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Les livres ont un visage, Jérôme GARCIN

Editions Mercure de France, 2009

lundi 9 mars 2009 par Alice Granger

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Nous retrouvons toujours le même désir dans l’écriture de Jérôme Garcin, celui d’essayer de vivre autrement, quand même, cette vie « avec », qui n’avait pas pu en son temps être vécue pour cause d’une double mort, celle du père et celle du frère jumeau, une mort non annoncée. Ainsi, les écrivains vont-ils, par leurs œuvres et leurs personnages rencontrés sur leurs lieux de vie et la plupart du temps lorsqu’ils sont sur le point de partir définitivement, offrir à Jérôme Garcin des substituts, des métaphores, de la vie avec son père et son jumeau partis trop tôt. Ainsi, Stendhal est-il son jumeau de substitution, lisant son œuvre il va dans ses pas comme si c’était un double à imiter, lui dérobant lettres, carnets, journaux, phrases, attitudes, apprenant avec lui à ne jamais s’apitoyer, et à aimer les femmes. Comme les livres étaient les meilleurs amis de son père, Jérôme Garcin retrouve un peu son père en aimant les livres, parle avec son père en vie à travers les écrivains, tentant de réaliser les rêves de ce père brisés nets.

Mais, plus encore que le désir de redonner un supplément de vie, d’images, de paroles, d’histoires, de pensées, de singularités à ces vies prématurément interrompues, il me semble que Jérôme Garcin pose la question vitale de ce qui se transmet entre ceux qui s’en vont et ceux qui restent encore. Il la pose, en même temps qu’il se tient, par la lecture et les rencontres, là où est en train de se faire la transmission, comme si, du fait de la prématurité de ces morts, il n’avait pas pu, en son temps, recevoir ce qu’il lui fallait recevoir de ces vies s’en allant pour toujours, la mort ne s’étant pas annoncée. Son activité de lecture (incluant la rencontre du personnage de l’écrivain toujours à temps avant le grand départ cette fois bien noté) basculant dans l’écriture exploite de manière méthodique les trésors de la transmission. On dirait que Jérôme Garcin n’en a jamais terminé avec cela, tellement il a eu la sensation d’avoir en son temps raté le passage de relais, l’appropriation, voire une sorte d’incarnation mettant en jeu une incorporation cannibalique symbolique. Avec ces écrivains en leur crépuscule, ce qu’il saisit le mieux, c’est en fait leur mort annoncée, qui va spécifier de manière extraordinaire son écoute à lui, une sorte de désir d’incorporation symbolique peut-être.
Pour pouvoir bien recevoir, il va en effet s’intéresser aux écrivains en train eux-mêmes de se trouver près d’un autre écrivain vivant sa fin de vie. Tel Paul Morand allant à l’âge de 20 ans voir Marcel Proust, ou bien Sylvia Beach surnommant James Joyce « Melancoly Jesus », Prosper Mérimée se souvenant de Stendhal, Françoise Sagan coupant la viande pour Jean-Paul Sartre presque aveugle.

Il s’agit donc presque toujours, dans cette suite d’articles composant ce livre, de recueillir les confidences d’écrivains avant la grande nuit. Dans ce projet, l’écriture de Garcin va donc s’appliquer à saisir l’écrivain en partance dans son dernier décor, presque éternisé. Ainsi, Julien Gracq l’attend dans sa modeste maison, en robe de chambre à carreaux, détail qui désigne le visiteur Jérôme Garcin comme un familier, un intime. Julien Gracq se présente à lui avec ce goût désormais de vivre au jour le jour, rendant grâce à Jules Verne, Hector Malot, bouclant la boucle de sa vie dans cette maison qui l’a vu naître, se préparant à partir dans le sillage de sa sœur qui l’a précédé dans la grande nuit. Proche, cette Loire nonchalante. Confiant à propos de la littérature : « Je l’ai aimée d’amour et elle est devenue mon épouse. » L’ayant aimée parce qu’elle n’était pas sûre : donc, on pourrait dire, introduisant au non déjà écrit.

Jérôme Garcin retrouve Gabrielle Wittkop dans sa bonbonnière chic, elle a 80 ans, c’est la romancière de « Nécrophile », elle lui confie que les livres l’ont sauvée de la solitude et de l’autisme, qu’elle descend en ligne directe des Lumières, qu’elle n’aime pas les enfants. On pourrait saisir dans ces paroles offertes à nous par le messager Garcin une autre manière de concevoir le statut de l’enfant, qui, à partir de la sensation de sa solitude de jeté dehors sur terre, se « sauve » en se tournant vers les prédécesseurs qui restent par leurs œuvres. La « libertine cosmopolite » regarde donc d’un sale œil ces enfants dorlotés par leur mère, elle confie que la grossesse est une maladie d’araignée, bref elle est à des années-lumière de l’ordinaire dictature du fantasme maternel, semblant soutenir envers et contre tout que la réalité de l’humain né se trouve dans le sillage de cette rupture d’avec le temps anormal de grossesse et de vie dedans. La tigresse lit Sade, Voltaire, Diderot. Mariée avec un jeune Allemand homosexuel, elle mène une vie libre, va en Inde. Avec l’intense sensation de la mort. Envoûtée par Venise. Beau portrait d’une femme qui dit qu’elle écrit comme un homme.

