Un Juif pour l’exemple, Jacques Chessex

Grasset, 2009

 

Un Juif pour l’exemple, c’est l’histoire d’un crime antisémite qui hante la mémoire de Jacques Chessex depuis son enfance. En 1942, l’écrivain a huit ans et vit à Payerne, un bourg de Suisse romande. L’Allemagne nazie est à son apogée et les relents nauséabonds de la peste brune n’épargnent pas la campagne vaudoise. Malgré un décor de carte postale («Au printemps où commence cette histoire les lieux sont beaux, d’une beauté surnaturelle qui tranche avec les lâchetés du bourg», se souvient Jacques Chessex), la bourgade de Payerne est touchée par les faillites, le chômage et la crainte que le pays ne soit entraîné dans la guerre. Dans ce contexte tendu, certains cherchent des boucs émissaires. Dans l’arrière-pays vaudois comme dans le reste de l’Europe, ce seront les Juifs. «La faute? Les gros. Les nantis. Les Juifs et les francs-maçons. Ils savent assez se sucrer, surtout les Juifs, quand on ferme les usines. Il n’y a qu’à les voir prospérer, les Juifs, avec leurs bagnoles, leurs fourrures, leurs commerces à tentacules, et nous les Suisses, on crève de faim. Et le comble c’est qu’on est chez nous. Les Juifs et les francs-maçons. Pieuvres et suceurs du vrai sang.»

 

A Payerne, un petit groupe «de chômeurs, d’aigris, de paysans déçus, d’appauvris, de gueulards impuissants et convulsifs» attend avec impatience l’invasion du IIIe Reich, en rêvant de la «beauté des corps aryens, étendards, nudité, blondeur, fanfares de trompes gothiques, regards bleus fixés haut dans le regard extatique du Chef.» Ces membres du Mouvement National Suisse ont à leur tête Fernand Ischi, un garagiste de petite taille («exactement la taille d’Adolf Hitler», se vante-t-il) qui se voit déjà gauleiter d’une province romande annexée. Endoctrinée par Philippe Lugrin, un pasteur «ardemment froid et organisé» proche de la Légation nazie à Berne, l’escouade fasciste terrorise les familles juives du coin en tirant à balles réelles sur leurs maisons. Mais rapidement, il lui faut davantage, un coup retentissant, susceptible de réveiller les masses amorphes. Décision est prise d’assassiner un Juif, «sans tarder, un Juif bien représentatif, bien coupable de crasseuse juiverie, et le liquider avec éclat.» Cette cible «pour l’exemple que la bande doit donner à la Suisse et aux Juifs parasites de son territoire», ce sera Arthur Bloch, un sexagénaire qui se rend à la foire au bétail de Payerne le 16 avril 1942. Ce bon patriote bernois est respecté et respectable. Il a servi dans l’armée suisse durant la guerre de 14-18 (il est devenu sourd d’une oreille durant le service), est impliqué dans la vie locale de la capitale et vient régulièrement dans la région de Payerne pour le commerce des bovins. Tout cela, le groupuscule nazillon s’en moque. A ses yeux, Arthur Bloch représente le «Juif engraissé à nous voler avec ses banques, ses prêts sur gages, ses trafics de bœufs et de chevaux qu’il revend à notre armée.» Il sera le Juif sacrifié en l’honneur d’Hitler pour son 53e anniversaire, le 20 avril («On peut compter sur la Légation d’Allemagne pour annoncer la bonne nouvelle au Führer ce lundi 20, il se souviendra du cadeau à l’avènement maintenant proche de l’Ordre nouveau», imagine la Cinquième Colonne).

