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Un candide en Terre sainte

Régis Debray, Editions Gallimard, 2008

jeudi 6 mars 2008 par Alice Granger

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Régis Debray a écrit ce livre, au lieu du rapport qu’il n’a pas eu le temps de remettre au président Chirac. C’est avec les yeux d’un homme qui n’a aucune culture théologique qu’il est allé au Proche-Orient refaire l’itinéraire de Jésus, juste pour sentir in vivo le devenir des Ecritures au pays de l’Ecriture, et écouter comment les hommes vivent ce qu’ils croient. Se posant la question : pourquoi, sur cette terre, cela a tourné au cauchemar politique ? Et disant en conclusion que ce pèlerinage sur une terre où il est maintenant impossible de se déplacer aussi facilement que du temps de Jésus est une enquête jusqu’au cœur de l’homme. En lisant, nous avons l’impression que Régis Debray nous invite avec lui à voyager, comme jamais, sur une terre impossible, et c’est très intéressant ! C’est une précieuse et inédite enquête sur le partage de l’origine, qui s’est remis en jeu au Proche-Orient. A chaque étape du pèlerinage, les trois protagonistes se positionnent, s’affrontent, résistent et avancent de manière différente. La question de la transmission symbolique qui s’était inaugurée avec la première Ecriture et qui s’est à nouveau posée avec la création de l’Etat d’Israël sur les Terres saintes, la fameuse Terre promise, semble bloquée, mais ça et là dans le journal de bord du voyage de Régis Debray nous sentons une ouverture possible, malgré tout. En vérité, quel est le message transmis, et qui pourrait être une bonne nouvelle pour chacun ? Il semble que la nature de ce message ne soit pas encore vraiment entendue, et que pour cette raison l’impasse est insoluble, et le partage de l’origine représenté là par le partage des Terres saintes en deux Etats impossible. Personne ne peut vivre là en paix, la faille de l’origine bataille pour inscrire sa béance. Le temps est un temps de guerre. Pour les juifs, les chrétiens, les musulmans palestiniens. Mais cette guerre qui déracine ne serait-elle pas une métaphore de la naissance ? Cette guerre qui empêche de vivre juifs, chrétiens et musulmans palestiniens ne ramènerait-elle pas chacun à ce temps de destruction originaire que nous avons tous vécu et qui nous a « préparés », précipités dehors, à recevoir une transmission venant de ceux déjà là, des « premiers » sur terre par rapport à nous ? Se laisser ensemencer par une transmission intergénérationnelle transculturelle pour à son tour l’enrichir avant de passer le flambeau à la génération suivante, dans un enchaînement de premiers-seconds à l’infini, n’implique-t-il pas qu’une sorte de guerre détruise le territoire originaire matriciel, ceci dépossédant la mère de son pouvoir de retenir à l’intérieur et déplaçant la possibilité d’être fécondé depuis la figure maternelle jusqu’à l’être humain né dont le cerveau va s’organiser, s’enrichir, s’entraîner à penser et à choisir, à partir d’apports extérieurs déjà là, premiers ? Ce déplacement étant révolutionnaire, puisque ce dont va alors se nourrir l’être humain né viendra d’un extérieur radical et irrémédiable à la mère. Le paradigme matriciel restant la référence en manque avec laquelle chaque nouveauté va se confronter et se rythmer.

Ce n’est sans doute pas anodin, même à se dire candide et votant blanc au choix d’une des trois religions monothéistes, que Régis Debray soit allé, en Terre sainte, refaire l’itinéraire de Jésus. Il s’attache d’une manière spéciale à la question chrétienne car, dit-il, c’est un baromètre. Les chrétiens d’Orient sont à l’islam ce que les juifs étaient à la chrétienté d’autrefois, des catalyseurs de modernité, des ouvreurs de fenêtres. En conclusion du livre, Régis Debray écrit que jamais la Jérusalem céleste ne descendra intacte des nuées, c’est vraiment ce qui jaillit comme vérité de ce pèlerinage. Nous entendons : aucune des trois religions ne peut espérer. Les chrétiens prenant acte de cette absence de territoire. On pourrait avoir l’impression que le candide le savait déjà en y allant… Terre sainte sur laquelle en puissance il y a un tombeau, puisque la mort traque partout, et le « candide », qui a fait le deuil d’une Jérusalem céleste descendant des nuées, de ce tombeau est ressuscité. Il y a cette vérité d’une perte du territoire matriciel, cette vérité d’une bataille perdue, et donc le royaume n’est pas de ce monde pour les chrétiens. N’est pas de ce territoire métaphore matricielle. Même à coup de clôture, de fermeture, de trousseau de clés. La pulsion de mort attaque de toutes part le territoire fermé sur lui-même, avec ses introvertis fœtaux, et pour eux c’est le qui-vive permanent, l’entame violente de l’origine. Le pèlerin dans les pas de Jésus a déjà fait le deuil de cette révolution-là. On dirait qu’à chaque étape, il constate les avancées d’une pulsion destructrice. Mais qu’en même temps, il est habité d’une curiosité infinie.

Jésus est le compagnon de route invisible de Régis Debray, qui s’essaie à voir ce que ses yeux voyaient. La première notation fait allusion à la famille « recomposée » de Jésus. Joseph est son beau-père. La question silencieuse, béante, qui surgit, est : qui est le père ? Aucun nom du père ne vient fermer la question. Je suis le fils de Dieu ne vient-il pas ouvrir encore plus la question ? Je suis le fils de l’irruption d’une violente déchirure, d’un temps béant. Sa situation familiale fait qu’il n’appartient pas à la communauté dans son cadre légitime. Il est dehors. Entame irrémédiable de l’origine. Joseph ne répare pas cette déchirure. Marie est enceinte, mais pas de Joseph. Jésus aura une mère différente. Une mère qui, d’avoir eu une aventure sexuelle féconde en dehors des normes, avec un homme dont le nom est silence, précipite dehors son fils. L’acte de cette mère marque un exil définitif hors d’un territoire originaire, matriciel, pour son fils. Ainsi qu’une silencieuse et infinie question à l’adresse de son père.

Jésus s’aventure à travers cette déchirure dans une filiation tremblement de terre par rapport à ce père invisible, le territoire originaire est dès le commencement un territoire impossible, mais il revient sans cesse vers le Temple, comme le souligne Régis Debray, comme si là se trouvait le père qui n’a pas admis son fils dans l’enceinte de la légitimité. Mais aussi, ajoutons-le, comme pour revenir sur ce saut, de la part de ce père inconnu, entre deux femmes, dont est né Jésus. Il y avait une femme pas-toute légitime, et puis la jeune Marie, et puis, et puis… Il y a une histoire au grand jour, et puis une autre histoire, et on imagine Jésus qui se serait dit, cette deuxième histoire qui éclôt, il n’y a pas de raison de ne rien en dire, et il aurait commencé en parlant de son père invisible, son père-déchirure, ce Dieu symbolisant la béance originaire. Marie incarne le pas-toute d’une femme juive aux yeux d’un homme qui, restant invisible et innommable, ne comble jamais l’écart entre deux femmes. Sa femme légitime est un dedans matrimonial ébranlé par l’aventure adultère, et Marie est d’emblée trouée par le fait que son amant ne quitte jamais son épouse. Joseph atteste que la figure de la femme qui permet l’écart fait elle-aussi partie de l’aventure. Il faut toute la puissance de la femme juive légitime pour que, paradoxalement, jaillisse le désir de s’en échapper sans jamais la quitter, et Marie se distinguera par cette faille au sein de la conjugalité, elle remédiera à cette faille, elle permettra que cette conjugalité se poursuive, à travers son tremblement de terre.

Jésus, lui, a d’emblée affaire à un territoire interdit, parce que sa mère est différente, elle est une autre possibilité s’ouvrant dans le cadre de la légitimité qu’elle renforce paradoxalement, puisque celle-ci perdure par-delà la relation adultère. Dans le texte de Régis Debray, on a tout le temps la sensation que c’est ce territoire impossible qui fait des siennes, qui rend la vie impossible sur cette Terre sainte.

