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Les inattendus

Eva Kristina Mindszenti, Editions Stock, 2007

samedi 31 mars 2007 par Alice Granger

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Premier roman d’une écrivaine née de père hongrois et de mère norvégienne. Des phrases très courtes. Sobres. Ecriture de la vie ratée. D’un sans espoir. C’est comme ça.

« Si mes parents avaient donné naissance à un fils, rien de ce gâchis n’aurait pu exister. » Voilà : ce roman raconte un gâchis, à l’Est, en Hongrie. Dans cette famille pauvre, pas de fils, mais deux filles. Un petit verger, une maison, se transmettent de père en fils depuis plusieurs générations. Mais la sœur aînée de la narratrice a refusé le mari que ses parents lui destinaient, elle ne reprendra pas le verger, la maison, elle est partie à Budapest. Tout va s’arrêter là de la transmission. Le verger va redevenir sauvage, la maison va être envahie par les arbres, les herbes. Sans fils, la transmission s’arrête, puisque les filles ne prennent pas le relais des générations. Tout s’est figé, tout va se défaire, aucun espoir. Et même ces deux filles, si le fils avait vécu, n’auraient pas été les mêmes, elles seraient nées avant, et se seraient cadrées par rapport à leur frère succédant au père ayant lui-même succédé à son père, lui-même ayant succédé à son père et ainsi de suite en remontant, le lieu ainsi entretenu à l’infini par la transmission étant le verger et la maison. Les filles ne peuvent rien devant ce désastre, la mort du garçon.

Alors, dans ce roman, tout s’organise, ou se désorganise, à partir de ce désastre. Le pays, la Hongrie, la pauvreté de la famille qui peine terriblement à nourrir ses deux filles, les pays de l’Est par rapport aux pays de l’Ouest, la catastrophe de Tchernobyl ayant eu pour conséquence la naissance de nombreux enfants malformés à l’avenir désespérément fermé et parqués dans un hôpital pour handicapés dans lequel va travailler la deuxième fille, la narratrice murée dans un obsédant sentiment de vie ratée, tout cela entre en résonance avec le désastre cardinal, l’absence de fils. Si aucun fils restant vivant n’a pu répondre à l’attente, encore moins se déclarer intéressé par le pauvre verger et la maison à l’heure où l’Ouest riche condense tous les espoirs, alors à partir de là les filles et tous les enfants monstrueux et non désirés seront des inattendus à l’avenir désespérément fermés. « Le verger, la maison, il faudra bien les vendre, quand Apa et Mama seront morts. La maison, le verger du père du père du père de mon père, il faudra les vendre. Ou les abandonner. L’herbe rentrera dans les chambres. »

L’écriture est donc brève comme un constat sans appel.

« En Hongrie, vous vivrez toujours auprès d’une frontière. Le pays le veut ainsi. Il y a la frontière, puis un fleuve, une grande plaine et l’autre frontière. Nous n’avons pas choisi. » « En 1919, les trois quarts de nos territoires furent confisqués. Depuis, nous sommes tous frontaliers." »Voilà : déjà un désastre. Le futur se noie dans le fleuve, l’Ipoly. « Nous vivons heureux, ici. Nos maisons peintes cachent des cours arborées. Nous n’aimons pas montrer nos richesses. Les nôtres sont végétales. Dans l’unique rue du village, des pruniers rythment nos pas. Nous avons une poste. Nous avons une épicerie. Nous avons un bus. » Phrases courtes et sobres pour dire la résignation, et puisque nous devons vivre ici alors nous nous contentons et puisqu’il le faut nous trouvons même notre village beau, nous ne désirons rien d’autre puisque nous ne pouvons pas désirer, pas espérer. Pourtant, dans ce village du non désir d’autre chose il y a pourtant une brèche : « Le bus mène à une gare, où patientent des trains pour Budapest. A Budapest patientent des trains pour n’importe où dans le Monde. De ce fait, nous ne sommes pas si isolés que ça. » La sœur aînée est déjà partie pour Budapest. « Un hôpital ferme notre village. Ses patients sont des enfants. Menés par les ambulances, à peine issus de l’utérus maternel. ...certains parents jettent leurs enfants, ici, à l’extrême pointe de notre pays, à peine leurs premiers cris poussés. Des parents terrifiés. Vaincus. » Il y a les enfants, monstrueux, qui ne pourront jamais partir, et ceux qui ne rêvent que de partir, que de fuir cette vie invivable, cette vie sans perspective...où pourtant apparemment rien ne manque pour être heureux puisqu’il y a une poste, un bus, des cours arborées, une rue...bref de quoi se contenter, se résigner.

Donc, des phrases courtes et percutantes comme de la colère faussement calme, mais immense. La résignation a forcé l’écriture, trouvé ainsi une brèche : voilà ce que j’ai à vous dire, croyez-vous que tout va bien ? Nous entendons un assourdissant cri de haine, de révolte, de colère. L’écriture, sobre comme si elle ne voulait rien déranger de notre confort d’habitants de l’Ouest, réussit à le prendre, ce bus vers n’importe où dans le Monde, à nous d’entendre.

