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Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres - Marcel BENABOU
mercredi 10 mai 2006 par Bouchta Essette

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Coment Benabou a écrit Pourquoi je n

Lecture dans : Pourquoi je n'ai écrit aucun de mes livres

De Marcel BENABOU

 

Introduction

S'il arrive quelquefois au lecteur d'entamer la lecture d'un texte littéraire sans être sûr d'en avoir ou pas lu le titre, pareille distraction ne lui sera pas autorisée devant Pourquoi je n'ai écrit aucun se mes livres1 de Marcel Benabou. Ce livre n'est pas en effet un livre comme les autres, du moins si l'on considère que son titre n'est pas un titre comme les autres. Nous ressentons d'ores et déjà, à travers ce titre, à caractère plutôt rhématique, un relent de mystification, voire de mensonge discrètement et sournoisement étalé, du fait que ce titre figure sur un volume dont il assure de toutes les manières une quelconque paternité.

Ne s'agit-il pas là d'une invitation ou du moins d'une invite de la part de l'auteur à une mise en garde contre une prise au sérieux de ce genre révélation, dût-elle être de bonne ou de mauvaise foi ? Ecrire tout en prétendant qu'on n'écrit pas, c'est d'emblée installer le doute et la suspicion dans l'esprit du lecteur à qui l'auteur, usant de cette technique de provocation, demande, beaucoup plus que toute autre écriture, une véritable collaboration. Il l'entraîne ainsi avec lui, quelque part, sur les lames d'un livre qui risquent sinon de le culbuter quand il s'est abandonné à sa léthargie lectorale, du moins de l'aiguillonner par leur bord effilé.

Dans ce livre qui sent à cent lieux la chausse-trappe, que l'auteur déploie comme un objet intentionnellement conçu pour produire chez le lecteur de véritables illusions aussi bien de réel que de l'irreel, il est possible de déceler quelques pistes de lecture. L'auteur ne ferme pas hermétiquement son texte, il laisse prévoir la possibilité de retrouver le livre qui ne cessera jamais de jeter la suspicion sur sa propre existence. Nous cherchons à le traiter sous l'éclairage d'un outil linguistique que nos appelons  " contrainte rétro-progressive. " Notons que le terme " rétro " désigne toute action tournée vers l'arrière tandis que " progressive " désigne toute action tournée vers l'avant. Cette structure oxymorique nous permet de démystifier tant soit peu cette écriture piège qui étale ce qui n'est pas pour mieux faire montre de ce qu'elle étale, en donnant l'impression de buter et de régresser quand, dans le fond, elle produit des bonds surprenants.

L'enjeu de ce jeu rétro-progressif est d'expérimenter une pratique scripturale singulière dont use Benabou pour obnubiler une fiction problématique ou pour l'inféoder complètement aux multiples stratégies ou exigences de cette diction. Autrement dit, notre intention consiste à démontrer comment l'auteur, traitant de quelques thèmes, produit un texte où prime la diction au point qu'elle devient elle-même  fictionnelle. Pour ce  faire, il fait appel à la connivence d'un lecteur incontournable qu'il donne l'impression de tarabuster, mais dont la présence constitue néanmoins la condition nécessaire pour l'actualisation de son œuvre. C'est sur cet astéisme bien feutré qu'il fonde donc son écriture, qu'il expérimente ce mode de pratique littéraire que nous appelons " lecriture " et qui n'est que la relation dialectique qui lie indéfectiblement deux instances indispensables à la réalisation d'une œuvre littéraire : la lecture (et le lecteur) et l'écriture..

II Au seuil du texte

Tout comme n'importe quel écrivain qui est conscient de la négativité2 de son texte et par la même des difficultés que le lecteur ressent en l'abordant, Benabou, dans sa tentative de simplification, donne l'impression d'entreprendre la lecture de son propre texte en proposant un discours métatextuel. Mais quel intérêt, peut-on se demander, a-t-il à ne corser un exercice que pour le résoudre ensuite, et n'interpeller le lecteur que pour le museler ?

Métatextuel, ce discours ne le sera en fait que partiellement ; Il s'inscrit dans cette stratégie de ruse et de mystification dans la mesure où il reste, délibérément, bien en deçà de ses promesses, exactement comme l'auteur, délibérément, ne pourra jamais nous convaincre- et le voudrait-il ? - qu'il n'a écrit aucun de ses livres. Dans ce cas, la valeur de ce discours métatextuel ne consiste pas à tout dire, mais à dire juste de quoi faire que le lecteur ne se sent pas rebuté. C'est du moins ce que nous comprenons dans ce qu'il insère dans son écrit pour déjouer le piège qu'il s'évertue à tendre à son lecteur autour de chaque mot et chaque phrase : " Au commencement une phrase très courte, dit-il, Une demi-douzaine de mots seulement "25. Voilà le piège installé au commencement.

Le langage fait ici retour sur lui-même. Autotélique, il montre sans démontrer, quand le lecteur naïf exige irrémédiablement du sens, comme si le sens ne devait jamais être déjoué par le jeu. Le piège sera plus voyant quand le narrateur déploie cette espèce de prétérition : " surtout ne pas laisser fuser l'alexandrin " quand justement, il le fait fuser, non sans éclat, dans ce même énoncé. Et le titre dont il dit tout sauf sans doute l'essentiel, mais n'est-ce pas cela qui alerte le lecteur et le met en garde contre une quelconque supercherie " dictionnelle " ? C'est-à-dire ce que le premier cache et ce qu'il incombe au second de déduire, ce que le narrateur condescend à lui en révéler.

De l'aveu de l'auteur lui-même, le titre peut être lu comme une provocation en raison de cette parenté avec le titre de R. Roussel : Comment j'ai écrit certains de mes livres avec seulement la substitution de " pourquoi " au " comment ", de " aucun " à " certain. " Il peut être aussi perçu comme le lieu du paradoxe si tant est qu'il soit, malgré la volonté feinte de l'auteur de chercher à prouver le contraire, au moins un livre qui cherche à nier sa propre existence. Cette évidence, l'auteur cherche intelligemment à l'éluder pour tenter de fourvoyer le lecteur en lui proposant de la sorte un jeu avec et sur les mots du titre. Cela s'exprime à travers les quelques éventualités qu'il nous propose : L'auteur pourrait n'être qu'un nègre qui se serait contenté d 'écrire pour les autres, comme il pourrait lui-même s'être fait payer les services d'un autre pour lui écrire ses livres, d 'autant que l'emploi du personnel " je " donne l'impression de n'être qu'un élément du jeu, sans renvoyer forcément à l'auteur lui-même. " Je " après tout, allègue-t-il, n'est qu'un embrayeur qui revoie tout au plus à celui qui l 'utilise, ici en l'occurrence le narrateur, qu'aucun élément textuel ne permet, à première vue, d'identifier avec le l'auteur du texte. Vu sous cet angle là, " je" donne l'impression de n'être qu'un élément du jeu scriptural qui fait du trompe-l'œil un atout esthétique à même de bouleverser les habitudes lectolales consacrées. Cela étant, et malgré toutes les suspicions jetées sur ce " je ", l'identité du narrateur avec l'auteur n'en sort que mieux affirmée et affermie. Ne dit-on pas que trop prouver c'est paradoxalement ne rien démontrer ? Car une évidence n'a pas besoin de preuves. Et le " je " ici, ne peut tout de même pas être un autre.