Ce n’est pas que Jésus coupe avec ses aînés pour inventer autre chose, se trouver un autre territoire, non il n’a pas ce rêve d’avoir un jour un territoire comparable. Il y a une légitimité, et lui, de par sa mère, il n’en fait pas partie, parce qu’un père invisible ne la lui a pas assurée. J’insiste dans cette direction juste par la petite notation de Régis Debray, l’air de rien, sur Marie enceinte, avec Joseph le beau-père, une sainte famille hors-norme, et puis le Temple. Tout cela au temps des Romains, Jésus s’autorisant d’autant mieux à s’attaquer au Temple que celui-ci tremble par l’occupant, est entamé. La présence romaine a ouvert la brèche de ce temps nouveau dont il ne craint plus que le Temple l’interdise. C’est pour cela que plus tard il dira de rendre à César ce qui est à César.

Jésus est un fils illégitime, un fils de l’invisible, un fils de la déchirure du lieu légitime, alors en ce sens on peut dire que les juifs, c’est-à-dire les légitimes (mais eux-aussi déstabilisés par le fait de la possibilité que le désir s’autorise à voir une autre femme qui virginise le temps trop cadré de la conjugalité), l’ont mis à mort, c’est-à-dire mis dehors, déchirure originaire, être-temps hors du cadre. Il faut sentir ces violentes secousses de l’être que vit le fils illégitime, qui a une sensation incroyablement vive, matérialisée, de la légitimité qui le met à mort, qui le jette dehors, qui le déracine. D’une part cette légitimité bien enracinée, avec son territoire balisé, ses rituels, son temps, cela c’est bien établi mais en même temps c’est en puissance lézardé par la présence romaine. Et d’autre part, pour lui ce non territoire, ce cadre de vie impossible, barré, a pour autre face l’ouverture incroyable aux autres choses, aux autres, aux autres cultures, c’est un autre temps. Il y retrouve chaque autre également « victime » des secousses de l’être, de la déchirure du temps, de l’absence de plénitude originaire établie dans son cadre et ses rituels.

Dans cette ouverture, Jésus aura la liberté inouïe de se laisser imprégner par d’autres cultures, en particulier la grecque. Il n’est pas dans une fermeture. Jésus est juif, mais en même temps, il ne fait pas partie de la famille d’une manière normale. Ce statut spécial ouvre l’horizon, sèvre des préoccupations de légitimité, de territoire, de pouvoir. Jésus c’est un homme qui, d’une chose négative et difficile comme ce statut d’enfant dont le beau-père atteste que le père l’a abandonné, a su entendre la chance imprévue, cette ouverture de l’esprit aux influences autres, cette curiosité pour les autres, à commencer pour leurs douleurs.

On pourrait dans le sillage de Régis Debray entendre ces chrétiens d’Orient qu’il rencontre comme se tenant là où ça met dehors, il y a la Loi, la légitimité, le Temple, ceux qui en font partie, qui restent entre soi, introvertis, et puis les autres, qui ne sont pas de la même Terre promise retrouvée. Le message chrétien cherche à ouvrir une autre fenêtre, ou bien à faire entendre à nouveau de quelle secousse Jésus est né. En même temps, ce qui insiste, même secouée de toutes parts, c’est cette Terre, sur laquelle il n’est finalement possible de rester que sur le qui-vive. Sur le qui-vive, les juifs bataillent pour inscrire leurs retrouvailles avec la Terre promise comme la mission leur revenant de la soustraire à tous. Ils la possèdent mais leur bataille pour en déposséder les autres à travers les Palestiniens qui y sont nés les dépossèdent eux-mêmes, c’est-à-dire leur interdit d’en jouir en « propriétaires » immobiles.

Ne pourrait-on pas, à propos des trois monothéismes, évoquer trois figures de mère ? La mère juive, biblique, on pourrait dire qu’elle est entamée, attaquée, tant par la pulsion de mort mettant en question la plénitude élue fermée sur elle-même que par l’occupation romaine qui ruine toute certitude et puissance. Le père ne peut rien contre cette occupation romaine entamant la plénitude originaire par l’altérité irrémédiable. Mère biblique également mise en question par ce désir sexuel qu’elle échoue à arrêter sur elle, à finaliser en son sein comme en son Temple, et qui va faire un pas de côté jusqu’à cette jeune vierge Marie, déchirure d’une autre possibilité ou bien remède à la fermeture par l’aventure protégée par le silence. La mère chrétienne, ou vierge mère, comme elle incarne l’incertitude d’un lieu maternel puisqu’elle est le lieu d’une aventure non légitime mais remédiant à l’ennui de la fermeture du lieu légitime, paradoxalement elle renforce par son négatif la mère juive. Il y en a une qui est ouverte, trouée, secouée, et l’autre qui est fermée, mais elles vont ensemble, elles sont en quelque sorte cousines… La mère islamique rend inutiles les deux autres sortes de mère. Elle garde en elle-même, dans la plénitude matricielle, amniotique, la Oumma tout entière, tous les soumis à Dieu. Tous les soumis à cet être-temps non secoué, non déchiré, à cette origine éternellement pleine, qui ne jette pas dehors. Or, cette plénitude de l’origine est si fermée aux autres qu’elle est en puissance implosive, dépressive. Son territoire ne peut prendre toute sa valeur que dépossédé. Vous, vous le peuple de la Bible, vous nous en avez dépossédé, mais nous vous le reprenons et nous nous affirmons comme les vrais premiers. Bref, trois manières d’affirmer l’existence d’un territoire maternel, en se le disputant pour mieux, à trois, dénier sa destruction, comme le territoire intérieur matriciel se détruit à la naissance, et avec lui une certaine idée de la mère.

Que Régis Debray me pardonne mes digressions ! J’avais envie de faire entendre ce territoire impossible, comme ce lieu impossible de la mère. Ou la question des secousses violentes du temps de la naissance.

Mais suivons Régis Debray dans son pèlerinage. Sentir in vivo ces secousses. Indiscrète curiosité de ce révolutionnaire qui cherche encore où se joue la révolution… Ce n’est pas, écrit-il, une excursion dans le passé. Bien sûr ! Ne fait-il pas entendre cet impossible ? Impression de déracinement, de décollement inéluctable, pour ce curieux dont la philosophie est l’impressionnisme ?

Ce qui le frappe, c’est à quel point la sainte histoire manque de géographie, de localisation. Pas de matriciel, on dirait. Pas de nom du père cadre de vie. Jésus est un invisible (comme son père ? ) que l’on écoute. Rien de son enfance, de son adolescence. Voici une œuvre ouverte, remaniable à volonté. C’est une façon d’être qui s’impose dans les Evangiles.

