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L’autre fille, Annie Ernaux

Editions Nil, 2011

samedi 4 juin 2011 par Alice Granger

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Dans cette lettre adressée à sa sœur aînée morte à six ans en 1938, soit trois ans avant sa naissance, Annie Ernaux réussit à s’approcher au plus près de la chance paradoxale que c’est pour un enfant de ne pas être l’enfant idéal de ses parents, rôle incarné par la morte, car cela lui ouvre un espace de liberté alors même qu’elle est une enfant petite princesse objet de toutes les attentions.

En même temps elle se montre dans ce texte étrangement dupe quant à la possibilité d’être une transfuge, que ce soit en matière de classe sociale mais aussi, bien plus, en matière de jouissance du statut privilégié d’une autre désormais disparue lui laissant la place, qui la circonvient telle une matrice. Dupe du fait que ce serait possible, bien sûr ! Dupe à propos de l’existence d’un statut privilégié en embuscade derrière l’histoire des classes sociales, dupe d’un abri matriciel prolongé toute la vie qui repousserait la sensation inquiétante de la mortalité. Les humains de la bonne classe sociale ne seraient pas sujets de cette mortalité. Les parents de la petite Annie Ernaux auraient eu le pouvoir de faire de la fille unique ce genre de transfuge. En quatrième de couverture, c’est dit clairement : « Il fallait donc que tu meures à six ans pour que je vienne au monde et que je sois sauvée. »

Bien sûr, c’est l’épreuve par excellence pour la deuxième fille, pourtant l’unique, l’incomparable : elle doit faire le deuil de la fille idéale qu’elle aurait été dans cette famille ambitieuse où les parents avaient tout mis en œuvre pour que leur enfant change de classe sociale. Dans le cas d’Annie Ernaux, on comprend que le deuil est particulièrement difficile, qu’il a besoin de toute une vie d’écriture pour se vivre, tellement la nuance est de taille entre un « aurait été » et un « aura été » ! Elle écrit : « Soixante ans après, je n’en finis pas de buter sur ce mot (gentille, ce que n’était pas la petite Annie Ernaux), d’essayer d’en démêler les significations par rapport à toi, à eux, alors que son sens a été aussitôt fulgurant, qu’il a changé ma place en une seconde. Entre eux et moi, maintenant il y a toi, invisible, adorée. Je suis écartée, poussée pour te faire de la place. Repoussée dans l’ombre tandis que tu planes tout en haut dans la lumière éternelle. Comparée, moi l’incomparable, l’enfant unique. La réalité est affaire de mots… Etre ou ne pas être. La vie ou la mort. » « Entre ma mère et moi, deux mots. Je les lui ai fait payer. J’ai écrit contre elle. Pour elle. A sa place, d’ouvrière fière et humiliée. Plus gentille, je me demande si elle ne m’a pas donné le droit, ou même l’injonction, de ne pas l’être, gentille… » Par l’écriture, Annie Ernaux fait donc payer à sa mère le fait de ne pas être comme l’autre fille, morte, adorée pour l’éternité, mais tout de suite elle bute sur autre chose : sa mère, fière ouvrière, est humiliée. La blessure béante qui résulte de cette sensation de ne pas être la fille idéale, imaginaire, parce que c’est la première fille qui l’aura été - la deuxième fille ne l’aurait été que s’il n’y avait pas eu l’autre fille – reçoit un autre coup lorsqu’une autre vérité s’érige, brutale, juste devant elle : sa mère est une femme attaquée, humiliée – parce que c’est une ouvrière, explication écran et facile pour ne pas admettre que c’est surtout la culpabilité liée à la mort de sa première fille qui a altéré à jamais cette mère ? - ce n’est donc pas une mère idéale, une bonne mère, c’est une mère dont avoir honte, et la petite fille de cette mère dégradée qui bataille pour rester fière ne peut pas être gentille, puisque son réel, avec lequel elle va devoir faire pour vivre, commence par être noir. Pourtant, comme ses parents, des gens ambitieux qui ont su acheter très vite un commerce, vont avoir les moyens de faire pour une fille ce qu’ils n’auraient pas pu faire pour deux – donc la mort de la première fille à l’âge de six ans profite totalement à la deuxième qui va rester l’unique et qui pourra donc réussir son transfuge qui ne sera pas seulement un saut dans la bonne classe sociale – Annie Ernaux va effectivement grandir en fille unique qui n’aura plus besoin d’aller chercher le pain (comme le faisaient tous les enfants de la classe populaire) ni de servir dans l’épicerie familiale, elle ne fera plus des choses non dignes de son statut d’une autre classe sociale. En puissance c’est une transfuge, à l’abri, unique fille de parents qui se sont donnés les moyens de rester une matrice pour elle.