 

Le matin du fameux 16 avril 1942, Arthur Bloch est attiré dans une étable à deux pas de l’abbatiale, Rue-à-Thomas. Ne se doutant pas «qu’il va à la pire boucherie», il tombe dans le guet-apens tendu par ses tortionnaires qui l’assomment, l’abattent avec un revolver, puis le découpent comme une vulgaire carcasse animale. Jacques Chessex décrit avec une froide précision l’assassinat d’Arthur Bloch, l’horreur du dépeçage du cadavre dont les morceaux sont tassés dans des «boilles» à lait, puis enfin l’immersion des sordides récipients dans les eaux du lac de Neuchâtel. Ayant laissés de nombreuses traces de leur forfait, les criminels seront démasqués en quelques jours. Jugés et condamnés à de lourdes peines de prison, ils assumeront leur acte. Témoin la description du procès de 1943 faite par Chessex: «Confrontés aux instruments de la boucherie et aux photographies des morceaux de la victime ils ne bronchent pas, ne s’émeuvent pas, parlent avec une précision lente, stupide, égarée, de leurs motifs et de leurs actes. Haine épaisse des Juifs. Intelligence platement hallucinée. Confiance absolue dans l’Allemagne, bientôt victorieuse de la Suisse, le canton de Vaud devient province du Nord et Fernand Ischi son préfet. Gauleiter! Corrige Ischi en se cambrant. Il ressort de toutes les audiences que l’exemple est voulu, prémédité, revendiqué. Fernand Ischi, à plusieurs reprises: l’Allemagne nous tirera de ce mauvais pas. A vous tous, sous peu, de payer.»

 

Un Juif pour l’exemple se caractérise par une écriture chirurgicale, impitoyable et puissante, écriture qui fait éclater de manière impressionnante la rage et le dégoût de l’auteur face aux silences imposés par la bonne conscience collective («On se couperait la langue, on se crèverait les yeux et les oreilles plutôt que de reconnaître que l’on sait ce qui se trame au garage. Et dans les arrière-salles de certains cafés. Et dans les bois. Et chez le pasteur Lugrin.»). Ce texte qui déterre une réalité historique peu ragoûtante se présente, pour Jacques Chessex, comme une manière d’exorciser un crime qui n’a cessé de le poursuivre depuis son enfance («Mais je n’ai pas tort, né à Payerne, où j’ai vécu mon enfance, de sonder des circonstances qui n’ont pas cessé d’empoisonner ma mémoire et de m’entretenir, depuis tout ce temps, dans un déraisonnable sentiment de faute.»). L’auteur a connu les protagonistes, leurs proches, les victimes, les témoins. Il a vécu ce drame de l’intérieur, puis subi le silence qui pesait comme une chape de plomb sur ce «fait divers» («Arthur Bloch, on n’en parle pas. Arthur Bloch, c’était avant. Histoire ancienne. Histoire morte.»), voire la complicité bonhomme de certains («on vit ici dans l’implicite, le ricanement, l’insinué»). Aujourd’hui encore, les faits relatés par Jacques Chessex provoquent un profond malaise dans la région concernée. Les autorités et la population locales ont toujours tenté d’occulter ce meurtre sordide qui impliqua des gars du coin, attitude qui en dit long l’acceptation passive des actes antisémites (à Payerne comme ailleurs). La volonté d’oubli a été telle qu’aucune plaque rappelant les faits ne fut jamais apposée à quelconque endroit de la commune. De ce fait, le texte de Jacques Chessex constitue un salutaire instrument de mémoire. Certes, la charge de l’auteur vis-à-vis de sa commune d’origine est violente (Payerne, «une ville de charcutiers confite dans la vanité et le saindoux»), sans concession, parfois excessive. Toutefois, ce roman, au-delà du fait divers qu’il relate, fait prendre conscience que ce genre d’acte atroce peut se produire n’importe où et n’importe quand. En cela, la population de la Broye vaudoise n’est ni pire ni meilleure que celle d’une autre région, de Suisse ou d’ailleurs. La grande force de ce texte est finalement de constituer une piqûre de rappel de portée universelle sur le danger des thèses fascisantes, qui, s’insinuant dans les esprits, peuvent conduire les plus faibles ou les plus fanatisés à commettre l’indicible.

 

P.S. On conseillera à propos de ce crime et du contexte de l’époque un documentaire d’une richesse rare réalisé en 1977 par Jacques Pilet et Yvan Dalain pour la TSR (http://archives.tsr.ch/player/crime-payerne1942). Un documentaire extrêmement instructif sur la banalité du mal, la manipulation des plus faibles par les idéologues de l’intolérance haineuse et la froide passivité de la population face aux agissements antisémites.

 

Florent Cosandey, 16 avril 2009