III La dimension dialogique3

Le souci manifesté par l'auteur de hasarder quelques tentatives métatextuelles justifie implicitement l'inscription de la pièce du lecteur qui investit de manière pléthorique le texte. " Il n'est que temps, lecteur, lui dit-il, de vous donner à nouveau la parole "99. Personnage à part entière, il s'impose au narrateur pour ne pas dire que c'est le narrateur qui se l'impose ; ce qui confère au texte une dimension " dialogique " qui montre explicitement qu'écrire, c'est surtout chercher à dialoguer avec le lecteur à qui le texte est initialement destiné. Que le dialogue soit direct où indirect, vrai on simulé, il est inconcevable qu'on écrive un texte sans imaginer une catégorie de lecteurs à qui il est destiné. , Comme il est inconcevable d'invoquer un partenaire du dialogue et le priver de sa part de participation à ce même dialogue, notamment si on se rappelle qu'à l'origine, dialogue et dialectique4 ne sont qu'une seule et même chose, ce qui confirme l'incontournable rapport allocutaire "  je/tu. ". Voilà pourquoi Benabou sera loin de traiter méprisamment son lecteur comme l'aura suggéré Raymond Queneau5. "  Imaginons un instant, remarque Benabou, qu'il (l'auteur) explique pourquoi et en quoi ceci n'est pas un livre ; il ôte par là-même au lecteur toute envie de poursuivre "21

Le dialogue qui s'instaure entre l'auteur et son lecteur n'a rien à envier au dialogue canonique qui exige un échange effectif d'informations entre les partenaires de la communication, et ce malgré sa particularité. En sus du titre qui, eu égard à sa tonalité, fonctionne comme une réponse à une éventuelle question que le lecteur est censé lui avoir posé à propos de quoi il aurait répliqué par la reprise de cette même question à tonalité affirmative, il y a naturellement cette espèce de vocatif " au lecteur " au moyen duquel l'auteur convie son partenaire du dialogue à accepter de le suivre dans un texte qui manifeste à son incipit sa prédilection pour l'écart et la déviation, et dans les chemins tortueux d'une écriture qui ne cesse de renvoyer à elle-même, jouant le rôle d'un cataphote qui balise et focalise l'attention sur les modalités qui la constituent.

L'auteur n'aura pas achevé la rédaction d'une page qu'il interpelle déjà son interlocuteur au moyen de cet énoncé à fonction phatique, afin de s'assurer que le contact avec lui est toujours maintenu : " C'est ce cap dangereux, lui dit-il, que vous venez à l'instant de franchir, lecteur (puisque, ajoute-il),  je ne pourrai désormais feindre d'ignorer votre présence "11

Dialoguer avec son lecteur devient un impératif esthétique. Il est d'autant plus nécessaire que l'auteur est conscient des difficultés qu'il lui réserve, sachant qu'il compte l'embarquer dans un livre si singulier que s'y hasarder tout seul, sans le concours d'un mentor, relève de la gageure. Il n'est pas étonnant qu'il le considère dans ce cas  comme    " un enfant qu'on promène dans les allées d'un jardin qu'il visite pour la première fois, ou comme un hôte à qui on fait les honneurs d'une maison où il n'a encore jamais pénétré "25 ou bien qu'il l'entraîne à sa suite comme un guide entraîne son troupeau de touristes dans "  les collines poussiéreuses d'un théâtre où n'aurait jamais été montée ni montrée aucune pièce ; la salle d'attente glacée d'une gare de banlieue, sur une ligne jamais mise en service "33

En interpellant par intermittence son lecteur, ne laisse-il pas entendre qu'il cherche à le convaincre de pactiser avec lui en l'invitant à accepter à l'avance les résultats de l'exploration qu'il lui propose d'effectuer sous son éclairage et son instigation. ? " Souhaitez-vous vraiment, lui dit-il, que, sans tarder, je vous embarque dans une histoire plus ou moins insensée ? "  27 et, quand embarqué dans une diction qui regimbe, le lecteur suit attentivement, ce mentor comme un œil qui glisse sur les chemins tortueux qui lui sont ménagés dans le texte. Le voyage du lecteur dans ce texte insolite ne peut donc se faire au jugé.

Sachant que le propre du dialogue est l'opposition des thèses, s'il n'y avait pas de désaccord entre l'auteur et son lecteur, l'auteur l'aurait sûrement inventé. De fait, le lecteur, déçu, se sent trahi par un auteur qui lui livre autre chose que ce qu'il a auparavant promis " vous sembliez, lui reproche-t-il, parti avec l'intention de vous livrer à un examen plaisant propre à nous divertir. Et voilà qu'à petit pas vous vous engagez sur un tout autre chemin. Eternel débutant " 47 Et c'est apparemment ce conflit entre ces deux partenaires du dialogue qui rend ce dernier irréductible. L'usage de cette stratégie " déceptive " (6), pour reprendre le mot de Barthes, ne va pas jusqu'à rebuter le lecteur qui, loin d'abandonner pour autant sa posture lectorale, n'en cache pas moins sa fascination (mystérieuse car inexprimée) par une écriture qu'il continue à lire et au développement de laquelle il collabore en participant à ce dialogue même tacite, même muet avec l'auteur.

L'abandon d'un projet au profit d'un autre s'inscrit dans une démarche volontairement provocatrice et paradoxalement utilitaire si l'on considère l'attraction que cette forme de diction exerce sur le lecteur, qui, à aucun moment de sa lecture, donne l'impression de faire défection(7). Sa déception est programmée de telle sorte qu'elle fonctionne plutôt comme un stimulus qui aiguise son appétit lectoral. Si le narrateur le taquine, il ne va pas jusqu'à l'excéder ou le vexer, et le rapport entre les deux instances n'est à aucun moment entamé. Et pourtant l'auteur ne se voit pas moins accusé de " tomber dans la confusion ", de s 'y vautrer sans vergogne. C'est aux yeux du lecteur, une manière de tourner en rond, ce qui le conforte ainsi dans son idée que la diction n'a pas pu dépasser le stade des permisses ou des prodromes.

Or le lecteur semble oublier que le retour en arrière s'inscrit dans une stratégie dictionnelle qui à chaque occasion permet à l'auteur de loger de nouveaux fragments qui doivent contenir en filigrane les réponses à la question qu'il s'est imposé à l'orée du texte ou que le lecteur lui aurait posée, à savoir pourquoi il n'a  écrit aucun de ses livres. Aussi, cette technique de retour intermittent, au lieu de le maintenir dans la position de celui qui piétine ou tourne en rond, lui permet-elle plutôt de décrire une spirale, étant donné qu'il est incapable de se figer dans une position définitive, d'autant que le livre se fait précisément au moyen de ces négations et de ces dérobades.

De fait, même si le lecteur, n'épouse pas entièrement la vision esthétique de l'auteur, -quel intérêt gagnerait un auteur avec un lecteur réceptif et passif ?-il n'en démontre pas mois un certain attachement qui s'exprime à travers cette volonté qu'il manifeste en acceptant de subir ses provocations et en se contentant " des étapes d'une vie pauvre en éléments  " (99. Le lecteur n'enjambe ainsi un écueil que pour affronter un autre, tente vainement quelquefois de dissuader l'auteur en lui proposant " de renoncer au monde du dire et de l'écrire, et il se libérera au mois de l'obligation de dire et d'écrire qu'il renonce au monde " 99), ne réalisant pas le piège que celui-ci lui tend quand il adopte cette stratégie qui repose sur l'art de transformer son échec en réussite, en fabriquant un livre avec les débris de ceux qu'il n'a pas écrits(100)

IV La "  lecriture " mode d'emploi : à la recherche de la singularité

Pour quelqu'un qui n'a jamais été quitté par le désir d'écrire, malgré les circonstances changeantes de sa vie depuis sa prime enfance, il n'est pas toujours aisé d 'écrire sans avoir lu. Ecrire est une opération de second degré ; elle est tributaire d'un exercice préalable qui s'appelle la lecture. " J'ai, écrit l'auteur, un irrésistible besoin de lire pour pouvoir éventuellement écrire ou même pour être simplement en état de penser "51

Voilà pourquoi la lecture de certains livres qui doivent du reste être très nombreux, crée chez l'auteur un sentiment de frustration, car il a l'impression d'être dépossédé d'un livre qui aurait pu être le sien, comme s'il était victime de ce que F. Le Lionnais appelle "le plagiat par anticipation. "8 Ce livre que je venais d'achever (de lire), c'était bien sur à moi qu'il revenait de l'écrire : j 'y retrouvais la plupart de mes thèmes favoris quelques-uns uns des personnages que j'avais moi-même esquissés et jusqu'aux sinuosités de ce que je croyais être mon style. Ecrire c'est donc tisser des liens avec les prédécesseurs au moyen des pratiques intertextuelles si tant est que " le monde en fait, affirme l'auteur, me paraît rempli de plagiaires "51

En effet qu'est-ce qu'écrire sinon plagier ? Ecrire est certes une opération qui doit nécessairement être précédée d'une activité lectorale. On ne saurait considérer la " scription " comme une activité personnelle et autarcique. Ecrire n'est tout au plus qu'un montage de morceaux rédigés et de fragments empruntés. A l'origine de toute écriture se trouve la lecture. Hypotexte et hypertexte s'interpellent et se chevauchent dans un brassage qui défie indifféremment temps et espace, écoles et doctrines.

