comme une piqûre de rappel. Il était passé trop près de la chambre d’Eva… Il faut donc, dans le roman, toujours un chien… de garde ! Eva qui a du mal à larguer son groupe, où il y a deux hommes et le chien… On dirait que la facilité de l’amour promis doit être contrecarrée… Eva et ces Allemands, une menace…

Israël, pays du grand retour, et pourtant cette sensation d’exil chez soi. Où partir, quand on est déjà revenu ? Haïm est capable de retrouver Marrakech, ses sensations, ses ruelles, partout ailleurs. Idem en parlant arabe, partout il peut se sentir frère avec des Arabes. L’origine, il peut la sentir partout. « J’ai mes racines dans ma poche. » Recherche d’un temps qui ne s’est jamais perdu, puisqu’il est là. Avec une caméra multi-outils, il est partout chez lui, il s’installe entre une présence attentive et une absence qui cherche ailleurs. Des murs à la fois chargés d’amour et de ruines.

C’est parce que, à l’aéroport, Eva veut prendre le même avion que Haïm, qui est déjà de l’autre côté, que l’homme envoie son chien sur elle : le chien de garde du roman empêche la plénitude d’un amour, sépare. Tout comme, autrefois, le père ailleurs ne répondait jamais parfaitement au désir de situation de sa femme. La situation de Haïm aujourd’hui rend d’autant plus urgente l’action du chien de garde. Certes, Eva a illuminé le « chez-moi-plein d’exil » de Haïm, et le chien est celui de la bêtise humaine : mais n’est-ce pas aussi autre chose ? S’arracher aux griffes d’une vie sans histoires ? Se réveille dans sa poitrine la blessure de sa tuberculose ancienne. Eva, mordue par le chien, qui la fait renaître dans la ville où il est né, l’aime-t-il plus que les murs de Marrakech ? En tout cas, c’est la conclusion du roman… En marge, il y a une famille, une séparation, quatre enfants, dont le dernier est autiste… Il fait justement des siennes… Lui, le père, on le réclame, il n’est pas du genre à se défiler, et, justement, le départ…

Un roman que, par ce long article, j’ai essayé de lire comme celui qui imprime la violence de la déchirure qui « joue » avec la plénitude, qui la déchiquette, qui fait exploser l’enfermement autiste. Marrakech, le départ, est la ville qui ne garde pas, il ya toujours ailleurs, le désir d’ailleurs. Message d’Haïm à Eva, aussi : s’il l’aime plus que les murs de Marrakech, c’est qu’elle n’est pas murs, elle ne doit pas enfermer, il sait faire le mur, aller ailleurs, il est capable de retrouver les sensations de Marrakech partout. C’est aussi l’idée d’une femme sur laquelle l’Ecriture imprime la sensation d’incomplétude qui se dégage du roman. Eva doit, littéralement, être Marrakech. Donc, ne pas incarner la plénitude. Rythme d’un partir et d’un revenir. Un désir d’être toujours déraciné au sein même de la plénitude de pays riche semble s’assurer qu’ « ils » ne « nous » aiment pas… Le roman (et l’œuvre) de Daniel Sibony ne cesse-t-il pas d’aller interroger la logique des nœuds borroméens formés par les trois monothéismes, et où la plénitude prend un sens nouveau dans les pays riches ?

Ce que j’ai envie de dire, en conclusion de ma lecture et de ce long article, c’est que le père a tenu sa promesse, à propos de l’ailleurs. Le fils y vit, et Marrakech, c’est sûr que c’est la ville du départ. C’est le fait d’être assuré de vivre ailleurs définitivement qui confirme la ville natale comme celle du départ. Le projet du père s’est réalisé, et le fils, qui, à partir de l’âge de treize ans, se met à vivre dans un pays où ses capacités singulières acquises dans l’enfance peuvent librement se développer, toute sa vie va s’écrire dans le sillage de la promesse tenue de ce père. Et la promesse du père se lit dans le sillage d’après-guerre… La capacité de vivre ailleurs du peuple déraciné fait le reste… Lorsque l’histoire arrive au fils, d’une certaine manière la situation que le père n’arrivait pas à offrir à sa femme, le fils, lui, il peut. Le fils ramène une autre image du père, plus puissante, et aussi une autre image de la mère, plus satisfaite… Ce fils fut marxiste, un temps, jeune homme en France, pour défendre les pauvres. Maintenant, on imagine en lisant ce roman qu’il écoute les pauvres qui habitent même les pays riches, mais ont honte de leurs origines, tellement le mot d’ordre est de ne manquer de rien, et tellement l’intelligence qui jaillit du manque est sous-estimée, voire forclose. Alors, lire Sibony en train de raconter son enfance pauvre, c’est un plaisir !

Alice Granger Guitard



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Messages

  • votre article est très bien, si je n’avais déjà lu le roman, il me donnerait envie de le faire, et tout ce que vous dites est juste et sensible. Je suis admirative de votre capacité de synthétiser votre lecture ! Le bémol que j’apporterai, c’est la lecture via le noeud borroméen, autant j’aime le souffle des premiers textes de Lacan, ceux des Ecrits, autant je trouve navrante l’inspiration des derniers temps, ces mathèmes, ces noeuds, ces ronds de ficelles, ces jeux de mots sans lyrisme, ce mépris des autres, en particulier de ses propres élèves.
    Mais bon, c’est une opinion..personnelle.
    De ce roman de Sibony, outre la sensualité et la joie qu’il dégage, une joie qui n’est justement jamais plénitude, mais, toujours joie de l’incomplétude, joie d’être dans le désir, toujours, une phrase, vers la fin, m’a particulièrement touchée, parcequ’elle est belle - ce qui n’est pas le cas de tous les passages de ce livre, on sent quand même qu’il a été écrit un peu vite, et que parfois la forme est moins travaillée que le sens - "c’est comme si ma ville intérieure était une caméra qui regarde le monde et projette ce qu’elle voit sur ce qu’elle rappelle, sur un écran où s’agitent d’autres rappels venus d’ailleurs, d’autres films déjà tournés. Cela me donne une double vue, extime et intime, qui me rend présent à chaque exil sans me pousser vers une terre retrouvée. Avec cette caméra multi-exils, je suis chez moi partout, je m’y retrouve et je m’y reperds". Pour cette seule phrase, ce roman valait la peine d’être écrit.
    gizella

    • A Gisela ; vous avez vu juste à propos du lacanisme et ce qui en reste/naît aujourd’hui. Personnellement je trouve que Sabony dans sa fiction a voulu rejeter toute la misère de l’äme sur une jeunesse mal vécue, qui rappelle la pauvreté post second guerre mondiale et qui était générale en somme. Sans se fâcher avec le pays de son adoption qui lui apprend l’abondance, il sublime un peu trop la consommation en déifiant les américains.

  • un post scriptum au commentaire que je viens de poster. Lorsque j’ai refermé ce roman, après en avoir terminé la lecture, une phrase a, un moment, tournoyé dans ma tête : "il y a des hommes dont le corps, c’est le désir qui les porte". Cette phrase est venue au contact de ce roman, alors je la dépose ici, c’est une endroit qui en vaut un autre.
    gizella

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