Nazareth, la capitale de la Galilée, n’est nommée nulle part dans l’Ancien Testament. Maintenant, un tiers d’arabes chrétiens y vivent avec deux tiers d’arabes musulmans, et le maire chrétien communiste est pour que l’islamisme radical marche main dans la main avec l’Etat hébreu, et que pour cela il vaut mieux passer par l’Amérique. Un Père, à la voix forte et claire, dirige une école secondaire fréquentée à moitié par des élèves musulmans. Ce chrétien se fait passeur, construit un pont entre juifs et musulmans. Il a voulu faire entrer ses amis musulmans dans des lieux de communions et de la souffrance juive, pour qu’ils puissent ressentir un moment la fraternité des cavernes. On pourrait dire : la fraternité fœtale. Se mettre à la place des voisins, voire sentir que c’est une place commune. Ce Père se dit d’abord arabe, puis chrétien, mais il a rencontré l’âme juive. Il a décidé d’être avec le monde israélien, ce qui ne signifie pas être contre les Palestiniens. Il prend acte qu’Israël est là, que c’est une donnée irréfutable. La supériorité intellectuelle des Israéliens est un fait, dit-il, et il incite, dans son école, les jeunes arabes à les rattraper en rehaussant leur niveau. Il ouvre aux jeunes arabes cette dimension de l’autre, l’autre ensemenceur, il se fait traducteur. On constate qu’en tant que chrétien il voit d’une certaine manière la réussite juive, lui il est sur les marges, et de l’autre côté les « victimes », il peut les « guérir » en les stimulant par les paradigmes que sont les Israéliens très pragmatiques, et très réceptifs aux ensemencements dans l’ouverture du temps. Ensuite, il souligne à quel point ces Israéliens ont la liberté d’opinion, de penser, ils ne sont pas assignés à une seule identité. Ce chrétien face aux jeunes musulmans de son école leur fait entendre ce qui distingue les Israéliens, ce qui fait qu’ils ont, depuis le temps biblique, inauguré quelque chose, cette origine béante qui précipite dans l’entre-deux avec les autres influences fécondantes pour la pensée. A condition que ces Israéliens surmontent leur identité, se reconnaissent un partage de l’origine. Pas d’assignation à une seule identité. Ainsi, le Père qui dirige l’école se dit arabe, de culture musulmane, de religion chrétienne, de mémoire byzantine, et dans un milieu juif. Ainsi, il incarne l’histoire de cette région depuis 3000 ans, et n’aime pas les identités. Dans les hôpitaux de la région de Nazareth, il y a aussi la mixité entre juifs, chrétiens et musulmans. Bien sûr, il y a l’ambivalence, l’inconfort des arabes, mais, à la différence de ceux de Palestine, ils n’émigrent pas. Leur humiliation, parce qu’ils sont tenus en marge, ne font pas le service militaire, est contre-balancée par la preuve qu’ils ont chaque jour de leur niveau de vie et de liberté « grâce » aux Israéliens. Ils tiennent à cela. Ils restent. Leur envie de vivre est supérieure à leur sentiment d’humiliation.

Régis Debray à Bethléem. Joseph et Marie étaient venus là, en Judée, se faire recenser. Maintenant, sur ces lieux, il y a l’hôpital de la Sainte Famille, comprenant une unité de soins intensifs aux enfants. Régis Debray note ce détail qui fait sens : les chances de survie des enfants de filles-mères sont beaucoup plus faibles. Le directeur de l’hôpital, Belge, membre de l’Ordre de Malte, laïque, dont le bras droit est un Nazaréen, songe à émigrer aux Etats-Unis. Les diplômés s’exilent. Sur 40 000 chrétiens de Bethléem, 1000 partent chaque année au Canada, Chili, Suède. Après 7H du soir, il ne peut aller à Jérusalem où sont ses amis, il ne peut obtenir de visas pour participer à des congrès à l’étranger, et il constate que la ville s’islamise de jour en jour. Il y a de plus en plus d’enfants prématurés, anémiés, en avitaminose. Ici, on est plongé dans une folie collective. Un jeune d’ici ne peut ni travailler, ni partir. Depuis le mur, le nombre de touristes a été divisé par dix. La tombe de Rachel n’est plus accessible qu’aux juifs, elle est revenue à la première Ecriture. Bref, l’avènement d’un nouvel Etat palestinien n’a pas encore eu lieu qu’il n’a déjà plus de terre sous les pieds. Les chrétiens comme le directeur de l’hôpital voit l’horizon ouvert vers l’émigration, avec la perspective d’un diplôme étranger comme passeport. Se disposer, ailleurs, à se laisser ensemencer par d’autres influences, ne pas rester à espérer la terre paisible. Cette terre originaire est impossible. Message par-delà le mur : les juifs transmettent aux Palestiniens une béance terrible et sans remède. C’est le lieu de la béance. Comme s’ils leur disaient : nous aussi avons commencé par ce message-là. Par ce dérangement innommable. Les chrétiens s’échappent, souvent, par l’ouverture sur ailleurs. D’accord, nous ne nous éternisons pas ici, c’est le lieu d’une matrice saccagée. Les juifs mettent en acte ce saccage, comme s’ils étaient les transmetteurs de cette loi de mise dehors originaire. La bataille se joue dans le réel lorsque les habitants n’ont pas encore réalisé que la vie sur terre commence par ce déracinement, et que la nouvelle terre est autre chose qui se présente en regard d’un exil. En somme, aux Palestiniens pourrait manquer cette inscription en eux-mêmes du vécu de l’exil, alors leur terre ils ne l’envisagent pas encore comme une Terre promise au dehors, ils persistent à la croire là de toute éternité, dans sa plénitude inentamée, dans sa paix immobile matricielle. Les Israéliens, on dirait qu’ils leur rendent la vie invivable y compris pour les nourrissons juste pour inscrire de manière violente que les Palestiniens ne voient pas la bonne terre, qu’ils se trompent de terre juste dans leur manière de la penser. La Terre promise, on pourrait dire la terre du dehors, celle sur laquelle vivre après l’exil hors de la terre matricielle, ne peut devenir un Etat qu’au-delà de cette inscription d’une secousse de l’être inévitable. En lisant Régis Debray, on a vraiment l’impression que sur les lieux des Ecritures, Israël ne laisse pas passer cela, et c’est dans le réel que cela se joue. Peut-être les Israéliens et les Palestiniens pourront-ils s’entendre sur le partage de l’origine le jour où la terre aura le même sens pour les deux. Vous devez vous sentir déracinés comme nous, vous sentir avoir été mis dehors, pour sentir de quelle nature est cette Terre promise qui s’ouvre alors à nous, littéralement à conquérir en s’y investissant avec énergie et pragmatisme, semblent dire dans la violence-même les Israéliens aux Palestiniens. Mais les Palestiniens, eux, au comble du malentendu, voient cette terre comme un lieu de plénitude saccagé, mais réintégrable. La bataille semble se jouer pour inscrire que la terre originaire, pleine, fermée sur elle-même comme une matrice, est une terre perdue. En regard, la Terre promise est une autre terre. Message du premier Texte. Message universel, si on y pense.

Régis Debray fait cette remarque subtile : le mot « beau » est absent du Nouveau Testament, dans lequel il n’y a rien d’équivalent au « Cantique des Cantiques ». Il n’y a pas la nature dans les Evangiles. Jésus ne parlerait-il pas de cette disparition du lieu naturel qui lui est signifiée ? Son corps par ses sens n’en jouit pas. Son corps sent la secousse de l’être, la loi de déracinement originaire, il reçoit le message biblique dans la sensation de la béance. Ce non enfermement est une très paradoxale bonne nouvelle. Il reçoit le message de la première Ecriture dans cette absence de nature autour de lui, il le vit par sa vie étrange, qui parle à chaque être mêmement mis dehors qui en porte le symptôme.

Jérusalem est une ville en guerre, ce n’est pas une ville musée, en elle, comme un curieux introverti, règne un Tout-Puissant toujours sur la brèche, disputant chaque centimètre carré. Le Saint-Sépulcre a beau avoir été restauré, le minaret voisin l’humilie. Le carillon des cloches pour le peu de fidèles restant rivalise avec les plaintes gutturales des minarets non synchronisés entre eux. Dans cette ville, les mémoires sont stockées en huit clos, très importantes, mais en surface très peu transparaît. Impossible de se promener à Jérusalem sans cicérone, le Dieu du ciel a creusé là ses cachots, ses citernes, son canal souterrain, les marches sont incertaines, la véracité du récit biblique se cherche sous terre. D’où le fantasme, surtout chez les Palestiniens, de boyaux souterrains. Aridité. Femmes en gris uniforme, jupe longue et droit, bonnet cloche, souliers plats.