Ecrire en disant comment on écrit, n'est-ce pas proposer un mode de lecture qui puisse rendre compte des soubassements de cette écriture ? Convaincu de sa singularité, l'auteur adopte l'attitude du pédagogue qui introduit subrepticement une espèce de mode d'emploi aussi bien lectoral que scriptural pour donner à lire ce texte dont l'apparente simplicité occulte une véritable complexité, faisant de la lecture et de l'écriture la face et le revers d'une seule et même médaille. C'est ce qui nous permet d'user de ce mot-valise dans : " lecriture mode d'emploi "

Aussi, l'auteur affiche-il d'emblée son credo esthétique en cherchant d'abord à se démarquer par rapport à ses prédécesseurs, même si cette entreprise s'avère délicate, étant donné que tout semble avoir déjà été traité avant lui. Il s'agit néanmoins d'abandonner les sentiers battus, de récuser toute tendance à la réduplication qui ne fait qu'ajouter aux produits déjà existants, une copie 9 conforme aux modèles éculés , " comme les femmes séduites étaient classées par nationalité dans le catalogue de Don Juan "27. Autrement dit, des histoires insérées, avec des personnages bien typés, pris dans des conflits plus ou moins vraisemblables, voilà ce qu'il s'interdit de reproduire pour réaliser la singularité à laquelle il aspire. Par la même occasion, il se démarque de cette tendance d'écrire qui se veut une concurrence à l'état civil " exercice dont d'autres jadis (référant probablement à Balzac) se sont acquittés avec trop de talent pour qu'on ose encore s'y livrer "19. L'auteur n'épargne pas les autres tendances même les plus modernes. Il adopte la même attitude de soupçon à l'égard de "  ce tardif rejeton de feu l'allitérature10, un avatar du défunt antiroman, une nouvelle monture du livre sur rien "25.

Pourquoi je n'ai écrit aucun de mes livres est pour ainsi dire le livre de la contemplation ? L'auteur y déploie une narration qui prêche la modération. Il refuse d'intégrer la scène avant de se familiariser avec la tribune, d'être acteur avant d'avoir été spectateur, héros avant d'avoir été comparse. Car dominer la scène et tout ce qui s'y déroule, c'est non pas s'y mettre, on ne verrait rien, mais s'en dégager et la contempler de loin ; c'est avoir la possibilité de l'embrasser dans toute sa complétude par un regard synthétique. Benabou est un spectateur sage et attentif de la représentation : " Littérature ". De loin il l'observe pour la maîtriser.

Aussi avant de se décider à écrire, ne cesse-t-il pas de lire et de grignoter une partie de l'espace qui le sépare de la pratique littéraire ; " Ne rien écrire, affirme-t-il, avant d'avoir accédé à une complète maturité, me semblait être la première des urgences "71. Prendre son temps pour se former, exploiter la plénitude du temps sans trop se soucier de son écoulement, ménager ses efforts, accumuler des réserves pour des circonstances fatidiques, " pour nourrir l'œuvre à venir "67 par l'immersion dans les divers textes, voilà les premiers plaisirs que le narrateur découvre dans la lecture. "  Le plaisir d'écrire commençait à m'apparaître comme une autre face du plaisir de lire, un subtil échange de tâches allait même s'opérer entre ces deux activités devenues jumelles "56

Ainsi, c'est en lisant qu'on devient " liseron ", pour reprendre le mot de Queneau, qu'on finit par saisir le sens de l'écriture. Ne rien entreprendre à la hâte, effleurer sans déflorer, tourner autour sans y aller directement sont autant d'attitudes qui traduisent une nature portée instinctivement à la retenue. Le plaisir que produisent sur l'auteur les mots de Buffon, pour qui le génie " n'est qu'une plus grande aptitude à la patience "63, le rassure dans la position de celui qui est sûr de s'embarquer dans une aventure scripturale pour laquelle il doit se préparer de manière responsable et consciencieuse. S'il a senti qu'il devait écrire un jour - prémonition qui ne tardera pas à se confirmer- c'est qu'il fallait qu'il s'y mît avec tout le sérieux qu'exige cette activité qu'il ne cessera d'entourer d'un rituel comme s'il s'agissait d'une pratique sacrée

Il considère en effet la littérature comme une activité d'une " extrême noblesse ", allant jusqu'à lui conférer une " majesté hiératique " qu'il s'interdit de souiller s'il se mettait à la bafouer en se livrant à une écriture cursive. Voilà pourquoi il a mis du temps à rejoindre le panthéon de ceux qui ont appris à dominer le verbe et à l'apprivoiser.

Or si écrire c'est qu'on le veuille ou non véhiculer fatalement un message, et si raconter c'est irrémédiablement parler de quelqu'un ou de quelque chose, Pourquoi je n'ai écrit aucun de mes livres ne déroge nullement à la règle. Néanmoins, l'auteur va s'imposer des contraintes à la fois formelles et sémantiques pour expérimenter une écriture rétro- progressive exploitant en même temps les vertus du tompe-l'oeil et de la mystification, considérant le livre comme un espace où s'exerce le piège, pour ce qu'il révèle et plus encore pour ce qu'il cache, pour " ses dérobades ", " ses manques ", " sa défection ".

Aussi ne s'agit-il pas seulement de voir pourquoi on écrit et on raconte. Dans raconter et écrire, l'essentiel c'est d'user d'une démarche qui soit personnelle et qui soit à même de surprendre, voire de déranger par son étrangeté. Si trouver une démarche à soi et originale, c'est procéder à une percée solennelle dans la découverte de la nouveauté, le détour est alors mis au service d'une écriture qui exhibe d'emblée son caractère éminemment subversif. Le livre de Benabou est bel et bien un livre qui raconte tout en se racontant.

De fait, même si le livre en tant que thème a fait auparavant l'objet de maintes études, l'auteur ici " mutile " le sien pour en donner une dimension si originale qu'il veillera à ce qu'il soit à la hauteur du contenu avec lequel il ruse et qu'il tente de mystifier. Cette atrophie se présente sous les dehors de l'impuissance et de l'échec. Elle se traduit par le désir et la détermination de l'auteur de rester à l'extérieur de l'œuvre, de la taquiner sans chercher à l'affronter de front, de s'en dégager sitôt qu'il a senti qu'elle l'enserre. Comme s'il avait peur de la profondeur, il déclare son chapitre " trop avancé pour qu'il songe à lui faire changer de direction. Il préférera donc le laisser en l'état et en proposer un autre qui repartira sur des bases nouvelles "21

Il fait montre d'une hantise obsédante des commencements et de la première page, se complaît dans l'espace péri textuel, proposant une sorte d'avertissement au lecteur, sans compter un nombre impressionnant d'épigraphes mises en exergue à la tête de ses chapitres. Tous ces débris de phrases auxquelles il s'évertue de donner une couleur apparemment dépréciative en les considérant comme l'expression de son impuissance-"  je n'ai jamais réussi, écrit-il, à mener jusqu'au bout mon premier livre "33- trahissent, comme un effet de boomerang -positif- ses véritables motivations esthétiques qui se résument dans sa soumission volontaire à cette pratique scripturale dont les " amorces, (les) prémices, (les) promesses, ou (les) leurres devraient constituer les éléments d'un ensemble organisé (qui) suffirait à m'ôter l'envie de poursuivre "33,4

