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Une lecture de Eugène Leroy, "Autoportrait noir" - L. Degroote
mardi 1er mars 2011 par Tristan Hordé

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Ludovic Degroote, Une lecture de Eugène Leroy, "Autoportrait noir", éditions invenit, 2011, 9 €

éditions invenit, 2011, 9 €.

 

 

 

           Les éditions invenit[1] ont fondé  la collection Ekphrasis, qui propose à un auteur d’écrire à propos d’un tableau exposé dans un musée de la région Nord-Pas-de-Calais. Ludovic Degroote a retenu Autoportrait noir de Eugène Leroy, dont le Musée des beaux-arts (MUba) de Tourcoing porte aujourd’hui le nom. La trentaine de pages de l’essai, très dense, pose une question de fond : que peut-on, et comment, écrire à propos de la peinture ?

           Avec le caractère abrupt souvent adopté dans ses essais, Jude Stéfan affirme que seul un poète est en mesure d’écrire à propos  d’un livre de poésie ; ce n’est pas faux si l’on admet qu’il sera à même d’apprécier précisément la forme, la critique en général étant surtout soucieuse du sens qu’elle s’efforce de "traduire". Ludovic Degroote part précisément de la forme en citant, avant de commencer son essai, une lettre de Eugène Leroy : « On ne serre pas de la forme pour serrer de la forme. Ce n’est que dans l’invention et le mouvement qu’on peut le faire. » (p. 9) La plus grande partie de l’essai ensuite consiste à poser des questions pour savoir comment dire la peinture, qu’est-ce que dire la peinture. Une tentative de description de ce qui est sur la toile (un visage) et de la manière dont c’est peint (l’usage du pinceau, de la brosse, l’épaisseur des couches), échoue pourtant, « lorsque j’ai dit ça, est-ce que j’ai dit quelque chose ? » (p. 11)

           Ce n’est sans doute pas quand Ludovic Degroote écrit que le peintre est allé « à l’intérieur de soi », « au bout de lui-même » (p. 13) que l’on saisit mieux ce qu’est le tableau. Peut-être avance-t-on quand il interprète les plages claires du fond par rapport au sombre du visage, l’épaississement sur la toile comme une manière d’épure : « on peut épurer en ajoutant, puisqu’il s’agit de saisir au plus près » (p. 14). Ou quand il pose la nécessité de la relation entre visage et fond : ce n’est pas la recherche d’une ressemblance, comme celle que vise le cliché photographique (justement nommé "cliché"), qui importe mais par la saisie d’un rapport de couleurs une réalité autre : l’impossibilité de fixer un visage, trop divers, trop en mouvement. L’autoportrait dit cela, les autoportraits de Eugène Leroy, nombreux, pris ensemble, permettraient de mieux comprendre que la peinture échoue à "montrer" la réalité et que sa grandeur est dans ce manque, le spectateur ne perçoit que des fragments qui ne peuvent être rassemblés.

           Ce manque, comment l’exprimer par la langue ? Les mots ne sont pas plus aptes à exprimer la réalité que la peinture, pas plus à déplier ce qui est sur la toile. Ludovic Degroote le sait et ne triche pas : c’est par la forme de son essai que le lecteur apprend à regarder la reproduction de l’Autoportrait noir (présent dans le rabat de couverture). Il choisit sans cesse d’interroger ce qu’il voit, sans d’ailleurs répondre à toutes les questions posées, ou en déplaçant la réponse :

Il évoque une autre série d’autoportraits, ceux de Rembrandt, invitant ainsi, pour inventer la "réalité " du visage d’un autre peintre, à feuilleter un autre livre ou à visiter quantité de musées.

 

Il procède par analogie : pour comprendre le geste du peintre, peut-être faut-il songer à Rimbaud, qui n’hésita pas à sortir du lisible : le mouvement des mots (rythme, sons) échappe à « l’ordre du sens » et, ce faisant, introduit l’idée de risque. « Il n’y a pas d’art sans risque, aussi complexe que soit la définition de ce mot ; probable que les autoportraits sont des balises importantes de ce risque, puisqu’elles ne s’encombrent du motif qu’a minima » (p. 15-16).