Gaza, vers l’Egypte, était le cordon ombilical reliant la Palestine à la mère Egypte. Sur cette route de l’encens empruntée lors de la fuite en Egypte car Hérode cherchait l’enfant, désormais on ne passe plus. Une voix de métal sort du guérite de contrôle, on est fouillé. La spéculation immobilière aura raison un jour des mosaïques byzantines et des remparts de l’âge de pierre. Dans le camp des réfugiés palestiniens, pour survivre huit Gaziotes sur dix sont reliés de manière ombilicale à l’aide extérieure. Il n’y a plus de police, mais des parrains, des gangs, de clans. Tsahal a occupé les lieux après un pilonnage à l’artillerie lourde, les pertes sont très lourdes, les maisons éventrées. Une éventration, voilà. C’est ce qui se voit. Un camp comme une matrice pleine, alimentée par le cordon ombilical des aides étrangères, et puis le pilonnage par Tsahal. En représailles. Des Palestiniens qui n’ont jamais été des terroristes disent qu’ils vont le devenir. Dans une dualité terrible, Israéliens et Palestiniens s’éventrent leur impossible terre pleine, matricielle. De part et d’autre, cette terre fermée sur la paix amniotique est foutue en l’air. Les corps se font sauter avec. La société se clochardise. Le Coran est l’ultime fédérateur. Des pêcheurs, qui sortent en mer après cinq mois d’interdiction de pêcher, ont leur barque mitraillée. La ville est vide, couverte de détritus, c’est l’ennui, la faim. Frère Manuel Moussallam, un prêtre catholique, dirige une école chrétienne ouverte aux petits musulmans auxquels il offre un havre de paix, mais il est fatigué, ces enfants dont personne ne s’occupe se bagarrent sans cesse, ne peuvent se concentrer, on dirait que la seule chose qui compte c’est cette sensation d’irrémédiable secousse, la seule à intérioriser, revenant dans le réel, dans un temps bloqué. Le Hamas, émanation des Frères musulmans, qui a gagné les élections, dans ce presque plus rien à perdre, cherche à raccrocher la population qu’il islamise au corps fantomatique de la Oumma, comme si le grand ventre restait envers et contre tout plein. Le Hamas organise la dénégation de cette destruction matricielle visible à l’œil nu et que Régis Debray décrit très bien, dans les détails. Et les Onusiens, qui parlent anglais, perfusent littéralement cette population. Les comptables du deuil et du carnage circulent sans émotion apparente parmi les morts et les blessés. Mais les fonds diminuent, la perfusion des réfugiés est menacée. Ces internationaux sont des témoins gênants même discrets. Les Israéliens ne les aiment pas, disent ces Internationaux. Les Nations Unis et les ONG sont les ultimes crans d’arrêt avant l’implosion. Le camp ventre ne sera bientôt plus habitable. Mais cette représentation-là aura fait retour à ciel ouvert, dans tout son anachronisme et sa violence, pendant tant d’années. Refoulés, ces Palestiniens, jusque dans cette vérité-là. Un camp ventre perfusé de l’extérieur. Pas nés, ces autres ? L’ONU, dit Régis Debray, devrait siéger à Jérusalem plutôt qu’à New York…

Dans le désert, à Qumran, Frère Sigrist assure des cours d’akkadien et de civilisations mésopotamiennes, car, dit-il, si on veut étudier vraiment la Bible, il faut connaître les cultures environnantes. Très subtile remarque. Le Premier Texte, de quels textes vient-il ? Les Manuscrits de la Mer Morte nous font toucher du doigt aux forces vives du christianisme qui pourrait être un « essénisme qui a réussi ». Ou bien un affluent perdu du courant sadducéen. En tout cas, ce qui est intéressant, c’est cet ensemencement venant de sources antérieures, cette transmission incessante et à l’infini. C’est cela, le message de Frère Sigrist, cette humilité devant ces cultures anciennes, cette ouverture. L’éditeur de la revue de Qumran retrace l’histoire du site, rappelle que 150 avant JC, un groupe de rigoristes quitte le Temple, l’abandonne aux mains de pharisiens jugés trop laxistes et hellénisants, pour une quête de sainteté dans le désert. C’est une communauté de résistants ayant un maître à leur tête. Les chrétiens faisaient peut-être partie de cette mouvance. En tout cas, Régis Debray a l’occasion de noter que la curiosité envers l’autre et envers le passé est presque un trouble de la personnalité pour un musulman qui campe dans un perpétuel présent et pour qui tout ce qui existait avant Mahomet est ignorance et péché. La curiosité des chrétiens pour le passé et les autres trahit l’incomplétude, l’inachèvement, l’instabilité psychique, et les musulmans y voient une infériorité morale, ils opposent à cette folie du doute perpétuel la folie de l’immuable certitude. Une terre de certitude que les Israéliens colonisent ou pilonnent…

La vallée du Jourdain est une zone militaire de grillage continu. En marchant vers le fleuve, Régis Debray est assailli par les mouches. Les évangélistes n’en parlent pas, ils ne sont donc jamais vraiment venus ici. Désormais, l’eau du Jourdain stagne, il a perdu 97% de son eau.

Jérusalem. La lumière et la blancheur calcaire des pierres à bâtir devaient être les mêmes du temps de Jésus. Un originaire de Nazareth avait une indépendance d’esprit qui lui permettait d’échapper au pouvoir des autorités de Jérusalem, surtout pour cet homme au père inconnu. Il pouvait s’autoriser à substituer au règne compliqué de la loi l’amour des autres, tout en gardant son intérêt, évidemment, pour le lieu légitime, pour le sanctuaire. Tout mâle adulte devait s’y rendre aux trois fêtes de l’année, et Jésus s’y conformait, il ne mettait pas cela en cause. Mais la Jérusalem que l’enfant Jésus découvrit était une ville saccagée par Titus, rasée par Hadrien. Aujourd’hui, ce que nous croyons avoir l’âge de Jésus a en fait celui des Byzantins. Traces du temps. Traces très disparates de l’estampille de l’Occident ne tenant jamais compte de la couleur locale. On pourrait donc imaginer Jésus très frappé par la non éternité du lieu, lieu au contraire toujours envahi, transformé, voire trahi par un mari adultère. Les synoptiques eux-mêmes n’avaient pas vu les événements, ils étaient en retard d’une ou deux générations, et comme chez tous les peuples l’écriture de l’histoire commence sous forme de légende. Pour Anna Arendt, Jérusalem était une ville impossible, bruyante, à cause de sa populace orientale. Lieu exacerbant la sensation de dérangement extrême, mettant sans cesse sur le qui-vive, entravant chaque pas. Tel-Aviv. Tellement occidentale ! Aucun intérêt pour l’Occidental, on a déjà tout ça à la maison ! Jérusalem Est, côté arabe, est frustrée d’images, mais se rattrape par les odeurs, encens, jasmin, santal, cannelle. Pas d’art. Jérusalem Ouest, côté juif, a de belles galeries d’art, des trottoirs propres, mais des grilles aux fenêtres, des gardes armés. Ce sont deux entités sans rapport l’une avec l’autre. Se côtoyer sans jamais s’écouter. Des jumeaux hétérozygotes dans deux placentas dans la même matrice. En fait, quatre quartiers : juif, chrétien, musulman, arménien. Si on commence à se voir soi-même avec les yeux de l’autre, c’est le début du malheur. Pourtant, l’autre est bien là… La ville est structurée par cette existence de l’autre inéliminable. Cependant, les maisons des Palestiniens sont achetées à prix d’or, d’autres font l’objet d’expulsion, la conquête s’effectue par les toits, la veille armée est incessante. Bataille au sein de la ville sainte, qui met en faillite le fantasme de plénitude. Le mot « expulsion » se met en relief.