Reprendre à zéro, reconsidérer ses positions, ajuster son regard, réitérer indéfiniment sans jamais se lasser, c'est faire de ces pseudo échecs, de ces bris de débuts une œuvre originale. Et puis, se complaît-il à répéter, Sisyphe, ne s'est-il pas fait des muscles à force d'échouer interminablement ? Voilà pourquoi, écrit-il, "  c'est dans le moment où je me donnerais acte de mon inaptitude à l'écriture que je me découvrais écrivain, et c'est dans l'absence de mes ouvrages inaboutis que se nourrirait celui-ci. Bel exemple de cette stratégie du qui-perd-gagne, de cette promesse dialectique qui fait d'une accumulation d'échecs un chemin vers le succès "127

Si tant est que la littérature s'avère une entreprise délicate qu'il faut entourer de soins particuliers, l'auteur qui a appris à être patient, doit baliser le terrain avant de l'investir, le déblayer afin de mieux le cultiver. S'il n'a pas écrit ou plus exactement, s'il a tardé à écrire, il a au moins su préparer les conditions requises pour mieux cerner ce concept de la littérature dont le caractère insaisissable est reflété par cette ambivalence qui en fait tantôt un " comble d'ascèse " tantôt un " comble de futilité "68

De ce fait, attendre, tarder à écrire, ne peuvent être perçus comme une impuissance. C'est plutôt un choix délibéré, une contrainte que l'auteur s'est volontairement imposé pour que le jour de la délivrance soit, non un jour de douleur, mais plutôt de jouissance au sens barthésien du terme. C'est pourquoi, affirme-il, " la virginité que l'e m'attachais à préserver donnerait plus de solennité à mes noces futures "64

Etant hostile à l'esprit de clocher -scriptural s'entend- l'auteur s'abstient de " devancer les échéances " pour se distinguer de ceux qui ont senti  " l'urgent besoin de faire leurs preuves "63. S'il a donc tardé à écrire certains de ses livres, même s'il a accumulé une partie suffisante du savoir qui lui aurait permis de s'introduire aisément et prématurément dans le cercle des écrivais, c'est qu'il joue tout de même le rôle d'écrivain de seconde main dans ce sens qu'il trouvait "  un véritable plaisir à ce rôle de conseiller occulte auquel il se livre encore aujourd'hui à l'occasion "69

Nous nous en rendons compte, les raisons qui empêchent Benabou d'enter dans le monde de l'écriture, de la rature et de la littérature sont légion dans le texte. Chercher à toutes les réécrire est une gageure, car c'est inévitablement réécrire le texte dans sa totalité, tant il est vrai qu'elles en constituent l'un des thèmes les plus privilégiés. Etant vraisemblablement le produit d'une éducation plutôt intellectuelle (nous y reviendrons plus loin) beaucoup plus que d'une éducation morale, c'est dans la littérature qu'il puise les raisons de son abstinence et même de son obstination à camper à la lisière de l'écriture : " C'est à coup de références purement littéraires, écrit-il, que je m'exhortais à ne pas tomber très tôt dans les filets de la littérature "66, ce piège qui ne tardera pas à l'enserrer sitôt qu'il s'y introduira. D'autant qu'il lui arrive souvent de se sentir indécis, voire interdit devant " la contradiction entre ce que l'activité littéraire- rut (ou ruse) impudiquement étalé(e)- peut avoir de réjouissant, voire de franchement hilarant, (car écrire, à bien y regarder, qu'est ce que d'autre que tracer des lettres et puis rire ?) "69

L'autre raison qui n'est pas moins déterminante dans son campement à l'extérieur de la littérature est incontestablement ce désir tant ambitionné par les Oulipiens et qui consiste à faire œuvre unique, car à ses yeux, "  concevoir un livre comme un élément dans une série relevait presque de l'imposture "64. C'est son aversion pour ce genre d'activité scripturale qui a fait ancrer en lui " la hantise du livre unique, (...) seul dans son genre et infiniment au-dessus de tous les autres "64, préférant suivre le mot d'ordre de Pierre Jean Louve qui ambitionne " le poète d'un seul livre "65

Encore faut-il -et c'est là où réside sans doute l'originalité de l'auteur- marquer par quelque expédient scriptural que ce soit sa différence d'avec les autres écrits pour réaliser cette singularité qui fait la spécificité d'une véritable écriture, et qui imprime au texte une saveur qui lui est propre, malgré l'évidente parenté avec les autres textes qui constituent de toutes les manières l'arrière fond comme la première écriture sur un palimpseste. " C'est vrai enfin, révèle-t-il, que l'essentiel de ce que je pourrais dire d'original (à mes yeux tout au moins) viendrait précisément de cette aptitude à subir des influences multiples et a priori contradictoires "52
En outre, écrire, c'est être conditionné par ce mouvement pendulaire et dialectique qui lie inextricablement "  l'écriveron " à ce qui était et à ce que sera. En d'autres termes, c'est ne subir l'influence des uns que pour exercer la sienne sur les autres. Les livres que l'auteur n'a pas écrits, c'est du moins ce qu'il prétend, se trouvent quelque part "  dans les bibliothèques par mots, par groupes de mots, par phrases entières dans certains cas "51. C'est grâce à cette accumulation de savoir puisé dans les textes d'autrui que l'auteur peut finalement franchir cette limite fatidique pour enfin se découvrir apte à " s'agréger au mince troupeau de ceux dont un public attentif parfois jusqu'à l'anxiété attendait quelque chose comme une révélation "56

Admis et intégré dans cette cohorte d'écrivains qui ne parviendra pas à le phagocyter, Benabou nous fait part, malicieusement, de son esthétique scripturale fondée sur la prudence et la retenue, mais aussi sur la ruse et la mystification. Car pendant des années, " l'essentiel du travail, écrit-il, avait consisté à user à fond de l'écriture non pour fabriquer de la littérature, mais pour en ajourner la production "126. Sa stratégie c'est de " tourner autour du mot, récuser sans cesse tout ce qui a pour mission se sécuriser, je ne faisais rien d'autre "126. Rester ou donner l'impression de rester à l'orée de son texte c'est ressentir au préalable cette émotion qui vous paralyse avant qu'elle n'ait pris le temps de s'extérioriser pour se matérialiser dans un geste ou dans un acte. Qu'est ce que, dans ce cas, la poésie sinon des émotions11ressenties avant qu'elle ne prenne forme au moyen des mots ?

Cette posture à l'incipit est une sorte de préparation mentale et intellectuelle de ce qui sera et doit être, de ce qui peut justifier cette interminable attente. L'écriture de Benabou ne taquine pas le net et le progressif, elle est faite de ballottement effectué tantôt vers l'avant, tantôt vers l'arrière. Et avant qu'il n'ait saisi cette forme originale d'écrire à laquelle il a toujours aspiré, où plus exactement avant qu'il ne l'ait distinctement détachée de ce qu'elle contient, il en use au risque de l'obnubiler dans cet amalgame qu'il a délibérément conçu pour éprouver les capacités herméneutiques du lecteur. C'est toute la ruse déployée pour rendre compte des éléments opposés, qui constituent une seule et même chose. " Aussi, dit-il, écrire qu'on voudrait écrire, c'est déjà écrire. Ecrire qu'on ne peut écrire, c'est encore écrire  Une façon comme une autre d'opérer le renversement qui est à l'origine de tant d'audacieuses entreprises : faire du périphérique le centre, de l'accessoire l'essentiel et de la pierre de rebut la clé de voûte "126,7

Voilà entre autre ce qu'est écrire pour Benabou, C'est une mystification qui devient dès lors voyante malgré cet interminable positionnement à l'entrée du livre. En écrivant de la sorte, il souhaite " susciter un trouble, un malaise- même léger, même furtif- chez ceux qui jusqu'ici se livraient en toute quiétude à l'activité littéraire "116. A la place de cette inquiétude, il installe plutôt une quiétude rassurante, mélangeant diction et fiction, récit et commentaire, introduisant des nuances indispensables même si elles sont ténues, tempérant les " aveux " par des " sarcasmes ", désamorçant des " affirmations " par des " railleries ", faisant de " l'ironie " une arme efficace, un mode d'approche sûr pour servir ses intentions narratives. Il est conscient que la recherche de l'originalité dans l'écriture ne veut nullement dire la création ex nihilo - Lucrèce et Epicure, n'affirmaient -il pas que rien ne vient de rien et que tout ce qui est découle de ce qui existe ?- Il s'agit pour le moins d'exploiter ce qui existe déjà en y imprimant une touche personnelle. " Si l'on voulait que certaines vérités puissent continuer à vivre, ne fallait-il pas sans cesse les redire ? Les choses après tout ne se maintenaient dans l'être que grâce à l'effort fait par quelques-uns uns pour les recréer jour après jour "116

En écrivant, Benabou fait alterner diction et fiction. C'est là un des aspects du détour, voire de la cassure qui n'est pourtant jamais ressentie comme telle, mais comme un hiatus harmonieux qui exploite les vertus les plus paradoxales du langage. Si la littérature était et est toujours dévoilement, elle n'en reste pas moins, considérée sous un angle opposé, une activité qui fait " qu'un livre n'a pas besoin d'être le reflet ou la transposition de quelque chose qui lui préexiste. Il est, tout simplement : on ne peut donc le créer de toutes pièces, sans crainte ni retenue, puisqu'il n'a d'autre justification qu'en lui-même111, 2.