Mais ce sont eux, les parents, qui, en silence, ont chuté de leur statut de parents idéaux avec la mort de leur première fille. Un silence sur l’existence de cette première fille et surtout sur sa mort qui, même si la deuxième en veut à ses parents d’avoir gardé le secret épouvantable, protège la deuxième de la sensation de mortalité, qui lui évite d’avoir à craindre que ses parents ne puissent pas la protéger de tout. Silence des parents qui n’est pas seulement celui d’êtres inguérissables qui n’en finiraient pas de préférer la première… Ils ne veulent probablement pas que leur deuxième fille puisse avoir peur de mourir comme la première s’ils lui parlaient de la mort de la première… Là ne s’enracine-t-il pas la possibilité de croire pouvoir être une transfuge ? Probablement, la mère, le père, sont restés ravagés par le fait de n’avoir pas su retenir dans la vie cette première fille. La mère, d’abord. La culpabilité a dû les envahir, les altérer, les réduire au silence. Ils n’ont plus pu en dire un seul mot. La deuxième fille, trois ans après, les parents qu’elle a ne sont pas les mêmes que pour la première fille, en même temps qu’elle est un remède à leur douleur : ils sont irrémédiablement atteints, ils ne peuvent plus croire qu’ils sont d’infaillibles parents idéaux. C’est sûrement ça que sent la petite Annie, sombrant dans la non gentillesse, elle dit sans le savoir la noirceur qui s’est abattue sur la vie de ses parents avec cette sœur inconnue qu’ils n’ont pas pu protéger de la mort. La noirceur qu’elle s’attribue ne serait-elle pas l’ombre portée de la mélancolie secrète qui pourrait s’être emparée de ses parents et qu’elle ne peut guérir, ceux-ci ne pouvant plus jamais regarder la deuxième fille comme une merveille qu’ils auraient produite. Pour cette deuxième, ils savent à quel point ils sont faillibles ! A quel point des parents ne peuvent pas soustraire de la mortalité leur enfant, à quel point celle-ci ne peut non plus refermer leur plaie secrète, jamais dite ! Blessure, culpabilité, honte, humiliation : on imagine à quel point leur ambition familiale encore plus que sociale a été éventrée ! La deuxième fille n’arrive pas seulement après une première auréolée, mais surtout, elle arrive auprès de parents que la mort a bombardés, sinistrés, ravagés, et qu’elle doit réparer par sa vie réussie. Elle n’a plus du tout les mêmes parents que sa sœur aînée invisible et inconnue. Ce sont d’autres parents, même si, après coup, elle s’imagine bénéficier de ce que sa sœur aurait eu si elle avait vécu. Elle croit que c’est la même chose, elle est dupe, fille unique très protégée et très aidée par ses parents qui font tout pour elle, mais c’est faux. Ce n’est pas la même chose, car ses parents, on imagine mal qu’ils n’y mettaient pas, en même temps, la sensation de la mortalité de la vie, de sa fragilité. On imagine mal que, sans doute à leur insu, ils n’ont pas fait sentir à leur fille vivante la sensation de l’éventration brutale de la vie, que ça peut basculer, qu’on n’a jamais gagné sur la mort. On pourrait même dire que ces parents malmenés par l’événement tragique qui a osé leur dire leur impuissance, eux qui se sentaient si puissants et ambitieux dans leur jeune âge adulte, ont senti dans cette deuxième fille la malignité qui pouvait une nouvelle fois leur faire le pire coup, au lieu de les panser, de les remplir de joie. On pourrait imaginer qu’ils haïssait en secret ce mal qui pouvait surgir de cette deuxième fille comme il avait surgi dans la première. Donc, cette petite Annie qui se sent habitée du mal, de noirceur, est-ce si bizarre ? Face à elle, ses parents n’appréhendaient-ils pas ce mal qui pouvait la ravir ? Ne le suspectaient-ils pas en permanence ? N’y avait-il pas là l’image de leur fille en puissance en danger aux yeux des parents ? Superposition de la fille pleinement vivante et de la fille en train de mourir. La fille vivante est aussi la fille qui peut mourir. Les parents terriblement échaudés ne peuvent plus totalement faire confiance en leur fille vivante, soleil de leur vie, elle peut aussi mourir, faisant mentir leur capacité à lui faire changer de classe sociale, leur capacité à lui faire réparer leur vie à eux en réussissant là où eux n’ont pas tout à fait réussi. D’une certaine manière, les signes visibles de non appartenance à la bonne classe sociale dont a souffert la petite fille, par exemple à l’école, entrent en résonance avec les signes de la mortalité de la vie que les parents endeuillés ne peuvent plus s’empêcher de voir sur leur enfant survivant.