Régis Debray note : « lieux saints » ne fait pas partie du lexique de Jésus. Il s’agit de forger des traces là où il n’y en a pas. Jésus n’arrête pas de se déplacer, souvent vers le Temple. Ce sont les pèlerins qui font les lieux saints. Il évoque notre saturation de lieux indifférents, aéroports, supermarchés, l’industrialisation du symbolique a décuplé l’offre visuelle du ressourcement, mais nos cœurs sont secs, d’un côté déluge de dépliants et de l’autre insignifiance des spectacles qui gavent de plénitude. Alors, difficile d’avoir une impression sur ces lieux saints. De se sentir concerné par ce partage de l’origine ?

En tout cas, la plupart des capitales arabes prêtent à l’Etat hébreu de sinistres arrières-pensées, par exemple celle de vouloir faire disparaître par des travaux les traces de vestiges attestant l’ancienneté de l’implantation musulmane. Tout cela est fantasmatique, la guerre des soubassements pour reconquérir par les sous-sols ce qui a été perdu en surface en a pour longtemps, mais ce qui insiste c’est le temps de la destruction, de la non possession, du retour de la première Ecriture à travers le fantasme de l’écroulement des sanctuaires islamiques. Conflit entre les Ecritures, retour de la première. A l’intérieur de la mosquée, il y a les tapis, on papote. Du temps de Jésus, sur le parvis du Temple il y avait les marchands. Jésus souhaita la destruction de ce Temple. Un grand dérangement originaire. Secousses et destruction placentaire.

En Terre sainte, réclamation d’un Etat non religieux partout, fureur de l’argent, vie de plus en plus cynique. Et aussi, les jeunes élèves du Yeshiva, avec leur caftan, leur pantalon de soie, leur chemise blanche, leurs tresses, qui déboulent, fendent la foule arabe sans jamais l’effleurer. Tête baissée, regard en dedans, ils semblent totalement étanches, aveugles, indifférents aux arabes qui déambulent là avec leurs cageots d’oranges, de tomates, de salades. Volonté d’ignorer ce qui se passe tout autour. Mais nous pourrions dire la même chose d’enfants gavés occidentaux.

Aux check-points, la hiérarchie ne se discute pas, l’être supérieur est en uniforme, il dévisage avec morgue et dégoût un être inférieur en civil, sauf que cette merde c’est encore quelqu’un, puisque je peux encore regarder qui m’inspecte de cette manière se dit le chrétien. Quant au musulman, il se défend par l’absurde de sa croyance à la plénitude. Ai-je tort, se demande Régis Debray, de me voir humilié, moi un Gentil, en public, par ce laser anéantissant ? De leur côté, il y a un affairement introverti.

Frère Sigrist dit à Régis Debray sa tristesse de constater la disparition de la génération humaniste des vieux juifs cultivés venus d’Europe. Maintenant, l’idéal c’est l’Amérique, le sport et la science. Mais peut-on être juif comme on est anglais, italien, russe ? C’est incroyable comme les chrétiens d’Israël rencontrés par Debray témoignent d’une très spéciale acceptation de la « suprématie » juive, son caractère « premier », et par conséquent sentent au quart de tour quand ceci d’unique s’est émoussé. Parfois, nous les sentons, à travers le témoignage de Debray, presque plus fidèles au message originaire juif que certains juifs d’aujourd’hui. Ceci pour les chrétiens d’Orient. Comme s’ils gardaient la paradoxale curiosité de Jésus pour le Temple. Passeurs, ainsi, entre juifs et musulmans. Ce sont les chrétiens, constate Debray sur place, qui invitent aux échanges, alors que les rabbins ne sont pas des hôtes accueillants, et que les musulmans ne font d’eux-mêmes aucune sollicitations, le pluralisme n’étant pas une idée musulmane. Mais ceux qui sont enclins au dialogue, ceux qui se font passeurs, traducteurs, en mettant en relief le statut à part du message biblique et de l’efficacité juive, n’ont pas d’autorité. Les chrétiens se sentent chez eux aussi bien à l’est qu’à l’ouest, à Jérusalem, sans tenir nulle part le haut du pavé. Insistance sur le fait que les chrétiens ne se sentent pas possesseur de territoire, en Terre sainte. Rôle du tiers, plus que du tiers-exclu, pour faire s’écouter et s’entendre juifs et musulmans en impasse.

Pourtant, en haut d’une colline, entre Bethléem et Jérusalem, Régis Debray trouve en territoire israélien un Institut œcuménique qui se voue au « trilogue ». Chez Burrel, ancien recteur de l’Université Notre-Dame, Indiana, Etats-Unis, on sent la fraîcheur américaine et un grand savoir historique et théologique. Nous vérifions qu’une curiosité et une ouverture culturelle, au savoir, à l’histoire, est quelque chose d’indispensable pour un partage de l’origine et pour une issue à l’impasse.

Un frère dominicain, Marcel Dubois, avait été le fer de lance du dialogue judéo-chrétien, au point de prendre la nationalité israélienne. Mais il s’était aussi rapproché de la famille de son chauffeur de taxi palestinien, avait vu la détresse de gens traités en intrus dans un pays qu’ils habitaient depuis des siècles par des « maîtres » du seul fait d’être nés de mère juive. Alors, l’officialité juive lui avait tourné le dos. La question de la dépossession et de l’occupation d’un peuple par un autre peuple l’avait fortement interpellé. Presque à s’incliner devant elle, mais en frisant en retour la dépossession de ceux qui dépossèdent.

L’Eglise orthodoxe grecque : les fastes byzantins respirent encore à son siège, à Jérusalem. Cette première des églises chrétiennes de la région est une puissance. Les Evangiles sont écrits en grec. Comme une perpétuation de l’influence grecque sur Jésus. Une influence du dehors. Déchirant l’horizon et le cadre familial, communautaire, légitime. Les Israéliens, eux, ne font pas confiance au dehors, surtout pas aux faux frères que sont les chrétiens. L’amitié va plutôt dans le sens chrétien vers les juifs. Bizarre : toujours comme Jésus vers le Temple ! Compromis historique du Vatican, sous Jean-Paul II, dont les Palestiniens feront les frais. Mais sourde hostilité des administrations hébraïques à l’endroit des hôpitaux et dispensaires chrétiens et leur ouverture, tandis que le silence du Vatican laisse cette question insistante : ne pas chercher noise à Israël. Dans tant d’impossibilité d’installation, entendre envers et contre tout le déracinement originaire, le vrai message biblique transmis ?

La renommée de Jésus s’était étendue à la Syrie et à la Phénicie, et tous les malades se tournèrent vers lui. Par ce rappel, Régis Debray nous fait entendre que ce sont ceux qui, d’une manière ou d’une autre, sentirent au cœur de leur être ce dérangement irrémédiable, s’orientèrent vers Jésus, communiant avec lui par cette même sensation de mise dehors. L’autre face de ce statut non légitime de Jésus par rapport à sa communauté d’origine est cette communauté de douleur et de déracinement de l’être avec d’autres en nombre infini sur la terre. Sur l’autre rive de la mer. Même si les Evangélistes ont occulté de leur mieux l’environnement hellène et païen de Jésus, comme le souligne Debray, d’autant plus que le Grec est l’ennemi intime des juifs (Jésus utilise le mot « hypocritès » l’acteur de théâtre pour critiquer l’insincérité des pharisiens et la farce des observances de pure forme), cette influence existait, témoignant de son ouverture aux cultures autres fécondantes. Les juifs détestaient le théâtre, d’autant plus que Jésus savait ce qu’était un chœur, un coryphée. Il y avait le théâtre romain de Sephoris. Athènes débordait sur Jérusalem, et en Galilée. A l’époque de Jésus, la philosophie imprégnait le quotidien, et s’entend en filigrane dans de nombreux passages des Evangiles. Il y avait une école de prédicateurs qui passaient de ville en ville, les « cyniques », dont Jésus était proche. Ils se moquaient des autorités, des docteurs, ils s’adressaient spécialement aux femmes et aux enfants, ils recommandaient l’entraide, l’amour universel, la vie simple. C’est très intéressant, ce éclairage sur le contexte des influences culturelles de Jésus, de la part de Debray. On mesure à quel point les influences autres peuvent être subversives et offrir un autre territoire, abstrait, celui de la pensée, à des êtres humains dont l’origine est irrémédiablement béante.