De ce fait, en écrivant, l'auteur ne cherche pas à redoubler le réel, mais il essayera de " le continuer par d'autres moyens "122. Faire un livre, c'est se soumettre à des impératifs esthétiques, autres que ceux déjà utilisés, dont notamment l'exploitation des ambiguïtés et des faiblesses du langage. C'est opposer " ses propres ruses d'usage " aux " traquenards de l'écriture " adoptant ce principe de : " Leurre pour leurre, dol pour dol "122, bravant les interdits, érigeant la transgression en méthode, osant blasphème et sacrilège, voire apostasie en matière scripturale, mêlant la puérilité au sérieux, explorant les données du langage jusqu'à ses parties les plus ténus, partant de la lettre jusqu'au mot, en s 'arrêtant sur la syllabe, abolissant les vieilles frontières séparant les mots, les phrases, les pages, et même les ouvrages, en se rappelant qu'un mot ne vient jamais seul, qu'il entraîne forcément avec lui tous les congénères de son clan, violant la syntaxe, détournant subrepticement les formules de leurs significations habituelles, usant de " Bris de mots "12, n'oubliant jamais qu'. " Un aphorisme peut toujours en cacher un autre "13 acceptant de suivre " Alexandre au greffoir "14 pour hasarder des " Locutions introuvables "15, même celles empruntées aux " Presbytères et prolétaires "16, transformant un traité de rhétorique en roman d'aventure, redonnant du tonus aux formes linguistiques en déperdition, exhortant à ne rien préférer à l'ironie et à la dérision et ne posant finalement que des questions insolites tout en en cherchant des réponses possibles.

Voilà ce que l'auteur entreprend pour composer son livre dont il s'évertue de nier l'existence. IL parvient en fin de compte à passer aux aveux en dévoilant les supercheries auxquelles il s'est livré tout au long de sa narration, enjambant " l'apathie, l'engourdissement, l'indolence, l'inertie, la mollesse, la somnolence, la torpeur124 ", se réchauffant de ce feu de l'écriture, " un feu qui avait été long à naître, mais dont j'espérais fermement qu'il serait tout aussi long à s'éteindre "124

En déployant une esthétique des plus subversives et des plus alambiquées, faisant de l'amalgame et de la confusion la pierre angulaire dans l'édification d'un texte littéraire, ne cherche-t-il pas à faire de son lecteur un limier ? " Tes lecteurs, se dit-il, ne chercheront pas seulement ce que tu auras tenté de dire, mais ce que tu auras voulu de dérober à leur regard, ils sauront être plus perspicaces que tu n'auras été retors ; ils verront tes ruses, tes déguisements, tes mystères "110. Ils ne ménageront aucun effort pour venir explorer son texte munis qui de " scalpel " même mal " effilé ", qui de grille même " rouillée ", décelant " sous un silence un cri, derrière telle absence un signe, et dans la gradation même les traces d'un aveu "110,11. Cet aveu, tout révélateur qu'il soit, est loin de constituer le centre du texte, puisqu'il se trouve à la limite du péri texte. C'est là que l'auteur révèle ce qui, entre autre, serait probablement le sens profond de son texte, c'est-à-dire " le récit d'une rencontre sans cesse différée d'un amour contrariée, semé d'obstacles et de traverses, victime d'illusions et de regrets ? D'un amour malheureux et finalement peut-être impossible, celui de son auteur avec une certaine idée de la littérature "129

 

V L'autobiographie intellectuelle

Tentons de décrypter un autre " bulbe."Et si c'était autre chose q'une aventure entre un narrateur et ce qui fait et le moyen et l'objet de sa narration ? Pourquoi je n'ai écrit aucun de mes livres offre au lecteur toues les garanties qui le réconfortent dans le genre autobiographique, respectant, sinon la lettre, du moins l'esprit de la définition canonique que donne Ph. Le Jeune de ce genre : " c'est un récit rétrospectif en prose qu'une personne fait de sa propre existence lorsqu'elle met l'accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l'histoire de sa personnalité "15

Or, faut-il, pour produire une œuvre autobiographique continuer à rendre une vie individuelle telle qu'elle a été vécue de manière pratique et effective ? Au delà, pour le moment, de toute considération définitionnelle quant à ce que peut être une vie, faut-il comprendre qu'on doive pour autant la réduire à une somme de " banalités " qu'une personne est censée avoir vécue, réellement, au sens physique est expérimental du terme ? N'est-ce pas réduire de manière caricaturale ce qui est au fond la véritable réalité d'un être humain qui est loin de se limiter à des apparences.
Car, et cela ne peut être qu'une lapalissade, la réalité de l'être humain est en fait plus complexe qu'on ne le croit. Benabou semble détourner notre regard de cette évidence trop visible pour nous rendre sensible à une autre évidence plutôt lisible en ce qu'elle fait de la vie de l'homme une multitude de réalités potentielles dont celle qui peut être rêvée, imaginée, fantasmée, voire parfois anticipée. Autofiction ? Tout porte à croire Que l'auteur n'hésite pas à  " fictionaliser " une vie parce que la trouvant vraisemblablement pauvre en événements.

Etre, c'est la somme de ce qui est, et surtout de ce qui n'est pas encore, mais qui en offre déjà quelques indices prémonitoires. Voilà dans quel sens nous pouvons saisir l'écriture autobiographique privilégiée par Benabou ; Une forme inédite que nous proposons d'appeler " autobiographie intellectuelle " dans la mesure où elle ne rend pas seulement compte de l'histoire ou du vécu effectif de l'auteur, mais propose aussi d'explorer de manière biaisée et fragmentaire un aspect bien particulier de sa personnalité qui se résume dans son itinéraire intellectuel dont la particularité est l'impossibilité de retrouver un tracé permettant de distinguer le réel du potentiel, le vécu de l'imaginaire.

Le texte de Benabou se lit comme un palimpseste à deux registres aussi lisibles l'un que l'autre et s'éclairant l'un l'autre. Autrement dit, l'originalité de son aventure autobiographique est que tout en narrant les quelques événements de sa vie aussi bien ceux vécus que rêvés ou espérés, il ne cesse de raconter comment il raconte. Tout en narrant, ce discours narrant se nourrit de sa propre substance, éclaire tout en éclairant sa démarche, se montre lui-même en se faisant, par rapport aux événements (vécus ?), une seconde fiction 17 non moins importante. Dire et se dire ou dire comment se dire, voilà une dualité qui prédomine dans l'écriture de Benabou, qui fait de l'amalgame entre les différentes strates de la réalité le véritable objet de son écriture.