Mais la petite Annie semble en constante dénégation. Parce que le non dit fait qu’elle attribue à la différence de classe sociale une fêlure, une misère, un mal-être, une faille sans remède, cette empreinte de la mort qui a castré ses parents. Ce sont des parents castrés par la mort de leur première fille, jamais plus ils ne vont pouvoir croire qu’ils peuvent fabriquer une fille qui sera ce qu’eux n’était pas, jamais plus ils ne se croiront tout-puissants. Même s’ils ont ces moyens mis à disposition de la fille survivante, ce qu’ils ne peuvent faire que pour une. La petite Annie qui entend ses parents dire qu’ils ne pourraient pas faire pour deux ce qu’ils font pour elle entend aussi la misère qui est à la porte, la pauvreté, la fragilité de l’abri.

Mais pour la deuxième, ça tient, ça ne craque pas, la matrice réussit la gestation de la fille transfuge, qui sautera dans une autre classe sociale. On sent, du côté de ces parents, une sorte de pari contre la mort, une sorte de bras de fer contre le mal. Logique que, très tôt, Annie se sentira des accointances avec le mal, qui, par exemple, prendra le visage de la sexualité. La deuxième fille est sujette à la mort, au mal, comme les parents n’ont pas vu la première fille. Ils n’ont pas vu pour la première, la deuxième ils voient évidemment le mal tourner autour de la vie, forcément la deuxième fille ne peut pas être aussi gentille que la première, il est logique qu’elle donne plus de soucis… Une autre histoire, mortelle, la surplombe, pas seulement une sœur aînée auréolée, mais aussi une sœur aînée qui a causé une déception incommensurable et indicible en mourant, en n’étant pas l’idéale que croyaient les parents. D’une certaine manière, la deuxième fille est plus humaine… Les parents admettent qu’elle puisse ne pas réponde pile poil à leurs désirs, à leurs souhaits, qu’elle puisse dévier, résister, s’échapper, développant tout un jeu malin qui mime en douceur humaine le brutal échappement de l’aînée. Les parents, on l’imagine, ont forcément laissé du jeu à leur deuxième fille, ils l’ont observée décoller de sa belle image, l’altérer, comme pour exorciser la putréfaction de la première. Ce n’est pas pour rien que la petite Annie se sent si souvent moins bien, même si elle ignore longtemps l’existence d’une sœur aînée, à son insu elle écrit un processus de dégradation dont ses parents ont peut-être besoin pour faire leur deuil de la toute-puissance parentale. La petite Annie, tout en jouissant des moyens de petite princesse que ses parents lui offrent, se sentant déjà transfuge hors de son milieu, tire sur la longueur du lien qu’ils lui ont laissée, elle expérimente peu à peu, en tirant, cette liberté qu’il lui laisse, une sorte de prise de risque, d’abandon à elle-même, au mauvais côté social aussi. Je ne crois pas que c’est de sa classe sociale que la petite Annie souffre pendant son enfance. Elle souffre de l’empreinte indélébile de la mort de sa sœur qui a castré le sentiment ambitieux de toute puissance de ses parents. Ses parents ont toujours les moyens de réaliser le transfuge de leur fille, mais ils sont brisés intérieurement. Finalement, les parents d’Annie Ernaux croyaient qu’ils pouvaient garder dans leur giron ambitieux leur enfant, comme une sorte de gestation poursuivie dehors. Ils y ont cru totalement, avec leur première fille. Mais celle-ci est morte. Alors, pour la deuxième fille, ils ont toujours un giron totalement à disposition, semblant capable de rivaliser avec ce que la bonne classe sociale peut offrir à ses enfants, mais ils ne sont plus du tout sûrs que ça suffira à donner à la vie leur fille. On pourrait imaginer leur peur terrible que ça tourne court, que ça… avorte.