L’ouverture aux autres influences que Régis Debray met en relief côté Jésus et chrétien tranche avec ce qu’il constate en Cisjordanie : aucune curiosité pour lui, l’Occidental, de la part des musulmans. Ils compensent leur sentiment certain d’infériorité sur le plan scientifique et technique par un complexe de supériorité morale qui les rend inattentifs aux ailleurs et aux autrefois. Mais, ajoute Debray, avec le Net l’Amérique a plus de chance de gagner que l’islam. En Palestine, il constate que la technique remembre ce que la politique démembre. Le mail contourne la censure, fait circuler les avis entre exilés, sauf que cet égalisateur de forces et de neurones joue en faveur des sous-éduqués, en enjambant la graphosphère. Chez les musulmans, on passe ainsi du livre unique, le Coran, à l’hypersphère. En chrétienté, Debray nous rappelle que l’imprimerie avait cassé le monopole du clergé, de même il faut s’attendre à ce que le Net fasse de même sur l’islam, le réseau technique étoilé répondant bien à la nature décentrée et peu structurée de la Oumma. D’ici 10 ans, tout le monde sera branché, et c’est une mauvaise nouvelle pour les autorités établies, les politiques, les religieux. Cette influence-là sera la plus forte. Constatation sur la Terre sainte.

A 50 km de Damas, il y a encore un village où l’on parle l’araméen, dialecte de Jésus.

Debray souligne que le jeu démocratique n’est possible que lorsque le camp qui est vaincu est assuré de ne pas perdre vie, maison, terre, argent. Il y a une mémoire ancienne qui reste, une sorte d’arme secrète. A Damas, un centre international enseigne la religion musulmane aux adolescents de tous les continents, les salles de cours sont ultramodernes, la cosmopolite bataille de filles voilées impressionne, ainsi que la discipline et l’organisation. Dans les vieux quartiers chrétiens, les minarets poussent comme des champignons, narguant les vieux clochers.

Le Père dall’Oglio, installé près de Damas, qui a relevé à mains nues les ruines du monastère Mar Moussa, vit dans sa chair le rendez-vous des civilisations, refusant les murs entre christianisme, judéité et islam. Il inspire le respect, écrit Debray.

Rôle des chrétiens d’Orient, avec le patriarche orthodoxe d’Antioche, qui rappelle que sur cette terre de Syrie s’est instituée l’universalité du message évangélique. Les Syriaques étaient là avant Mahomet, la mémoire ne plie pas, les Syriaques ne se vivent pas en hôtes de l’islam. A leurs yeux, l’islam est une hérésie chrétienne qui a eu plus de chance qu’eux. Les Jacobites ont accueilli les cavaliers de Mahomet comme des libérateurs du joug byzantin, donc avec connivence. Mgr Khoch, métropolite du Mont-Liban, à la forte personnalité orthodoxe, a le même instinct de sympathie pour le dernier arrivé musulman, pour lui un chrétien arabe doit parler musulman. Les orthodoxes autocéphales, en Syrie et au Liban, sont les plus disposés à faire se communiquer les trois messages du même Dieu, Abraham, Jésus, Mahomet. Le dominicain Christophe Humbert dit que si l’Amérique est notre concubine, l’Orient est notre épouse légitime. Pour lui, l’islam fut un grand moment de civilisation en reprenant le flambeau byzantin à bout de souffle, et il faut redorer son blason. Comme c’est intéressant, toutes ces notations et ces points de vue différents saisis sur le terrain par Debray !

Liban. Une nation divisée en fragments dont chacun se considère comme une nation. Une mosaïque de ghettos. Il faudrait trouver une cause commune, un ennemi commun. Mais la moitié du Liban a pour ennemi la Syrie, et l’autre moitié Israël. Le Hezbollah, parti de Dieu, surprend Debray par leur ton rationnel et posé, sans jamais rouler les mécaniques. Il combine des cases que la tradition occidentale a toujours tenu séparées. Autant il est difficile d’avoir des échanges avec le Hamas, autant le dialogue avec les cadres du Hezbollah est fluide, ils sont entraînés comme tous les chiites aux subtilités de l’interprétation libre du Coran. Il faut tenir compte du fait que le Liban est un pays de cultures plurielles, avec une identité composite. Un jésuite du cru, peu suspect de complaisance, lorsqu’on accuse le Hezbollah de totalitarisme, répond qu’il s’agit de fantasme, le parti de Dieu a évolué, il est politique dans l’âme, jamais la moitié de ce pays ne pourra gouverner l’autre, il le sait bien et ne prétend pas monopoliser le pouvoir. Il est réaliste et de plus en plus libanais. La vérité est que les chrétiens ont perdu la guerre civile et ne sont plus la minorité dominante, l’islam est en train de gagner la partie, la seule question est de savoir quel sera l’islam de demain, mais le Liban ne sera jamais l’Iran. Ici, constate Debray, l’angoisse a changé de camp, elle n’est plus du côté des chiites mais du côté des chrétiens. Un maronite a tendu la main au parti de Dieu. Il dit que la vision de l’islam par les médias occidentaux n’est pas sérieuse, on reproche au Hezbollah ses liens avec l’Iran, mais on ne dit rien des liens des sunnites avec l’Arabie Saoudite. Les chrétiens, dit le Général Nasrallah, doivent imposer le pluralisme à la révolution islamique, servant de pont entre l’Occident et l’Orient, vous êtes tellement habitués à voir vos idées passer d’Occident en Orient que le chemin inverse vous épouvante. Et si, dit-il, le Liban était le lieu de l’intercontinental ? Il continue en disant qu’isoler le Hezbollah conduirait à la guerre civile et religieuse, et que c’est lui, le Général, en s’alliant avec eux, qui empêche cela, son mouvement est laïque et comporte des militants musulmans. Je veux, dit-il, un gouvernement, pluriculturel, c’est mon voyage à la lune, j’y arriverai, le Hezbollah n’a aucun charnier dans ce pays et ne s’est attaqué qu’à des envahisseurs. Et la frontière sud ? demande Régis Debray ? Il y a là une incompatibilité. L’Occident dit que lorsque le gouvernement libanais redressait le pays, le Hezbollah lui a donné un coup de poignard dans le dos. Le Hezbollah dit : nous étions en train de reconduire l’agresseur aux frontières quand le gouvernement nous a donné un coup de poignard dans le dos.

Route vers Tyr. Taches de verdure là où il y a un sanctuaire ou un couvent. Routes endommagées. Un vieux cadre de l’OLP, marxiste réputé en exil, né chrétien mais devenu proche des islamistes, dit qu’il se sent plus d’affinité avec l’islam, car nous avons tous besoin d’unité, et l’islam unifie mieux les peuples que le communisme qui était fait pour une élite. L’islam tient mieux compte des faiblesses, c’est un réalisme moins binaire, à l’heure où il s’agit de trouver des solutions intermédiaires. A Tyr, majorité chiite, mais les chrétiens gardent pignon sur rue. L’archevêché maronite et les chrétiens des frontières sont pauvres. Le Hezbollah leur demande de rester, peut-être leur présence est-elle protectrice par rapport à Israël ? Le Hezbollah a de l’argent, et donc des adeptes. Les dispensaires pauvres se tournent vers les riches, en attendant d’avoir un Etat riche, ce qui n’est pas le cas. L’ami maronite de l’évêché est réaliste.