Qui dit dualité dit duplicité. Voilà comment, derrière toute méprise et ambiguïté, il entend mener une enquête sur sa propre personne, endossant ainsi le masque d'un limier qui est à la fois le détective, mais aussi le suspect. L'auteur choisit le traquenard pour simuler l'échec dans son périple intellectuel afin de mieux en exhiber la réussite, évoque les autres pour mieux se définir ou plutôt se singulariser. Aussi considère-t-il que la meilleure façon de s'affirmer n'est rien d'autre que la prétérition. Une manière subtile de nier qui se mue en affirmation. : " Réussirai-je jamais, réussit-il à écrire, à suggérer à quelqu'un, qui ignore tout de l'hébreu, de ses sonorités et de ses rythmes, l'espèce de plaisir musical (et presque sensuel malgré l'austérité supposée de ces moments) que me procuraient les prières des grandes fêtes du début de l'automne, à la fois plus mélodieuses et plus chargées d'apparat que les chants de ses samedis ordinaires  "107

C'est dans cette perspective qu'il entend déprécier le genre de vie qu'il a mené et qu'il s'évertue de nous faire accroire qu'il ne vaut rien devant la vie des autres qu'il envie et qu'il érige en valeur d'exemple, dont il n'est que le faire-valoir, pour la simple raison que " leurs rêves sont ceux de notre société, (et que) s'ils sont angoissés, leurs angoisses sont celles de notre temps "106

Or, en perdant en surface, Benabou gagne en profondeur. En s'érigeant en " victime ", il parvient à gagner la créance du lecteur qui le porte au plus haut du pinacle. Il devient un héros qui n'en reste pas moins modeste, différent de ceux qui " de leur passé- exalté, magnifié à plaisir-(...), ont su faire des époques où se lit surtout le mariage judicieux d'un peu de mémoire avec beaucoup de fantaisie "107. Ses souvenirs à lui sont plutôt rendus avec un art si subtil qu'il y met beaucoup de mémoire et moins de fantaisie.

En se donnant l'illusion ou plus exactement, en faisant croire qu'il a manqué le coche ou qu'il a échoué dans son aventure scripturale, du fait qu'il n'a rencontré nulle satisfaction dans la littérature de la confession, l'auteur, comme stimulé par la volonté de réaliser l'équilibre, emprunte une voie qui théoriquement fait pendant à la précédente, à travers laquelle il donne l'impression de compenser les échecs essuyés. Il pense trouver la solution dans la fiction dans la mesure où il va y puiser, intellectuellement, tout ce qui est propre à lui renvoyer sa propre image malgré les difficultés qui sont inhérentes à cette activité réflexive. La fiction admirée dans ces textes lus ne cessera jamais de renvoyer à l'auteur sa propre image en raison des diverses similitudes qu'elle lui suggère : " Il suffit parfois, constate-il, de substituer " je" à " il " pour obtenir des résultats saisissants. Ce genre de similitude s'impose à lui avec autant de force qu'il lui suffit, lors de l'une de ses immersions dans la lecture d'un roman comme L'Education sentimentale de se substituer à Frédéric Moreau, que son amie se substitue à Mme Arnoux et que la petite clé d'or se substitue à la mèche de cheveux.

La similitude entre ce qu'il lit et ce qu'il projette d'écrire prend corps ou mieux, se met en gestation précisément lors des exercices préliminaires de l'écriture et non pas, comme il devait le penser, à un certain moment de son enfance où il croyait que l'on " naissait écrivain, qu'il suffisait ensuite de laisser mûrir en-soi (...) ce précieux génie pour qu'apparaisse un jour le premier livre (...) sans effort particulier "61. Que n'eut-il écrit dans ce cas ? Des textes où il aurait proposé un nouveau type de héros, " une nouvelle forme d'art ou une synthèse révolutionnaire (...) de tout ce qui était jusque-là connu " 62. Des recommandations de bon usage de l'écriture, Benabou se les impose en nous les proposant, à nous ses lecteurs. Elevé dans une famille dont le principal patrimoine est l'érudition, le narrateur avoue avoir, depuis sa prime enfance, une grande envie de savoir de crainte d'être ignorant : " Quelle absurde boulimie, révèle-il, a bien pu me pousser à dévorer tant d'ouvrages dont je n'ai rien gardé, pas même le souvenir de les avoir eus jadis entre les mains ? "52

Si Benabou est en partie ce que sa famille à imprimé dans sa mémoire, il n'en reste pas moins que les divers livres qu'il a lus ont exercé sur lui une influence très considérable. Lire c'est se préparer à être, c'est aussi donner naissance à un second être. C'est se lancer dans cette course confuse à la recherche du savoir chez les vieux bouquinistes pour se procurer les livres qu'il va, le soir, dévorer. Ses modèles, au sens girardien16, il les découvre dans ces "  volumes dépenaillés " qui, non seulement contiennent des aventures qui " avaient un sens ", mieux,  "elles me parlaient de moi, et de rien d'autres "109. Il se voit ainsi proche tour à tour d'un Ulysse ou d'un Robinson ; d'un Jonas ou d'un Gulliver, d'un Samson ou d'un Hercule, d'un Job ou d'un Don Quichotte. Tout comme il voit son reflet dans un Sisyphe ou une Pénélope, un Tantale ou une Danaïde pour la simple raison que ces personnages " étaient, dit-il, comme moi victimes de l'impossibilité de mener à son terme une tâche donnée, et possédés pourtant du désir de toujours commencer "109

Benabou est le modèle de l'Oulipien qui ne campe pas toujours dans la même position. Ses modèles sont aussi les antihéros (réels ou fictifs) avec lesquels il se trouve des similitudes évidentes ; il s'agit en l'occurrence de ces " doux rêveurs de ghettos " proscrits et rejetés par la société, " victimes de leur pureté ", " seuls contre tous ", monstres à cinq pattes ", qui sont, en raison de singularité exemplaire sadiquement ravalés à un rôle mortifiant. Il fait siens leurs déboires et déconvenues, se défie de leurs succès si succès il y a. Car il les met sur le compte de la mystification scripturale, ne cachant pas son dépit devant cet " univers enchanté où il suffit de dire les choses pour q'elles soient tenues pour vraies "110

L'écriture autobiographique telle qu'elle est pratiquée par Benabou fait de la réalité une donnée à plusieurs composantes, où vécu et fictif, réel et virtuel forment une seule et même réalité qu'il ne peut rendre que sous forme de bris, formant, malgré leur caractère disparate, un agrégat indissociable. La fiction s'avère de la sorte un élément incontournable pour grossir une réalité considérée comme prosaïque, pauvre en événements

Le héros de son livre, qui n'est autre que lui-même, aurait décidé de raconter, entre autres, l'histoire de sa famille qui a perdu son prestige d'antan et qui ne compte plus que sur ses dispositions intellectuelles pour lui redorer son blason et lui restituer sa noblesse ancestrale. En évoquant les souvenirs de son enfance, il adopte un regard oblique. Il est loin d'user de cette vielle formule consacrée par la tradition autobiographique qui fait coïncider la naissance de l'auteur avec celle du narrateur : " Je ne fabrique donc, écrit-il, que des composés instables, toujours prêts à se défaire (...), car comment circuler dans ce monde où règne le discontinu, l'inachevé, le partiel ? " 40

Sa vie est ainsi composée d'une multitude d'êtres et de non-êtres, de ce qu'il était, mais aussi de ce qu'il aurait pu être et qu'il ne peut évoquer ni par la voie de la " chronologie, " elle oblige à " mêler des thèmes qui sont sans rapport évident "40, ni au moyen de la thématique, car le classement des fragments de sa vie serait vain en ce qu'il " ne tient pas compte des exigences du genre auquel chaque fragment est en principe destiné ",40 ni non plus en se fiant à l'ordre alphabétique, " il aboutit à des rencontres vraiment cocasses "40

Toute l'enfance de l'auteur est consignée pèle mêle sur des papiers volants qui sont susceptibles d'admettre n'importe quel classement même le plus cocasse. Outre ce qu'il était, sa vie aurait pu être une vie harmonieuse avec ses " matinées ensoleillées " sur " le chemin de la synagogue ", avec des soirées conviviales au sein du giron familial, dans l'ombre des soirées d'été, où la lune reflète la blancheur des nuits d'hiver, procurant la jouissance qui émane d'une gerbe de coquelicots ou une branche de tilleul ; le tout contenu " dans un vase de cristal, sur une lourde table en bois de palissandre "32

Le livre de Benabou est l'expression d'un monde pluriel avec ses contradictions et ses divergences naturelles. Sa vie n'est pas moins plurielle en ce sens que l'auteur s'offre toute latitude pour l'enrichir, tout convaincu qu' " aux réalités concrètes se substituent les mondes qu'on crée "32. Voilà pourquoi il s'arrange pour que ce livre puise être aussi un roman dont le héros (qui n'est autre que lui-même) est un écrivain qui s'est contraint d'écrire ce livre en lui donnant les apparences d'une œuvre inachevée et même condamnée (volontairement) à l'inachèvement. Il aurait pu être aussi l'histoire de quelqu'un qui s'étant imposé (volontairement) le silence, s'est décidé finalement à le rompre pour raconter son expérience passée.