Voilà : Annie Ernaux a donc très longtemps ignoré l’existence de cette sœur aînée morte trois ans avant sa naissance. Elle ne savait pas ce qu’elle ressentait, mais elle n’était pas triste, elle ressentait juste quelque chose. Elle ne savait pas nommer ce qu’elle ressentait. Elle se sentait vaguement « flouée », mais c’était un mot lié à sa lecture de Simone de Beauvoir des années plus tard, mot irréel. Elle cherche longuement, et enfin lui vient le mot juste, irréfutable, « c’est dupe ». C’est ça qui est extraordinaire ! Ses parents, sa mère, son père, ont donc tellement réussi à lui offrir les moyens qu’ils avaient imaginés pouvoir lui fournir, presque d’une manière matricielle, ombilicale, qu’elle, leur fille restée unique, a été dupe ! Etre dupe, c’est y croire. Fille unique, irremplaçable, dans le giron aimant des parents, une princesse. On ne peut être dupe sans rien. Ses parents font vraiment tout pour qu’elle ne manque de rien, soit choyée, pour qu’elle fasse des études, comme les enfants de la bonne classe sociale. Annie est dupe parce que ce que ses parents font pour elle, c’est du vérifiable, de l’irréfutable, ils ont vraiment les moyens de le faire. Même s’ils n’en ont pas vraiment pour effacer les différences… Alors, où se trouve la duperie ? Ce serait qu’ils font ça pour elle parce qu’ils ne peuvent plus le faire pour l’autre fille ? Ou bien, parce qu’ils lui font sentir la mortalité de la vie ? Que le changement de classe sociale ne changera jamais la sensation de la fragilité de la vie ? La petite Annie serait-elle dupe de l’abri faussement solide offert par ses parents ? Dupe du fait qu’ils n’aimaient qu’elle, l’unique, alors qu’ils aimaient l’autre, l’inoubliable ? Ou bien dupe pour repousser l’horreur qu’ont les parents pour leur pauvre impuissance ? « J’aurais vécu dans l’illusion. Je n’étais pas unique. Il y en avait une autre surgie du néant. Tout l’amour que je croyais recevoir était donc faux. » Unique veut dire à l’abri, dans un cocon. Or, avec cette autre surgie du néant, n’est-ce pas plutôt le néant, plus que la préférée des parents, qui vient mettre à mal cet abri que l’unique croyait avoir pour elle seule ? Ce qui provoque la chute, ce qui ouvre un trou sous les pieds, n’est-ce pas plutôt le fait qu’elle soit morte, l’autre fille ? Ensuite, une autre version, celle de la préférence des parents pour la première, ne sert-elle pas à repousser l’angoisse de mort, à dénier l’horreur de la mortalité de la vie que les parents, eux, ne pourront plus jamais oublier ? Il y a dans ce court texte d’Annie Ernaux sur sa sœur aînée qui cherche à prouver la préférence des parents pour la disparue une sorte d’effort insensé de la parole pour repousser l’horreur qui, pourtant, devait être tapie dans cette famille depuis trois ans avant la naissance de la deuxième fille. Une question semble rester lettre morte dans ce texte : à force d’orienter le projecteur sur l’autre fille qui a à jamais retenu sur elle les parents en castrant la deuxième de son rôle d’unique et d’incomparable, on a une version de l’histoire dans laquelle n’apparaît jamais la lutte de ces parents endeuillés pour se remettre de l’horreur. En italien, « lutto », c’est le deuil… Dire que cet amour était donc faux… Mais non ! Voici une fille que des parents endeuillés ont cherché follement à mettre à l’abri de la sensation de cette horreur qui les ravageait probablement eux ! Bien sûr, la petite princesse Annie a un mal fou à admettre l’existence d’une autre qu’elle ! Il y a aussi l’autre, les autres, ça, c’est un choc, pour l’enfant au centre de toutes les attentions. Il y a aussi cette jalousie qui prend la forme d’une lutte contre les différences de classe. Or, ce qui est très paradoxale dans le cas de la petite Annie Ernaux, c’est que le tout qu’elle imagine que les autres de la bonne classe sociale ont, elle, elle l’a déjà. Tout pour moi. Rien que pour moi. L’autre est morte. Or, elle a un mal fou à accepter que ses parents partage leur amour, bref qu’il y ait une histoire avant elle, dont l’empreinte reste sous forme d’horreur, de tristesse, d’altération. La deuxième fille voudrait tout l’amour pour elle. Elle imagine que c’est possible. Elle fait le mal pour mettre à l’épreuve l’amour total.