En descendant vers le Sud-Liban, Régis Debray voit les champs de mines, les photos de martyrs accrochés aux poteaux, et des placards de plus en plus grands de Nasrallah. Côté Israël, il y a des monuments aux morts improvisés, avec l’étoile de David. Les drapeaux s’affrontent face à face. Samir Kassir, un ami libanais de Debray, assassiné, lui écrivit qu’il ne fait pas bon être arabe de nos jours. Hitler a mis la judéité au centre de l’Histoire européenne, et les arabes sont relégués au rang de l’Autre, une menace voire un ennemi. Les arabes ont connu la Renaissance avant le Moyen-Age, note Debray, et ce n’est pas un cadeau que de commencer par la plénitude. Une maladie chronique s’est développée : âge d’or ébranlé, croyance au complot, honneur du groupe attaqué. Sentiment d’impuissance suscité par la béance originaire qui s’ouvre, résistance paranoïaque. Ambivalence envers l’Occident colonisateur. Sans doute, écrit Debray, y a-t-il la même ambivalence envers l’islamisme. Mais l’islam, il faut le reconnaître, a permis aux peuples de rester aux-mêmes pendant la décolonisation, il a contribué à préserver la culture arabe.

Régis Debray constate que d’avoir des amis israéliens ne le rend pas suspect aux yeux du Hezbollah. Il en a assez d’entendre parler du sionisme comme d’une injure. Il rappelle que des mots furent conçus entre 1860 et 1930, qui ont suscité des actes en Terre sainte, bel exemple d’efficacité symbolique, la puissance des signes ayant changé la face du monde. Ce programme subversif mérite, écrit-il, d’être pris au sérieux. Mais, dit-il, il n’est pas impossible que le sionisme soit né trop tard dans un monde trop vieux, à l’automne de l’écrit. Le romantisme national venu d’Occident a pris les armes au moment de la révolte de l’Orient colonisé, l’assimilation de la Shoah par la conscience européenne a coïncidé avec le début des insurrections contre les puissances coloniales. Ainsi, on pourrait dire que cette Terre promise s’est présentée dans sa béance, la question du partage de l’origine s’est tout de suite imposée avec violence. L’intellect avait conçu cet Etat-Nation, et l’holocauste l’a accouché, mais ce n’est pas une greffe coloniale comme une autre. La plénitude de l’origine est déchirée, et par-delà la sensation de dépossession d’un territoire se profile un nouveau paradigme avec ce peuple juif dans sa réussite, et une transmission qui pourrait s’amorcer. Justement, cette efficacité symbolique, cette idée que des mots, de la pensée, peut changer le monde.

Régis Debray à travers Galilée, Judée et Samarie, toujours dans les pas de Jésus qui disait déjà : un prophète n’est pas honoré dans son pays. Mais oui. C’est la sensation d’implénitude, de déracinement, de non appartenance, qui prédomine. Partir de là. Au lac de Tibériade, qui a vu passer le Messie, Debray comptait vérifier une harmonie secrète entre le mental de Jésus et la Galilée où il a grandi. Mais non. Il souligne que pour être sensible au paysage, il faut quelques siècles de peinture au fond de l’œil. Et puis, Jésus ne se sentait pas de ce monde, il était d’emblée en dehors, comme il avait déjà un statut à part au sein de la communauté juive. Il ne se sent pas gardé dans l’écrin d’un paysage.

Il faut, écrit Debray, guérir les Israéliens de la peur, on aura fait la moitié du chemin et soulagé les Palestiniens qui ont peur de cette peur. Ensuite, il s’incline devant les raisons d’aimer les juifs : le très grand nombre d’individualités d’exception, attachantes ; ils incarnent la mémoire du XXe siècle ; ici chaque homme est un roman ; le taux de justes est très élevé, des médecins vont travailler avec les Palestiniens, des épouses de militaires de hauts grades vont aux check-points surveiller les comportements ; grandeur des caractères forgés par l’expérience militaire, ce qui change de nos intellectuels à la peau lisse qui pérorent dans le vide ; chez eux la lecture est encore à l’honneur, alors que la télé a englouti la jeunesse arabe ; les femmes ne sont pas voilées ; dans un pays aussi militarisé, la presse est sans tabous et la justice est indépendante, on oscille entre l’orgueil national et l’individualisme débrouillard, il y a un patriotisme de salut public et un non conformisme intellectuel. Voilà un paradigme ensemenceur ! Surtout pour donner de l’air à une plénitude islamique fermée sur elle-même. De ce point de vue de la transmission et de l’efficacité symbolique, le peuple de la Terre promise serait plutôt le bienvenu, non pas l’autre ennemi dérangeant. Dérangement vital !

Lorsque les idées des hommes nous choque, dit Debray, regardons dans quel humus ils ont grandi. Les travailleurs libanais étaient bien traités avant les sionistes colons, un peu comme les Algériens colonisés par les Pieds-Noirs. Mais ce fut différent ensuite, parce que les ashkénazes venus d’Europe centrale n’avaient pas la mémoire de l’expérience coloniale, ils ignoraient tout de cet univers, de cette sorte de connivence entre le colonisé et le colonisateur. Alors, le dérangement est infiniment plus grand.

Israël n’a pas à payer de frais d’occupation à la Palestine, parce que l’Europe est le premier fournisseur d’aide aux Palestiniens. L’Europe a la trouille du chantage à l’antisémitisme, et paie à coup d’aides le passé colonial. Façon de ne pas approcher de trop près les questions.

Naplouse, où la femme de Samarie vint puiser son eau, maintenant capitale du terrorisme, est à sec. Entièrement bouclée. Les mêmes récits d’horreur s’entendent côté israélien et côté palestinien, le qui-vive en commun, faut-il à l’asiatique laisser les choses se faire et se défaire ? A Hébron, les colons riverains ont tous les droits. Les Palestiniens, humiliés, ont de moins en moins d’eau, leurs espaces rétrécissent à vue d’œil, la terre placentaire est en destruction. Leurs persécuteurs se vivent en victimes et le monde entier les protège. Le sans solution est violent. Le Palestinien est une abstraction qui ne se concrétise qu’avec des attentats. Très curieux ! Comme si on ne sentait pas qu’ils sont nés ! Dans la réalité, beaucoup de Palestiniens collaborent, se débrouillent, justement sur la base de cette destruction originaire. Certes, c’est formidablement violent : des Palestiniens se pressent aux check-points pour se faire embaucher à la journée pour construire le mur qui enfermera leur village… Ou bien de jeunes ouvrières vont faire les uniformes de Tsahal… Les plus débrouillards s’exilent dans le Golfe ou en Amérique. En tout cas, ce qui s’affirme, c’est l’impossibilité de ne pas s’incliner devant ce que représente Israël, ceci de manière violente si ce n’est pas possible autrement. Le dérangement originaire n’est pas escamotable, et revient dans le réel sur cette Terre des Ecritures.

Certains, comme le président de l’université al-Qods, résistent par la distance intérieur et la parodie. Il déconnecte et en rajoute, pour transformer tout cela en jeu. A l’aéroport, on lui a dit d’enlever son pantalon, alors il a tout enlevé, devant tout le monde, et les policiers ne savaient plus où se mettre, la honte était pour eux. Les films de Woody Allen l’aident beaucoup.

Evoquant Flavius Josèphe et ses « Guerres juives », Régis Debray se demande quel Palestinien « rallié » nous racontera demain la guerre perdue de son petit peuple d’irrédentistes avec la même lucidité rouée que le transfuge juif la chute de Massada en l’an 70 de notre ère. Et oui, n’y a-t-il pas, au commencement, à s’incliner devant un exil originaire qui met hors d’une terre matricielle ? Le destin, c’est « soi-même comme ennemi ». Debray rappelle que Rome creusait sa tombe en provoquant en Judée un vide de pouvoir qui laissait le champ libre aux sectateurs du Christ. Ensuite, exilés sur tout le pourtour méditerranéen, les rescapés de Jérusalem se feront le relais de la subversion chrétienne. Le feu allumé en Palestine par Jésus n’aurait jamais pu gagner tout l’Empire si le Temple était resté debout et le judaïsme maître chez lui. Alors, les Palestiniens devraient réfléchir à cela. Une défaite et un exil aujourd’hui n’est pas forcément si négatif que cela… Il en aura finalement beaucoup coûté à Rome d’avoir écrasé le nationalisme juif, et Washington, en brisant le nationalisme arabe n’a-t-il pas ouvert la porte à la déferlante de Mahomet ?