Avec des débris collés, l'auteur nous fait passer d'une amorce à l'autre, d'un début d'histoire (personnelle) à l'autre (personnelle) comme si la pile des papiers disparates qu'il avait accumulée des années durant, s'était défaite, rendant impossible tout classement selon un ordre logique et adéquat. Dans l'état où il retrouve ces vieux papiers, il se rend compte qu'ils sont " moins des épisodes aptes à s'insérer dans une large histoire que des fugitifs fragments d'éternité "40

En sus de son désir de restituer d'une manière fragmentaire son passé et son enfance, l'auteur nous fait part de ses tendances à promouvoir ce qui, généralement, peut passer pour accessoire et ordinaire25 : " Je m'assois face au même paysage. Je m'initie peu à peu à la contemplation minutieuse. J'apprends à voir les différences entre les gris et les ocres des rochers, les multitudes variétés de vert "37,8. Et sous forme de digression, il n'hésite pas à se lancer dans la description de ce matériau scriptural qu'est la feuille blanche dont l'une des grandes vertus est de le concilier avec lui-même.

Le papier blanc est le seul espace qui trouve grâce à ses yeux. La blancheur est d'une importance telle qu 'elle évoque pour lui une sorte d'angoisse indicible comme s'il avait envie de tout maculer pour y laisser des traces qui lénifient et fortifient son existence. De la feuille blanche, il fait une sorte de pedigree en ce qu'il insiste sur les qualités la singularisant, avec quoi il est capable d'entretenir " des rapports troublants ", car  il s'agit " de belles feuilles d'un blanc presque aveuglant, et que je devine légères, fines, craquantes(...) Toute leur séduction vient de ce qu'elles ne ressemblent en rien au papier grisâtre de mes cahiers ; pas un seul petit carreau, pas la moindre ligne horizontale ne souillent leur pureté "93

Avec tous ces papiers blancs qu'il prend un malin plaisir à entasser après les avoir achetés ou volés à son frère quand celui-ci ne les lui aurait pas volontairement concédés, il acquiert le goût pour " l'accumulation " et en fait véritablement " son premier trésor " parce qu'ils serviront à receler le canevas de son "œuvre" et dont il fait un usage singulier en exploitant méthodiquement et parcimonieusement leur espace dont il réserve une partie où " un autre17 (probablement le lecteur) aisément logerait les siens (textes) "97

L'intention de l'auteur de ne rien faire sans en avoir pris conscience et sans en avoir préparé les circonstances de son avènement explique les rapports qu'il va entretenir avec la langue française, cette langue qu'il a choisie ou qui, par la force des choses, s'est imposée à lui. L'amour qu'il manifeste à son égard n'est qu'un dérivé de ce qu'il éprouve pour la culture et le savoir qui sont le vrai apanage du noyau familial où il a évolué. Pour en faire un bon usage, tout pointilleux et sélectif qu'il se montre à l'égard de la feuille blanche et du mot, il propose de les aduler " comme un être vivant, un organisme dont il ne fallait négliger aucun élément "85. Cette étrange " angoisse " qui empêche l'auteur d'investir le monde de l'écriture trouve aussi sa motivation dans " la quiétude dorée de la vie familiale de la littérature française et ses séductions "85 ; littérature à laquelle il confère une dimension hiératique dont sa famille " usait comme d'un talisman ". Si Kafka est pour lui un " invité " de la langue allemande, lui se sent " résident privilégié " de la France envers laquelle il doit s'acquitter par " sa vie active ", en acceptant d'être volontiers un serviteur de la langue ou un ouvrier du français. Hissant cette langue au rang de l'idole, il s'interdit tout usage -malencontreux- qui le porterait à toucher à l'édifice majestueux dans lequel il était admis. Cet édifice est si précieux qu'il est absolument interdit de le souiller par quelque acte " blasphématoire ", car, précise l'auteur, " on en usait comme d'un véritable talisman : une confusion de genre faisait rompre des fiançailles, le sort d'un foyer était à la merci d'une simple faute d'accord, d'une erreur de conjugaison "85

S'il y a des mots qu'il n'ose prononcer, pour se conformer aux principes de bienséances et de convenances ayant cours dans sa cellule familiale, et qu'il doit contourner en recourant aux détours que la nature polysémique et potentielle de cette langue met à sa disposition, il se montre exigeant quant au répertoire lexical dans lequel il sait puiser, pour se livrer en solitaire, comme il le souligne, à " ses petites débauches verbales ", tout en évitant de " confondre les choses avec leur nom "87.

Il jette ainsi son dévolu sur ceux qui sont censés le " griser " avec leur " légèreté ", mais aussi avec leur inanité, empêchant qu'une " lourdeur " vienne les " tirer vers le sol ", comme s'ils se sustentaient d'eux-mêmes dans leur paisible lévitation. " Ceux (les mots) que j'aime le plus, écrit-il, (...) ne collaient à rien de ce que j'avais sous les yeux "87. Le mot n'est précieux que pour autant qu'il soit inutile : " bergamote ", " nacelle ", " boutargue ", " galoubet ", " caillebotis "...sont autant de mots avec lesquels il aime à commercer. Tendant constamment vers la singularité, c'est avec des mots insolites qu'il va jongler, nourrissant ainsi ses tendances au dédoublement, à ce qui est apparent et ce qui est caché, découvrant sans mal que le ver est dans le verbe et qu'un mot ne vient donc jamais seul.

Ce dédoublement, il va le ressentir au lycée, cet espace qu'il prend pour une seconde naissance en ce qu'il va avoir l'impression d'être propulser hors de son univers familial et judaïque qui était jusqu'alors sa seule référence. C'est donc une vie à deux registres, dure, difficile qui déteint sur sa manière d'écrire. Mais de cela au moins, il va tirer quelques avantages.  D'abord avoir accès à ce qui le lie encore et qui subsiste de la culture juive et arabe de ses ancêtres, ensuite être à l'aise avec les "  gens de tous les ages, de toutes les origines, de tous les milieux "89, tout en s'accommodant d'un double langage qui, tout en étant à sa disposition, refuse de le servir quand, en raison d'une  sorte de pudeur ou plus exactement de tabou familial qui l'oblige à refuser " de nommer ce que l'on redoute. Crainte superstitieuse de l'efficacité maléfique des mots "77, il se réfugie dans quelques-uns, au milieu de leurs replis et contorsions quand il sent le besoin de formuler des " hypothèses désagréables."

Ainsi en est-il d'une autobiographie intellectuelle qui rend le passé de l'auteur avec son parcours initiatique qu'il effectue dans l'univers de l'écriture et de la culture. Si la plume lui permet de restituer son passé, elle a l'étrange pouvoir de modeler son avenir : " Ce que je rêvais d'être, il me suffisait d'en faire le récit. La vérité à venir, ainsi préfigurée et comme captée, n'oserait pas ne pas être telle que je l'aurais auparavant décrite "91

Comme tout Oulipien qui rêve de faire livre unique, se distinguant par son unicité dictionnelle, Benabou, qui raffole de la littérature dite " personnelle ", se livre à une écriture autobiographique inédite qui tourne le dos à cette vieille pratique dont use généralement l'autobiographie pour rendre sa vie passée, racontant ses déboires et ses échecs, ses drames de famille et son acceptation ou son rejet par la société.