Le Clézio le doux rêveur vit dans une maison simple, nomade et un rien anachronique, écrivant à la main, sans radio, sans journaux. Sensation d’éternité, à l’imaginer parmi les livres de la bibliothèque maternelle. Dans cet « enclos » breton, il coïncide avec la signification de son nom : « Les enclos ». Revenu aux origines. Bizarre retour au passé. Garcin peut venir l’y visiter. Doux rêveur jumeau dans son autre temps exceptionnellement visible. On dirait que cet écrivain témoigne à Garcin d’avoir su ressusciter cette incroyable légèreté de la vie de sa mère dans le Paris d’avant-guerre avec le sentiment étouffant d’une menace imminente qu’elle disait dans ses récits à son fils. Celui-ci, dans sa douce vie, semble avoir éloigné pour toujours cette menace imminente vécue par sa mère, il reste, on pourrait dire avec sa mère du récit au fils, avec l’incroyable légèreté, guéri avec elle de la maladie de la guerre, de l’effondrement. Intarissable désormais sur le ciel breton, révolte calme dans cette éternité, repris par elle, on dirait, repris par l’enclos. La ritournelle de la faim est loin. La mer, la mère.

Le gardien des ruines François Nourissier raconte cet effondrement qui annonce la grande nuit à travers la descente aux enfers de sa femme, la faillite d’un couple vieux de 45 ans. Garcin, on imagine, connaît bien cette sensation de tremblement de terre violent qui détruit le décor, et le récit de Nourricier à propos de sa femme en donne des images et des paroles singulières, dans une nouvelle répétition. L’écrivain François Nourricier est lui-aussi entraîné dans la descente irrémédiable, par la maladie. Il suit la pente fatale. Garcin l’écoute s’en aller. La maladie l’a coupé à jamais de l’écriture, il évoque sa femme se suicidant avec méthode par l’alcool. Dense sensation de l’avalanche destructrice, qui emporte. Guerre des tranchées pour ce couple. Le fils aîné est mort en même temps que sa femme, lui il suit mélancoliquement sa propre disparition. Importe alors celui qui se saisit de la transmission, Garcin. Alors, ce veuf inconsolable raisonne son chagrin, avec les mots du récit au crépuscule. Comme s’il était assuré, en Jérôme Garcin, du reste transmis, saisi avec une sorte d’avidité incorporatrice. Le gardien ne s’accroche aux ruines que le temps d’y voir arriver celui qui en sauvera quelque chose.

A Londres, Jérôme Garcin rencontre Julian Barnes dont l’idée fixe est la France qui résiste mieux que l’Angleterre à l’américanisation, très accueillante pour les écrivains étrangers. Flaubert, Daudet. Idée d’un couple sans enfants, mais une famille de livres, là aussi une autre notion de descendance et de transmission. Importance de la douleur, celle de la maladie, racontée dans son journal.

Joë Bousquet, paralysé à 40 ans à cause de la guerre, préfère un amour loin, sans solution, passion qui s’assouvit seulement par la correspondance. Importance énorme de cette autre sorte de matière, celle de la séparation, celle de l’invisible, celle de l’impossible. Jérôme Garcin aussi doit en savoir quelque chose, lui qui y a eu accès par deux morts prématurées, ce qui, on l’imagine, l’a tourné vers une faim, celle de ce qui reste par-delà la grande nuit. Le handicapé Bousquet aime cette enfant chérie que la paralysie lui arrache, elle incarne ce qui lui est enlevé. Ainsi, cette fille peut-elle naître avec un corps dont personne, originairement, ne s’empare en propriétaire. Poisson d’or reste dans son intégrité corporelle, et se marie ailleurs. Bousquet a préféré écrire les conséquences inédites de son handicap plutôt que choisir la dénégation en ayant une femme comme tout le monde. Sa blessure est plus qu’une blessure, elle est l’écriture d’un arrachement matriciel, la matrice étant symbolisée par une femme. Cette femme, par-delà la perte, le handicap, est une entité impossible, perdue, mais par la correspondance, il peut la rejoindre par les mots. La paralysie est une autre version de la mort du père, du jumeau. La perte ouvre une autre vie. Même s’il ne va pas au-delà de la vie de la perte, et meurt le jour où elle se marie, comme prématurément, sans avoir eu le temps de vivre sa vie à lui séparée.

Zouc aussi est prématurément entrée dans le long tunnel obscur de la maladie. En ralenti, elle nous paraît mettre en image et en histoire pour Garcin d’autres vies tranchées. Son amitié avec Zouc lui permet de vivre chaque parcelle du temps de l’arrachage, là où ce fut autrefois si bref donc sans le temps de vivre ça. Zouc saisie au sternum. Comme le fait le deuil brutal. La fille manquée, au physique primitif sous une ample robe de veuve napolitaine revient peu à peu vivre une vie de rescapée de l’intérieur. En écho au rescapé du double deuil Garcin ?

