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The Coït Tower et le fantasme de Scottie
samedi 27 septembre 2008 par Berthoux André-Michel

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The Coit Tower et le fantasme de Scottie

Dans le film d’Alfred Hitchcock, « Vertigo » (titre dénaturé par la version française, « Sueurs froides »), qui se déroule à San Francisco, Madeleine retrouve l’appartement de Scottie grâce à la fameuse tour dont l’architecture particulière représente une lance d’incendie1, « a fire hose nozzle », disent les habitants de la ville (photo 1). C’est alors que Scottie lui répond : « c’est bien la première fois que ce monument m’aura rendu un service »2.



Photo 1 Photo 2



Toujours dans la même scène, le chignon de Madeleine3, qui est accoudée à la balustrade de l’entrée, effleure, du fait de l’effet visuel dû à la profondeur de champ, la base de la tour aperçue au loin (photo 2).

Ce détail auquel je n’avais jamais prêté attention m’est devenu significatif dès lors que je l’ai relié à une séquence précédente qui se déroule au musée (photo 3).



Photo 3 Photo 4



Hitchcock prend soin de nous montrer en gros plan la coiffure de Madeleine (diégétiquement, il s’agit du regard de Scotie puisque la caméra devient subjective). Sa structure spiroïdale, imitant en cela celle de la femme, son aïeule, dont elle regarde le portrait, donne à voir en son centre un trou noir (photo 4).



Cette coiffure seul un plongeon dans la baie de San Francisco pourra la défaire et sûrement pas son sauveur qui a seulement ôté les vêtements de sa rescapée pour les faire sécher. Pourtant tous deux sont complémentaires : porte et robe de chambre rouge pour Scotie, robe et voiture verte pour Madeleine. Dans l’appartement de Scotie, elle lui raconte qu’elle est déjà tombée dans un lac, dans une rivière mais dans la baie auparavant jamais. « Moi aussi c’est la première fois »4, lui répond-il.



Photo 5



Lors de cette tentative de suicide, Madeleine jette une à une dans l’eau les fleurs de son bouquet (photo 5). Ce passage m’a rappelé la noyade d’Ophélie dans Hamlet. Peu avant, à l’acte IV, scène 5, Ophélie chante :



« Demain, c’est la Saint-Valentin,

Debout dès les premières heures du matin.

Et me voici vierge à ta fenêtre,

Pour être ta Valentine.

Lors il se leva, puis mit ses habits,

Et ouvrit la porte de la chambre,

Fit entrer la vierge,

Qui vierge plus jamais n’en sortit »5



Ophélie est folle de désir, mais Hamlet l’a délaissée, davantage préoccupé par la « trahison » de sa mère qui s’est remarié trop vite avec en plus l’assassin de son père. Hamlet est assailli par Ophélie comme Shakespeare lui-même le fut par Ann Hathaway, épouse du dramaturge. Dans le roman de Joyce Ulysse, Stephen Dedalus, lors de son exposé à la bibliothèque de Dublin, fait allusion au « viol » de l’écrivain par sa future femme : «  La douce Anne j’en réponds, avait le sang chaud. Femme qui prend les devants continue ». On le sait Joyce fait tenir à Stephen des propos que lui-même aurait soutenu au cours de conférences sur Shakespeare, aujourd’hui perdues, données à l’Università popolare de Triestre en 1912 et 1913.

Hitchcock serait-il plus shakespearien qu’on ne croit ?

A la scène 7 du même acte, la Reine relate la mort d’Ophélie :



« Il y a un saule qui pousse en travers du ruisseau, et mire ses feuilles grises dans le miroir du courant. C’est là qu’elle tressa de fantasques guirlandes de boutons d’or, d’orties, de marguerites, et de ces longues fleurs pourpres que nos bergers hardis appellent d’un nom plus grossier – F.-V. Hugo, l’un des traducteurs de Shakespeare, dit que cette fleur s’appelle « Testiculus Morionis » - mais que nos froides vierges appellent « doigts d’homme mort ». Là, tandis qu’elle grimpait pour suspendre sa couronne de fleurs aux branches inclinées, un rameau envieux se rompit, et ses trophées tressés de mauvaises herbes, et elle-même, tombèrent dans la rivière en pleur... »6.



Mais Madeleine veut plus qu’un ruisseau, elle veut l’océan tout entier. Or comme tout ça ne suffit pas à éveiller le désir chez son protecteur, elle file la métaphore en la grossissant. Se promenant sans but, ils aboutissent à la célèbre forêt de séquoias. Elle lui désigne sur la section d’un énorme tronc les dates de sa naissance et de sa mort – et par la même occasion la taille de celui-ci -, puis disparaît quelques instants derrière l’un de ces arbres géants.

Scottie, inquiet : « Madeleine, où êtes-vous en ce moment ? »

Madeleine, soupirant : « Avec vous »

Lui, insistant : « Où ? »

Elle, songeuse :« Ces grands arbres... »7 (photo 6)



Photo 6



Dans la séquence suivante, au bord de la mer, elle lui raconte ses visions cauchemardesques. Elle voit une tombe ouverte, la sienne, véritable fosse béante. La pierre tombale est toute neuve, elle attend, dit-elle. Dans son rêve, un clocher (photo 7) est également présent.



