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Les Paradisiaques

Pascal Quignard, Editions Grasset, 2004

dimanche 29 mai 2005 par Alice Granger

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Dans ce livre-là, plus que jamais, Pascal Quignard est l’écrivain très exceptionnel d’un « Jadis », appelé aussi paradis, qui précède encore le temps utérin, celui-ci continuant comme dans la même logique d’un lieu où rien ne manque le jadis. Jadis qui pourrait se dire aussi « sexe », au sens où ce mot tout à la fois signifie l’acte sexuel qui conçut l’enfant mais d’où celui-ci est encore absent, est encore séparé, l’acte par lequel la femme bascule par cette conception dans la mère, comme s’y noyant, s’y répandant, s’y réintégrant dans un voyage éternel vers l’amont, et aussi mot qui signifie la « sexion », le fait que c’est impossible d’accès mais en même temps c’est quelque chose qui reste comme souverain, comme dominant, comme un paradigme total pour chaque expérience sur terre. Fasciné face à cette scène invisible et originaire qui précipite l’effroi dans cette investigation géniale et hypersensible du domaine du sexe, l’écrivain se met à lire, à écouter de la musique, pour mieux remonter plus loin que le temps.

Peut-être devons-nous lire entre les lignes de ce texte si extraordinaire de Pascal Quignard une façon très singulière de lire et de proposer la différence sexuelle, ce qui, mine de rien, semble avancer peut-être un statut plus « vrai », plus originaire, des femmes, elles-mêmes dominées par ce jadis d’avant le temps, par cette chose souveraine nommée mère qui se distingue absolument de femme. Alors, si, dans cette écriture-même, l’écrivain admet ce mouvement qui fait pivoter le mot femme pour l’orienter de la manière vraie et originaire vers le mot mère, c’est aussi tout le rapport d’homme à femme qui se trouve transformé. Ce n’est plus la femme qui est « hystérique », au sens où quelque chose se passe dans l’utérus, dans ce dedans qui remonte ailleurs dans un dedans qui est encore plus dedans d’être dans un dehors insituable d’avant la conception, c’est hystérique dans une origine qui se met à dominer, souveraine, chacun des partenaires dans l’instant engloutissant du sexe, et cette hystérie pourrait s’entendre en sourdine en chaque lieu de cette vie sur terre où une sorte de fascination fait reconnaître le jadis partout où je sens que je ne suis pas encore. L’étreinte au sens plein du terme, c’est-à-dire celle d’où un être humain vient, nous figure littéralement, et en même temps c’est de l’infigurabilité, ce qu’elle figure c’est le visage de l’aimé, à épier sur celui de l’enfant, et il y a là l’interdit de se figurer, l’enfant ne peut jamais voir le visage qui se figure par le sien, il y a de l’invisible dominant, du sexe et de l’effroi.

Quelques citations nous permettront de donner une idée de l’exceptionnelle intelligence qui se soupçonne dans l’écriture de Pascal Quignard .

« Il y a une hystérie du jadis. »

« Toute fascination est une ellipse céleste. »

« Dans la fascination celui qui voit ne se voit pas voir :il s’échange à l’image de l’autre ; s’ouvrant ; s’arquant ; c’est-à-dire disloquant sa forme, se déformant « déjà » à la merci de l’autre forme plus ancienne que lui et qui l’a retrouvé. » Y a-t-il une manière plus géniale d’écrire la scène du sexe ?

A propos de Rome : « Dans tout ce qui était plus vieux qu’elle elle pressentait son paradis. »

« ...Christophe Colomb aperçut le paradis terrestre mais il ne put faire en sorte d’y pénétrer. »

« Ephrem dans ses Hymnes dit que la vie sur le Mont du Paradis est ‘réduite et calme comme celle qui occupe l’embryon dans le sein maternel’. »

« Temps nourricier, tiède, sexuel, substantiel, continue... »

« Il y a un amont à la vérité.

Il n’y a pas que du linguistique (que du domestique) qui erre dans le langage que nous acquérons vers l’âge de vingt mois. Il y a un indomesticable que je nomme le jadis et que j’oppose au passé comme la lave éruptive s’élance et dévaste la croûte solide et beaucoup plus récente des vieilles explosions sédimentées. Il y a quelque chose d’indéclinable.