La hantise de la mort habitait la mère s’occupant de sa deuxième fille, unique. « … elle m’emmitouflait l’hiver avec excès, au moindre rhume elle envoyait mon père chercher le médecin, elle m’emmenait consulter des spécialistes à Rouen, me payait des soins dentaires hors de prix pour leur bourse, achetait du foie de veau et de la viande rouge rien que pour moi… » Des parents sacrificiels, de l’enveloppe placentaire s’imbibant des plus bonnes choses. En même temps, faisant apparaître le côté monstrueux de la chose, ils disaient : tu nous coûtes les yeux de la tête ! « Ma survie leur coûtait cher. » C’est surtout que ça coûte cher, des parents matrice, avec l’unique dedans.

« Tu es là, entre eux, invisible. Leur douleur. » C’est la mortalité, plutôt, qui est là entre eux. La fragilité inguérissable de la vie. Alors qu’eux, ils croyaient qu’il suffisait de sauter, par des moyens suffisants, dans l’autre classe sociale. Ces parents n’en revenaient pas de s’être trompés.

Dans les classes populaires, surtout à l’époque, les vêtements, les cartables, tout cela passe d’un enfant à l’autre de la fratrie. Mais la petite Annie trouve anormal d’aller à l’école avec le cartable en maroquin brun que l’autre fille avait eue Or, ce cartable symbolise une histoire réelle, une sorte de passation, tout ne commence pas par la deuxième fille, avant elle il y avait quelque chose, on ne fait pas table rase lorsqu’elle paraît. « Ils m’ont fait dormir dans ton lit en bois de rose jusqu’à sept ans environ. »