Photo 7



Mais Scottie n’arrive pas à percer ce mystère, énigme qu’il est le seul à n’avoir pu résoudre. Madeleine est patiente et compréhensive. Elle va faciliter la tâche de son bienfaiteur. Un soir, elle lui rend visite et lui précise le lieu de son rêve. Scottie devine enfin. Le clocher8 est celui de la chapelle d’une ancienne mission espagnole qui se trouve à une centaine de km au sud de San Francisco. Tout cela n’est donc pas un rêve. Mais sans le vouloir Scottie va révéler au spectateur et à lui-même sa véritable phobie : l’impossible verticalité face à son désir le plus bouillant. Il sera dans l’incapacité de monter jusqu’en haut du clocher pour sauver Madeleine du suicide. Pour une explication plus approfondie sur le symbole du clocher, je renvoie le lecteur attentionné à un autre de mes articles sur le même film, « De Vertigo à Eyes Wide Shut, du principe de plaisir au grotesque carnavalesque » (renvoyer par un lien à l’article).



Stanley Cavell a très bien vu cela dans son livre La projection du monde. Je cite in extenso le passage en guise de conclusion :

« D’abord il semble que Sueurs froides (le traducteur a choisi le titre français) parle d’un homme impuissant face à – ou confronté à la tâche d’entretenir – son désir ; à la réflexion, peut-être que ce film parle de la précarité radicale de la verticalité humaine. Mais enfin, il s’avère qu’il parle du pouvoir spécifique que possède le fantasme d’un homme de le faire non seulement renoncer à la réalité – conséquence aussi répandue que l’océan – mais tendre chaque instant de son énergie vers une altération privée de la réalité. Chacune de ces manières de gérer le fantasme a ses tendances psychotiques, mais il n’est fatal pour aucune de basculer. C’est se faire une bien piètre idée du fantasme que de se figurer que c’est un monde coupé de la réalité, un monde qui exhibe clairement son irréalité. Le fantasme est précisément ce avec quoi la réalité peut se confondre. C’est par le fantasme qu’est posée notre conviction de la valeur de la réalité ; renoncer à nos fantasmes serait renoncé à notre contact avec le monde ».



André-Michel BERTHOUX

1Monument érigé à la gloire des pompiers dont les efforts contribuèrent à sauver la ville suite au tremblement de terre de 1906 et qui s'appelait à l’origine Lillie Hitchcock Coit (souligné par moi).

2MADELEINE : I couldn't mail it; I didn't know your address. But I had a landmark. I remembered Coit Tower and it led me straight to you.

SCOTTIE : The first time I've been grateful for Coit Tower.

3Quand François Truffaut aborde Vertigo lors de ses entretiens (version audio) avec Hitchcock (1962) et notamment la deuxième partie du film au cours de laquelle Scottie façonne Judy à l’image de Madeleine, celui-ci précise : "La chose que vous voyez et que je ressentais moi le plus, c'est que lorsqu'elle (Judy) est revenue après s'être fait teinte en blonde, ses cheveux n'étaient pas relevé en chignon. Ceci voulait dire, qu'elle s'est mise à poil, mais ne veut pas enlever ses culottes. Vous voyez. Et quand elle dit "d'accord" et retourne dans la salle de bain, il (Scottie) attend. Il attend que la femme se déshabille – en se faisant un chignon - et en ressort nue, prête nue. C'est ça que je voulais dire en tout cas. Et pendant qu'il se tenait là regardant la porte, il avait une érection" (Traduction : Helen Scott).

4SCOTTIE : Will you tell me something? Has this ever happened to you before?

MADELEINE : What?

SCOTTIE : ...Falling... into San Francisco Bay?

MADELEINE : No, never before. I've fallen into lakes, out of rowboats, when I was a little girl. And I fell into a river, once, trying to leap from one stone to another. But I've never fallen into San Francisco Bay. Have you? Ever before?

SCOTTIE : No... this is the first time for me, too.

5« To-morrow is Saint Valentine's day,

All in the morning betime,

And I a maid at your window,

To be your Valentine.

Then up he rose, and donn'd his clothes,

And dupp'd the chamber-door;

Let in the maid, that out a maid

Never departed more ».

6« There is a willow grows aslant a brook,

That shows his hoar leaves in the glassy stream;

There with fantastic garlands did she come

Of crow-flowers, nettles, daisies, and long purples

That liberal shepherds give a grosser name,

But our cold maids do dead men's fingers call them:

There, on the pendent boughs her coronet weeds

Clambering to hang, an envious sliver broke;

When down her weedy trophies and herself

Fell in the weeping brook ».

7SCOTTIE : Madeleine...

Where are you now?

MADELEINE : Here with you.

SCOTTIE : Where?

MADELEINE :The tall trees...

8Clocher qui n’existe pas en réalité et qui a été rajouté en surimpression par Hitchcock. Je renvoie le lecteur au film de Chris Marker, « Sans soleil », et notamment à la séquence consacrée à Vertigo.

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