 

Pour que lecteur prenne conscience de ce mouvement sur la toile, il maintient qu’il y a équilibre dans le jeu entre le visage et le fond, et en même temps d’autres choses : « je pourrais utiliser d’autres mots que le mot équilibre : échos, rappels, bonds, ponts — ils ne se contestent pas les uns les autres » (p. 16). Après cette indication, c’est à nouveau l’équilibre que l’on retrouve, associé au mouvement : le visage « dialogue » avec le fond, dialogue établi par les couleurs qui se "répondent". Dialogue, équilibre, échos, etc., cela est dit par l’usage particulier de la matière sur le support, par la tension entre les couleurs — par la forme.

 

           C’est donc par la forme même de son essai que Ludovic Degroote donne à voir ce qu’est la peinture. Il procède par touches ou, pour quitter la métaphore, il ne tient pas de discours continu, les paragraphes se succèdent, de dimension inégale — quelques mots, une page —, sans lien obligé entre eux, sans ponctuation ni majuscule, séparés par des blancs qui impliquent pour le lecteur une attente : il y a toujours à dire, à reprendre, à revenir sur ce qui a été dit, de même que Eugène Leroy « pouvait reprendre une toile des années après l’avoir commencée, ou même, peut-être, l’avoir supposée finie — pas achevée mais finie, dans un cycle qui ne pouvait l’achever : une fin clôt, l’achèvement libère » (p. 17).

           Ludovic Degroote coupe son essai par des blancs. Essai ? Sans doute : à le lire je perçois bien l’instabilité, le fuyant de cet autoportrait, et qu’ « il n’y a pas de motif. Il n’y a que la peinture. » (p. 27) À la suite de son travail sur la forme, il livre des notes et propose des interprétations (ce qui satisfait le lecteur, avide de sens), mais chaque fois sous une forme conditionnelle : « j’aurais pu dire ». Les six développements replacent le travail de Eugène Leroy dans une tradition, invitent à réfléchir sur la relation espace / temps, inscrivent le peintre dans une problématique de l’art (« seul l’art est capable d’exprimer une image du monde vraie, dans la mesure où ce qu’il fabrique formellement devient de la « vraie » vie, comme l’écrit proust »), etc. Pourtant, Ludovic Degroote conclut : « mais j’ai toujours une crainte : faire parler l’œuvre, oublier de rester dedans » (p. 31), et d’autres questions sont encore à poser : elles sont là, dans le dernier paragraphe du livre.

 

           Les blancs, l’absence de ponctuation (sauf pour les notes et, partiellement, dans la dernière partie interprétative) et de majuscule, y compris pour les noms propres, orientent vers un autre genre que l’essai. Plus précisément, Ludovic Degroote défait la frontière entre discours sur la peinture et poème. C’est un sujet qui tient la plume (« Ce que je vois […] »), avec ses incertitudes, des approximations, un incessant questionnement. Une forme éloignée de celle auquel l’essai a habitué le lecteur :

 

           4. La couleur. Elle va de plus en plus vers l’essuiement.

 

           essuyer une couleur

 

           essuyer une couleur comme on essuie une tempête (p. 26)

 

           Le poème de prose qu’est entièrement cette « lecture de Eugène Leroy » (je reprends les mots de la page titre) est convaincant : Ludovic Degroote travaille une forme pour aboutir à quelques conclusions provisoires, à propos d’un tableau où le travail de la forme questionne ce qu’est la peinture. On ne s’étonnera pas qu’il anime des ateliers d’écriture sur la peinture.

 

 

 


[1]  Les éditions invenit sont établies à Ennetières-en-Weppes, dans le département du Nord ; pour consulter leur catalogue : www.invenit-editions.fr



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