Quelque chose surgit dans le commencement qui ne cesse de croître, qui fait avalanche depuis le commencement. C’est l’origine.

Le commencement n’a pas de fin.

‘Jadis’ est la chaîne déchaînée. Tempestas qui manifeste la force qui gît au cœur du Templus et qui se déploie en rafales terrifiantes dans la nuit anachronique biologiquement déchaînée. »

« La voix de jadis est la voix soprano. »

« ...la préférence pour la voix féminine maternelle précède en nous le premier jour... »

« Le mot soprano en français est le même mot que le mot souverain....Ils désignent ce qui est au-dessus absolument. Le dominant. En musique la dominante. ...La souveraine. »

« ...La dimension où se trahit sans finir l’effet d’une expérience antérieure. La sensation de déjà vu ou de déjà vécu est le premier sentir de ce monde. »

« On peut s’entourer de joies infinies quand on sait bien jouer avec ce qu’on a perdu. »

« Toujours il y a une absence plus ancienne que le deuil...un jadis plus ancien que le passé...Toujours il y eut une reine d’un naufrage, un échouage sur la terre ferme et un dernier royaume. Toujours revient le vague souvenir impalpable d’un règne qu’il a fallu quitter en toute hâte sous l’injonction d’une voix ‘souveraine’. Un royaume perdu. Un premier royaume perdu. »

A propos d’un vers de sainte Hadewijch : « S’adonner à la Source qui est avant toute trace. »

« La femme qui s’apprête devant son miroir cherche désespérément un visage qu’elle ne reconnaît pas. / Elle maquille un masque qui précède son surgissement dans le monde./ Elle souligne un regard qu’elle intensifie en effet à force d’entraînement mais dont elle ignore sur quoi il va se porter. / Elle ignore quelle fascination va soudain l’engloutir. / Elle ne sait rien sur ce qu’elle veut séduire. Elle ne sait même pas si elle veut séduire. / Elle ne sait pas pourquoi elle se fait plus belle qu’elle-même....Elle épie ce qui fut. ...en vérité la femme qui s’apprête devant son miroir fixe son regard sur le monde liquide avant le regard...Au fond de l’eau de son miroir elle considère le monde perdu corps et biens et en appelle à lui. »

« Originairement le monde interne est beaucoup plus supposé par la mère dans le nourrisson qu’il ne lève spontanément en lui. Ce monde est hypothétique et renvoie à une question curieuse...y a-t-il quelque chose de plus interne que l’interne ? »

« L’amour est empreint d’un monde dont le règne a eu lieu avant la désunion de la naissance. »

« ...la femme qui précède, à la femme souche, à la femme indistincte de soi, à la femme qui porte....La femme grosse... : c’est la femme de la scène invisible...chaque femme souche touche à la femme du Jadis : quand elle copulait avec le père. / Or personne n’a vu la scène qui le fit, qu’il puisse prétendre reconnaître les traits des visages qui s’y associèrent et auxquels ses propres traits si étrangement correspondent . »

« ...tous les humains ont vécu dans une femme et son issus d’elle par son sexe....Conséquence I : La femme ne reconnaît jamais l’homme, parce qu’elle ne l’a pas connu dans sa vie première. La femme cherche fondamentalement l’homme...jamais elle ne le trouvera. (L’homme n’est pas la maison du premier monde). Conséquence II : L’homme reconnaît partout la femme. Il ne la cherche jamais : il la reconnaît sans cesse. (Son odeur est sa maison.) Conséquence III : C’est le temps lui-même qui se reconnaît neuf dans l’adolescent. Adolescent veut dire : ce qui croît, ce qui s’érige, se colore, grandit. Il n’y a qu’un temps fort qui marque le pas du temps :...le premier temps, le neuf. Le neuf n’est jamais l’antique rajeuni. Le neuf ne peut vieillir...C’est le jeune homme qu’on cherche sous le vieux... Seul le printemps règne pour les êtres qui rêvent. »

Voilà ! Juste pour vous donner l’envie urgente d’aller lire ce livre !

Alice Granger Guitard



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