Le quai de Ouistreham, Florence Aubenas

L’Olivier, 2010

 

Début 2009, la journaliste Florence Aubenas décide de se transformer en banale demandeuse d’emploi. Durant six mois, elle partage le quotidien des vraies victimes de la crise économique actuelle, à savoir des hommes et surtout des femmes qui alternent emplois précaires et périodes de chômage. La journaliste, qui a pris une année sabbatique au Nouvel Obs pour se plonger dans le terrain, s’inscrit au Pôle Emploi de Caen avec un profil peu porteur sur le marché de l’emploi, celui d’une femme récemment divorcée d’un garagiste qui l’a entretenue durant 20 ans. Sous son vrai nom, elle tente de décrocher les rares jobs qui se présentent. Même si elle est prête à accepter n’importe quoi, la quête s’avère terriblement laborieuse. L’employé d’une agence d’intérim résume d’ailleurs crûment son statut: «Vous êtes plutôt le fond de la casserole, madame.»

 

Le Pôle emploi conseille à Florence Aubenas de concentrer ses recherches sur un secteur pour lequel il est encore possible de trouver quelques heures par ci par là: le ménage. L’ex-reporter de Libération découvre alors les petits postes à durée déterminée payés des clopinettes. Le travail est exténuant et rendu particulièrement pénible en raison de la pression exercée par de petits chefs chargés d’imposer des cadences infernales. Les heures de travail dispersées (tôt le matin, tard le soir, le week-end, les jours fériés) et les déplacements effarants (des dizaines de kilomètres pour 2-3 heures de ménage) mettent à rude épreuves les nerfs de ces travailleuses de l’ombre. Pourtant, elles acceptent tout ce qui se présente, quelles que soient les conditions. Refuser la moindre proposition, aussi avilissante soit-elle, c’est se condamner à être rayé des listes, à ne plus rien se voir «offrir». «Aujourd’hui, on ne trouve pas de travail, on trouve «des heures»», constate la journaliste.

 

Florence Aubenas ramène de ces six mois d’immersion dans la France «d’en bas» un récit accablant, un constat terrifiant sur une logique économique qui broie l’humain. La reporter dessine le portrait d’un ilot de pauvreté dont la réalité est minimisée par des discours politiques lénifiants. Elle donne une voix à cette nouvelle catégorie de laissés-pour-compte qui vivotent avec quelques centaines d’euros par mois. Et ce, dans la France du 21e siècle...

 

Florence Aubenas décrit également avec une précision clinique l’univers déshumanisé des Pôles emploi. Lors de son premier entretien, une conseillère lui balance dans un langage technocratique effarant : «La meilleure solution pour votre projet personnalisé d’accès à l’emploi est de vous orienter vers la spécialité d’agent de nettoyage.» Désormais, il faut faire du «chiffre» et non plus du social. Les employés des Pôle emploi ont pour consigne de recevoir un maximum de «clients» par jour et de leur rappeler continuellement leurs devoirs. La journaliste montre à quel point les relations entre agents et chercheurs d’emploi sont tendues. La moindre parole peut provoquer un drame. Les agents travaillent d’ailleurs la peur au ventre, craignant qu’un assuré débarque au guichet avec une arme à feu.

 

Bien que déprimant à de nombreux égards, Le quai de Ouistreham n’est pas que le récit d’un monde en marge. Florence Aubenas a su également dresser un portrait touchant de ces travailleurs de l’ombre, qui font preuve d’un courage exemplaire pour affronter des journées harassantes et interminables. Voilà un livre qui inspire le plus profond respect et qui fait honneur à ce qui devrait être la règle en matière de travail journalistique.

 

Florent Cosandey, 21 mai 2010

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