L'autobiographie pour Benabou serait une écriture qui tourne constamment le regard en arrière pour mieux avancer, n'évoque le passé et l'enfance que pour tracer les modalités de son périple intellectuel dans l'univers littéraire qu'il a géré et entretenu comme un être fragile qui pousse et se développe sous l'effet des fortifiants qu'il lui prodigue. Il ne fouille dans son enfance que pour nous faire toucher du doigt les multiples étapes du processus initiatique auquel il était astreint. Autrement dit, les souvenirs d'enfance sont pour lui un passage obligé, un pré-texte pour mieux fortifier ses rapports avec l'écriture et la culture. Son passé est pour ainsi dire le ferment où se développe une infinité d'êtres, d'objets et de lieux " insignifiants " mais parfaitement lisibles. Ce sont des traces qu'il va s'aventurer à réécrire pour les revivre ou pour lesquelles il vivra afin de les réécrire. Il vit de ses souvenirs vécus et même de ceux qu'il aurait pu vivre. Il vit de ses souvenirs qui sont écriture et culture quand les autres se complaisent dans leurs dividendes.

De ces richesses que les siens ont perdues avec le temps, il ne ressent aucune frustration. Il trouve sa consolation dans le privilège de la culture que ses ancêtres ont su sauvegarder. Ce qui le pousse à citer non sans une fierté justifiée son appartenance à une progéniture issue de rabbins et de cabalistes dont il hérite, comme par une sorte de " prédestination " une part non négligeable de ce vaste monde des lettres auquel il se considère attaché comme par " un lien congénital, héréditaire. "85

Littérature, écriture culture ne riment que pour souligner leur parenté congénitale. Pour Benabou, elles sont subordonnées à un dur exercice de patience et d'endurance. Vivre c'est en somme écrire. Tout comme écrire n'est que l'expression éloquente de vivre. Voilà pourquoi l'auteur de Pourquoi je n'ai écrit aucun de mes livres ne nous parle de son enfance que pour nous expliquer comment il a tardé à invertir le monde de l'écriture, un monde dont il a mis énormément de temps à forcer le portail pour s'y introduire, armé de tout ce qui peut légitimer et son retard et sa vocation d'écrivain méritant et méritoire.

Conclusion

Pourquoi je n'ai écrit aucun de mes livres est, comme nous venons de le constater, le livre de la contemplation et de la suspicion. Car de quoi parle-t-il ? De lui-même, d'autre chose, de celui qui le raconte, de celui qui l'a écrit ou tout simplement de cette aventure amoureuse et tapageuse qu'entretient le narrateur avec la littérature ? En fait, tout concis qu'il soit, ce livre reste inclassable (aucune indication générique ne le dévoile), parce qu'il est donné comme un fourre-tout où le lecteur, de quelque bord qu'il de réclame, trouvera vraisemblablement son compte. C'est un livre multidimensionnel ; il se lit tantôt comme un livre de l'écriture, tantôt comme un livre qui glose sur l'art de l'écriture, sans oublier qu'il fait, dorénavant plus que jamais, de ces deux activités jusqu'alors tant soit peu distinctes, deux pratiques jumelles et indissociables que seul un mot-valise comme " lecriture " peut porter.

Le livre de Benabou peut être lu comme un hymne à la lecture, à l'écriture et donc à la lecriture, à cet amalgame qui a la vertu de prévenir l'écrivain, au sens barthésien du terme, contre les hasards et les légèretés d'une écriture de rabais et de le fortifier en même temps dans son activité dont la consistance sera garantie par son caractère pluriel et potentiel. Benabou est un Oulipien consacré. Secrétaire définitivement provisoire de l'Ouvroir, il parvient, à travers ce livre, à débarrasser l'écriture et la littérature, mais aussi le genre autobiographique, d'une vision étriquée et réductrice en bouleversant les vielles recettes scripturales en usage pour donner à lire un livre inédit qui fait du trompe-l'œil tant " dictionnel " que fictionnel un atout impliquant irrémédiablement la participation du lecteur à une palingénésie infinie de ce livre pluriel.

 

 

Notes

1 -Marcel Benabou, Pourquoi je n'ai écrit aucun de mes livres, Hachette, 1986. Toutes les références y renvoyant seront indiquées après les citations.

2 -De par son caractère paresseux, le texte ne peut tout dire : manques et blancs constituent un de ses caractères principaux que nous traduisons par le terme de " négativité " dont Iser dit : " La négativité fait apparaître la trace de ce qui n'a pas été donné mais qui se déploie dans l'organisation de réseau de position et qui, de ce fait, peut être communiqué ", L'Acte de lecture, Théorie de l'effet esthétique, Bruxelles, Pierre Mardaga, 1985, p.388.

3 -Nous employons " dialogique " dans son sens le plus littéral, c'est-à-dire un échange linguistique entre interlocuteurs sans rapport avec ce qu'en dit Bakhtine.

4 -Dans ses Dialogues, Platon définit la dialectique comme une opposition de thèses qui se trouve à l'origine de toute discussion.

5-Queneau se demande : " Pourquoi ne demanderait-on pas un certain effort au lecteur ? On lui explique toujours tout, au lecteur. Il finit par être vexé de se voir si méprisamment traité, le lecteur ". (Prière d'insérer de Gueule de Pierre)

6-Selon Barthes, une technique déceptive est mise en œuvre quand  " l'écrivain s'emploie à multiplier les significations sans les remplir ni les fermer et qu'il se sert du langage pour constituer un monde emphatiquement signifiant mais jamais signifié " Essais critiques, Seuil, " Points ", 1964, p.225.

7-Nous retrouvons un écho à cette stratégie scripturale dans Si par une nuit d'hiver un voyageur d'Italo Calvino, publié aux éditions du Seuil, collection " Points ", 1981. C'est quand Hermès Marana qui joue le rôle d'un faussaire émérite propose au sultan un alibi efficace pour occuper au maximum possible le temps de la sultane par une écriture jamais achevée, éternellement reprise et différée. Son plan consiste à interrompre " sa traduction au moment le plus passionnant, et commencera à traduire un autre roman en l'insérant dans le premier par quelque expédient rudimentaire ", p.135.

8-Voir François Le Lionnais, " Le Second manifeste ", in OULIPO, La Littérature potentielle, Gallimard, " Folio ", 1973, p.23.

9-Le thème de l'imitation en littérature semble être soumis à des contraintes. Hegel écrit ;  " quel intérêt à l'artiste à refaire une seconde fois avec les moyens dont l'homme dispose, ce qui existe dans le monde extérieur, et tel qu'il existe, car il y'a des portraits dont on dit assez spirituellement qu'ils sont ressemblants jusqu'à la nausée ", in Esthétique, 1er volume, Flammarion, 1979, p.35. Ce point de vue est soutenu par Perec qui, commentant les photographies de Cuchie White, formule sa préférence pour un art " qui se dégage à jamais de la notion même de modèle, de produire un inimitable qui serait la garantie même de l'art ", in L'œil ébloui, Editions du Chêne, 1981, p.1.

10-Voir Claude Mauriac, L'Alittérature contemporaine, Albin Michel, 1963.

  1. - Voir M. Benabou, " Bris de mots ", in La Bibliothèque oulipienne. V.1, Seghers, 1990, p.49.
  2. -Voir M. Benabou,  " Un aphorisme peut en cacher un autre ", Ibid., p.251.
  3. -Voir M. Benabou, " Alexandre au greffoir ", in La Bibliothèque oulipienne, Ibid, p. 203.
  4. - Voir M. Benabou, " Locutions introuvables ", in La Bibliothèque oulipienne, Ibid, p.135
  5. -Voir M. Benabou, "  Presbytères et prolétaires ", in Le Dossier du P.A.L.F., Cahiers Georges Perec, Eds du Limon, 1990.
  6. Voir René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Bernard Grasset, 1961. -
  7. -Dans Je me souviens, de George Perec, à la fin de l'index, nous lisons ceci : " A la demande de l'auteur, l'éditeur a laissé à la suite de cet ouvrage quelques pages blanches sur lesquelles le lecteur pourra noter les " Je me souviens " que la lecture de ceux-ci aura, espérons-le, suscités " Je me souviens, Hachette, " textes du XXème siècle ", 1978.

 

 

 

 

 



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