Jules Roy dit, faites comme si j’étais déjà mort. Dans son écoute, Jérôme Garcin en a, des déjà morts. On imagine qu’il sait donc voir sa pose immobile de végétal en serre. L’indiscipliné a été refusé sous la Coupole, il est inapte à la complaisance, des qualités qui séduisent son visiteur, qui le voit en train de s’en aller dans les airs, aviateur disparaissant dans le cosmos.

A travers Jean Mauriac, Jérôme Garcin ne retrouve-t-il pas pour lui-même cet horizon qui garde encore sur lui la caresse des regards éteints ? Jean Mauriac est en train de ranger sa vie, et qu’est-ce que ça veut dire être capable de s’affranchir du modèle paternel ? Le laisser s’en aller, enfin, vers la grande nuit, après s’en être incorporé ?

Roland le myopathe, et Bernard Giraudeau l’acteur marin bourlingueur recherchant les îles aux trésors, en partance maintenant lui-aussi. Ivresse du grand-large. Le temps de le voir en train depuis toujours de partir, ce jumeau. Dépliage de ce départ, étalement dans le temps, offrant les images.

Le grand avantage de Patrick Rambaud est qu’il n’a jamais cherché la célébrité, même s’il l’a rattrapée sur le tard. Il a été vieux très jeune. Un père mort jeune est aussi vieux très jeune…

Sempé accidenté est un ressuscité disent les médecins. Un ressuscité, oui… Un artiste arachnéen, plus le temps passe moins il est satisfait par ses dessins, il rêve de peindre le soleil qui se couche sur les blés murs…

Et ainsi de suite : Clément Rosset le confident du crépuscule assommé par les anxiolytiques, naufragé sans cesse repoussé vers le large, gardien hébété des ruines, longue dépression, serait-il possible d’avoir les images de ce qu’est devenue la vie du père mort ? Jacques Chessex vit dans sa maison en Suisse qui figure déjà sa tombe, ce fils a besoin de déculpabiliser son père qui s’était suicidé. Cet ermite de l’intérieur a pour jardin le cimetière, il paie une dette au père. Daniel Boulanger, couvé par sa gouvernante secrétaire, ne sort plus de chez lui. Jean-Yves Cendrey et Marie N’Diaye écrivent sans se vampiriser, lui est un justicier fils d’un père alcoolique, il écrit comme un combat pour les déshérités, écriture qui est surtout une rupture de ban, fidèle à son passé de délinquant. Eric Holder était destiné à la notabilité, mais une blessure secrète l’a distingué de ses pairs et prédisposé aux écarts. Blessure secrète, oui… Un homme qui s’éloigne… Le Docteur Chauviré est dans son absolue solitude, il raconte le vert paradis des amours enfantines, il est devenu un enfant-vieillard, jamais dans sa vie de médecin il ne s’est accoutumé à la souffrance. Les romans de Régis Jauffret sont effrayants, ils sont pleins de victimes, surtout des femmes. Volupté à se mettre dans la peau de tyrans domestiques. De vieilles mères sont euthanasiées par leurs filles, des enfants rêvent de retourner au liquide amniotique. Disparaître dans la nuit infinie de l’organisme. Toujours, chez Garcin, les détails de vies en disparition. Pierre Combescot ne s’est pas laissé domestiquer par des prix littéraires. C’est un grand rapace diurne aux serres puissantes, au regard perçant, guettant ses proies du haut de la montagne, imitant des personnages célèbres, se livrant à travers eux. Exemples d’incorporations symboliques ? L’ange noir Jonathan Littell a eu la fièvre humanitaire, et a pu voir beaucoup de ruines, de villes détruites, de cadavres, « Les Bienveillantes » est un livre écrit à partir de cette écriture de la destruction. Dans le sillage de l’investigation de la destruction des Juifs, et le rôle de la bureaucratie allemande, il constate que les bourreaux ne parlent pas vraiment, leur parole est toujours creuse. Dans le génocide bureaucratique, il s’agit d’éliminer ceux qui font problème, ceux qui ne combattent pas leur humanité. Clin d’œil au théâtre antique, les Bienveillantes sont des déesses persécutrices et vengeresses. Bernard Frank, le Bavard inspiré, ne s’était jamais remis de la mort de son amie Françoise Sagan, il est mort foudroyé. Pouvoir des morts d’attirer à eux… Certains ne peuvent faire autrement que les suivre. D’autres tentent, comme Jérôme Garcin, de s’approprier, dans la bibliothèque, une sorte d’héritage, un reste, afin de laisser les morts partir seuls, en paix. Voilà la passion filiale et gémellaire encore une fois formidablement déployée. Très intéressant !
Alice Granger Guitard



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