Annie Ernaux finit par se demander pour quelle raison étrange elle n’a jamais interrogé ses parents à propos de sa sœur aînée morte. Elle ne leur a jamais dit qu’elle savait. Elle n’a jamais mis l’autre fille dans sa parole avec les parents. Une intruse. « Nous avons maintenu la fiction au-delà de toute vraisemblance. » « Il me semble que je vivais bien avec eux. » « Il me semble que le silence nous a arrangé, eux et moi. Il me protégeait. Il m’évitait le poids de la vénération qui entourait certains enfants décédés de la famille avec une cruauté inconsciente pour les vivants qui me révoltait quand j’en étais le témoin. » Vénération ? Ou bien maintenir coûte que coûte une trace du passage bref sur terre de ces êtres ? Pour que de la vie reste de cette mort ? Ou bien faudrait-il tout enterrer ? Annie Ernaux est très contradictoire : elle en veut à ses parents de leur silence sur l’autre fille, mais en même temps elle ne supporte pas les familles qui vénèrent leurs enfants disparus. Elle ne supporte pas qu’il y en ait une autre. Complexe de l’enfant unique. Je suis la seule ! Je veux pour moi toute seule les avantages de la bonne classe sociale que je jalouse, ce tout pour les autres, je le veux tout pour moi. Je ne veux pas partager. Même l’amour de mes parents, je le veux tout, je n’accepte pas le partage avec l’autre, la morte. Or, la vénération, n’est-ce pas encore l’effort désespéré de parents qui, au moins, ne veulent pas laisser mourir aussi le souvenir, les traces de ce qui aura été ? C’est dur pour la deuxième de buter contre les objets ayant servi à l’autre fille, on comprend, mais en même temps, la table rase, ce n’est pas juste, pourquoi la deuxième ne baignerait que dans une histoire familiale tronquée de ses aspects dérangeants ? Déjà, elle a eu des parents qui ont, il semble, voulu épargner à leur deuxième fille le mot mortalité, qui est, comme toujours, sans doute revenu hanter le quotidien, par exemple à travers des objets… Fallait-il tout nettoyer pour l’arrivée de la deuxième ? « Je n’avais pas envie qu’ils me parlent de toi. » « … tu étais indestructible en eux. » Et oui, ils ont eu deux filles… Rien ne peut changer cela. « A toi il n’était arrivé que la mort. » Bon, il lui est quand même arrivé six années de vie ! Les parents en gardent la trace, n’en déplaise à la deuxième ! « Je voulais vivre. J’avais peur des maladies, du cancer. Un été, à treize ans, je n’ai rien dit d’une légère boiterie… Peut-être que j’ai tiré ma force de toi, de ta mort et d’une survie que j’estimais miraculeuse. Que tu m’as donné un surplus d’énergie, une fièvre de vivre… » Et oui : une nature batailleuse ! Ce texte s’est transformé, à la fin Annie Ernaux arrive à écrire ce qu’elle doit à son aînée. Et que c’est elle, la deuxième, qui a quand même eu plus de chance que l’autre fille ! « J’étais consciente de mes avantages d’enfant unique, d’enfant après la mort d’un autre, objet d’une sollicitude inquiète, choyée. Lui me voulait d’abord heureuse, elle, quelqu’un de bien, l’addition de leurs désirs me faisait, au sein de la famille et de notre quartier ouvrier, une existence enviée de privilégiée qu’on n’envoie jamais au pain, qui réponds ‘je ne sers pas’ aux clients sous prétexte qu’elle continue ses études. Tu étais leur chagrin, j’étais leur espoir, leur complication, leurs événements, de la première communion au bac, leur réussite. J’étais leur avenir. » Jamais comme cette deuxième fille un enfant n’a, au fond, autant vu réalisé son désir d’éliminer l’autre pour rester l’unique… Même morte, fallait-il encore la faire mourir plus ? Fallait-il encore envier à l’autre fille la brève vie qu’elle aura eue ? Juste d’écrire « tu étais leur chagrin » raye les six ans où elle n’était pas encore leur chagrin mais leur joie. Il y a toute la question d’accepter de partager. Difficile pour l’enfant unique. Et c’est aussi central pour la question de la différence de classe sociale. Partager, et non pas avoir tout ce que l’autre privilégié semble avoir, tout pour moi enfin. Partager, ce n’est pas avoir tout pour moi, et l’autre plus rien parce qu’elle est morte.

Annie Ernaux réussit à admettre : l’écriture a fait remonter sa sœur de la nuit intérieure « où je t’ai tenue pendant des années ». « Est-ce que c’est d’écrire que tu es re-née, de cette descente, à chaque livre, comme ici, où j’ai l’impression d’écarter des voilages qui se multiplient sans arrêt dans un corridor sans fin ? » « Le ‘tu’ est un piège. Il y a quelque chose d’étouffant et il instaure de moi à toi une intimité imaginaire avec des relents de griefs, il approche pour reprocher. Subtilement, il tend à faire de toi la cause de mon être, à rabattre la totalité de mon existence sur ta disparition. Car la tentation est grande de faire remonter à toi certains de mes schémas, fondés sur une pesée rigoureuse entre le bonheur et la souffrance. Comme ma crainte que tout moment de plaisir soit suivi d’un chagrin, toute réussite d’un châtiment inconnu. » Moi non ! Ce qui lie à l’autre fille, c’est la mortalité de la vie, qui a brutalement fait irruption dans une famille ! La vie étant fragile, avec des hauts et des bas, en transformation constante, rythmant construction et destruction, pulsion de vie et pulsion de mort, les quatre saisons, bien sûr le chagrin fait suite au plaisir, la perte suit l’avoir, le déracinement de la naissance dérange le tout baigne de la gestation ! Annie Ernaux ne tient pas ça de sa sœur, mais de la sensation de réalité que la mort de cette sœur a introduit dans la famille. La mort, avec elle, fait partie de la vie, certes avec une grande brutalité.

Revenant vers les lieux de son enfance, Annie Ernaux ne reconnaît plus rien. Et oui… Il faut la destruction pour que autre chose renaisse ! Et que le pas du temps s’écrive !

Un témoignage à lire ! Dans lequel l’auteur s’affranchit d’une vieille histoire

Alice Granger Guitard



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