« Un jour, je prendrai le bus. Je trouverai du travail. On trouve toujours du travail quand on est courageux. Je n’ai pas peur de me salir les doigts. Je pourrai devenir bonne, ou fille au pair en Europe de l’Ouest, dans une famille qui estimera utile pour l’avenir de ses enfants de connaître le hongrois. » Formidable et cinglante ironie. Pour l’Ouest aussi, ils sont des inattendus...Sauf s’ils peuvent servir...Pas de passage de relais pour le patrimoine de l’Est, aux yeux de l’Occident, comme si en Occident aussi, le garçon était mort, celui qui aurait reçu l’héritage et l’aurait emmené jusqu’au seuil de la génération suivante. L’impasse de l’Ouest donne un relief poignant à ceux qui restent : « Leurs soliloques produisaient un rugissement paisible. Ils gisaient droits. Immobiles. Figés dans la mollesse par des maladies neurologiques... J’ai regardé par la fenêtre. Il ne me fallut pas longtemps pour comprendre que cette fenêtre était inutile. » « Dehors était une image. Parfaitement. Immobile. Nous gisions. Parfaitement. Immobiles. »

« Nous sommes heureux, ici. Epargnés du progrès. A peine salis par nos superstitions. » Ironie méchante.

« Je n’ai jamais été indispensable à mes parents. »

« L’Ipoly est un cercueil. Nous avons tous appris, ici, à ne pas croire à son débit tranquille. »

« La souffrance est partout. Elle valorise la plus infime parcelle de bonheur. »

« La fatigue de ma mère, l’indifférence de mon père, la fugue de ma sœur m’ont ôté mes illusions. »

« Nous n’avons pas de quoi soigner nos enfants. Les pays de l’ouest nous envoient des boîtes de médicaments entamées. Un jour, pourtant, nous rejoindrons l’Union Européenne. Certains remèdes sont périmés. Les généreux donateurs précisent qu’ils agiront quand même sur nos organismes privés de médecines. En Occident, il semble largement admis que l’organisme d’un Hongrois diffère de celui d’un Français. » Voilà : ce sentiment qu’à l’Ouest il y a une bonne mère, à travers les bonnes médecines, qui prend bien soin de ses enfants, et en Hongrie, il n’y a qu’une mère fatiguée, un père indifférent et une sœur qui a fugué. Ceux de Hongrie sont les inattendus d’une mère qui ne donne pas la même chose à ses enfants et aux autres enfants pas de sa chair. Il y a donc, retentissant dans ce roman, cette vérité qu’il y a deux clans parmi les enfants de la communauté humaine, les nés du bon côté, qui restent en quelque sorte au sein d’une bonne matrice qui prend bien soin d’eux avec l’assurance d’une figure paternelle qui assure bien ce sein où tout baigne, et les nés pas du bon côté, qui ont été jetés hors de cette matrice, il n’y a plus cette matrice, il n’y a qu’une mère fatiguée qui ne peut plus garder en son sein, qu’un père indifférent à cette mise dehors, et une sœur qui s’est enfuie, elle n’incarnera plus l’instance capable de garder en son sein. C’est à cause de l’Ouest, de son idéal du tout baigne et du progrès, que les enfants de l’Est, jetés hors de cette matrice représentée idéale de l’autre côté, sont vus comme mal nés, comme sans espoir, alors qu’en vérité ce sont eux les nés, et ensemble avec les privilégiés, tous ces enfants ne devraient être accueillis que comme les enfants renouvelant la communauté humaine, avec une autre sorte de mère. Alors, ce sont eux qui forment déjà une Communauté Européenne Historique !

« A l’encontre de sa politique de suspicion généralisée, le communisme fut une ère fondatrice - fédératrice des peuples par la douleur. ...Nous vivons une fraternité de cinquante ans dans la souffrance, plus complexe que n’importe quels intérêts économiques. Nous partageons la même Histoire, les mêmes manques, par-dessus tout, le même espoir. Nous voulons tous la liberté. ...Nous sommes, déjà, une Communauté Européenne Historique. Vos intérêts communs, généreux Occidentaux, sont ponctuels et fluctuants. Ne nous sous-estimez pas. Ne nous prenez pas de haut. Vous nous envoyez des médicaments périmés. Voici la base que vous choisissez pour notre future coopération européenne. Vous nous regardez crever. Ne vous offusquez pas si, au milieu des remerciements, des crachats frôlent votre visage. » Magistral ! La narratrice échappe aux mains humiliantes ! Elle a bien raison ! Forte leçon lancée au visage de l’arrogance occidentale ! Vos aumônes, riches Occidentaux, ne vous coûtent pas grand-chose pour vous payer une bonne conscience de dominants !

Percutant premier roman ! Bravo !

Alice Granger Guitard



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Messages

  • "L’écriture est donc brève comme un constat sans appel."

    oui. Au rebours du lyrisme qui porte fruit, au rebours de la rhétorique creuse. Ecriture de la honte avouée, qui fait honte.

    Belle note, sans appel elle-aussi.

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