Debray, au terme de son voyage, se demande : comment, dans une région où ce qu’on nomme le culturel (c’est-à-dire l’efficacité symbolique) et non l’économie est l’infrastructure du politique, se mentir à soi-même et passer outre tout l’instable qui s’impose de toutes parts ? L’instable, oui. La béance. La déchirure originaire. Le temps.

Le point de non retour est atteint, par-delà la stupéfiante résilience des populations palestiniennes locales. La méthode du fait accompli, remontant aux kibboutz, déconstruit et annexe envers et contre tout. Un mini Etat n’est possible qu’enfermé dans une clôture de sécurité. C’est un secret de Polichinelle : sur place, il n’y a plus d’espace pour un quelconque Etat croupion. Pourquoi fait-on savoir en haut lieu que cette vérité n’est pas bonne à dire ? L’obsession sécuritaire d’Israël révèle de son côté son intense sentiment d’insécurité, sa sensation vive du déracinement originaire, de la faille.

Un prophète doit périr à Jérusalem, tel Jésus (Luc). Il y avait là un jardin. L’islam et le judaïsme sont intimement liés à l’aridité, à la pierre, tandis que le chrétien fraye avec le végétal, caroubiers, oliviers, eucalyptus, oasis de fraîcheur ombragée, un arbre de vie. Jésus ne venait pas d’une Judée rocailleuse mais d’une Galilée riante. Peut-être aussi une autre sorte de mère. Judas incarne le résistant juif à l’occupant romain, tandis que Jésus accepte de rendre à César ce qui est à César, c’était évidemment la meilleure façon de saper la résistance nationale qu’était le Temple. Jésus, écrit Debray, a résolument préféré le pas encore au déjà là, ce qui se comprend vu son statut hors cadre. C’est en ce sens qu’il s’empare des âmes, et délaisse les corps, qui ne se laissent pas enfermer dans des bases établies d’autant plus que l’occupant romain mine cette place. Judas vend le Christ parce que pour lui c’est un traître à la résistance nationale. Par son sacrifice, que Judas a rendu possible, Jésus devient le symbole de la mise en question du Temple comme lieu fermé, comme cadre rigide de la Loi, ce tombeau, cette matrice, est vide, il incarne une résurrection hors de quelque chose de fermé sur soi-même. C’est le moment où lui le fils illégitime renonce au fantasme d’être réintégré. Tout cela se joue bien sûr sur fond d’occupation romaine qui accomplit dans le réel la pulsion de mort de Jésus à l’égard d’une légitimité qui le met dehors.

Jérusalem, la ville sainte, est le royaume des clés et la foire industrielle de la clôture. Difficile accès au tombeau du Christ : n’y ont droit que les Grecs orthodoxes, les Arméniens orthodoxes et les catholiques romains latins. Bagarres de familles à propos de tapis, de candélabres…

En conclusion : les atrocités ? Chacun son tour… De toute façon, la tolérance est un luxe que s’offrent les plus forts. Pour les juifs et les musulmans, c’est nous d’abord, de manière très différente, pour les chrétiens c’est moins exclusif, le caritatif est à l’intérieur du groupe. L’islam et le christianisme sont des religions universelles, expansionnistes, insatiables, alors que le judaïsme est une religion ethnique, sédentaire, introvertie, qui ne s’ingère pas dans les âmes lointaines. Deux approches de la Terre sainte : pour les juifs c’est une terre retrouvée, promise par un texte, une terre à féconder, pour les chrétiens c’est une terre à contempler, lointaine, qui ne tente pas d’exproprier ses voisins. Les chrétiens cherchent à occuper les esprits plutôt que le terrain. Pour les juifs, la conquête du sol garantit celle des droits.

Le judaïsme est né en décapitant les dieux cananéens, Jésus est devenu le Christ en injuriant les pharisiens, et Bouddha l’est devenu en rejetant les brahmanes. A chaque fois, il s’agit de rompre avec les aînés. Avec ces nouvelles religions, Debray parle de sacs amniotiques de rechange… Mais ne pourrions-nous pas envisager autre chose que ce remballage matriciel ? Justement, à l’avant-poste de l’Occident en Orient, dans ce coin d’Orient enfoncé dans l’Occident, il y a cette terre pas comme les autres et qui les contient toutes, qui est notre métaphore. Elle a été promise par des mots, elle est le résultat d’une efficacité symbolique, c’est une terre de retrouvailles après avoir perdu un état d’enveloppement et de plénitude matriciels. Elle ne doit d’aucune façon représenter le remballage amniotique, mais au contraire le déracinement de la naissance. N’est-ce pas ce qui ne cesse de s’écrire à ciel ouvert, et dans la violence, sur cette Terre sainte ? Même en résistant, en refoulant cette sensation cruelle de la mise dehors, celle-ci, pour les uns et les autres de manière différente, ne cesse de s’inscrire dans les vies, et les territoires. Les juifs retrouvent, sur la base de l’exil, la Terre promise par l’Ecriture, mais ensuite ne peuvent croire qu’elle redevient matricielle même s’ils sont un peuple à la nuque raide. Les chrétiens sont doués pour se tenir sur la brèche, désormais, sur cette terre-là, où ils sont tenus dehors par les juifs. Et les musulmans sont violemment arrachés à un territoire qui représente pour eux une plénitude de l’origine, comme s’ils n’étaient jamais nés. Personne ne peut revenir ou rester ou rejoindre cette plénitude, et la Terre promise est une terre de partage pour ceux qui ont perdu le non manque fœtal. Il faudrait en finir avec les religions comme machines à refouler le déracinement qui nous fait naître, la cruauté qui donne à la respiration, à la vision du dehors, aux influences autres. Symbolique est tout ce qui unit les séparés. Cette Terre sainte est une terre symbolique. Comment aller vers la lumière de la naissance sans se séparer de ce qui nous retient dans l’ombre, dans un ventre ? Toute poussée de vie, écrit Debray, porte en son sein une force de mort. Cette force de mort est singulièrement puissante et insistante en Terre sainte. La vérité est que le diable, qui sépare, et Dieu qui réunit, font une seule et même personne. Et jamais la Jérusalem céleste ne descendra des nues pour remballer ses enfants dans son ventre. Personne ne peut avoir de traitement de faveur, ne pas être séparé. A Jérusalem, même ceux, les plus forts, qui ont le territoire, semblent ne pas pouvoir en jouir.

Nous restons, au terme de ce journal de bord du voyage de Régis Debray en Terre sainte, avec la sensation que là-bas comme dans chaque vie il n’y a pas de solution, seule l’écriture de l’exil originaire bataille pour se transmettre comme un message de vie. Lorsque nous sommes des séparés, nous nous inclinons devant l’influence d’une écriture première, comme le deuxième devant le premier, pour en faire quelque chose d’autre et influer à son tour. Les séparés respirent avec des apports culturels qu’ils trouvent dehors, et qu’ils altèrent et enrichissent à leur tour, dans l’enchaînement générationnel et les rencontres des civilisations. L’altérité est infiniment plus féconde que le familier fermé sur lui-même. Il est absurde de courir toute sa vie après le mirage d’une bonté plénière et sans partage. En Terre sainte, le partage de l’origine impose de se sentir d’abord des déracinés, de toutes parts la faille inconfortable combat le fantasme d’un retour de la paix amniotique. Voilà : il n’y a en Terre sainte pas de solution. Le journal de bord de Régis Debray réussit à en témoigner dans chaque minutieux et pertinent détail, avec toute la finesse de son attention et de son écoute.

Alice Granger Guitard



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