Le Truoc-Nog, Iegor Gran
P.O.L, 2003
Quest-ce quun Truoc-Nog? Vous donnez votre langue au chat? Tout simplement lanagramme de «Goncourt». Le prix éponyme, décerné chaque automne, nest rien de moins, selon Iegor Gran, quun «machin» qui récompense le livre le plus insignifiant de la rentrée littéraire. Son mérite principal est de montrer aux vrais écrivains ce quil ne faut surtout pas faire («Les erreurs des autres font progresser»). Polémiste et humoriste grinçant sans foi ni loi, Iegor Gran dédie Le Truoc-Nog aux «goncourables», ces malheureux hommes de lettres qui souffrent le martyr, craignant dêtre «lheureux» élu dun prix de pacotille. Certes, de grands écrivains ont obtenu le Goncourt, comme Proust ou Malraux. Mais ce fut par accident
Les autres, qui sen souvient (Léon Frapié, Claude Farrère, Henri Malherbe, Henri Deberly, etc.)?
Le héros du Truoc-Nog répond au doux sobriquet de Goncourable, un auteur honnête qui commence à faire son nid dans le paysage littéraire français. Puis un jour, patatras! Le dernier texte «commis» par Goncourable figure dans les dix malheureux sélectionnés pour le fameux prix Goncourt, «lépouvantail qui fait avancer la littérature française». Dans un premier temps, lécrivain éprouve une certaine vanité à observer son livre en bonne place dans les vitrines des librairies de lHexagone. Goncourable se rend pourtant très vite compte du danger qui le menace: recevoir le Goncourt, cest lassurance de finir dans les oubliettes de lhistoire littéraire. Pas question pour lui dentrer dans la litanie des inconnus désignés comme lauréats, qui «ressemble à une allée de cimetière.» Le pire pour Goncourable serait dapparaître un jour dans le Quid, une encyclopédie fourre-tout «remplie dinformations poussiéreuses sur tout et sur rien, du tennis de table à la production de morue.»
Quelques jours avant le verdict, ils ne sont plus que deux en compétition, Goncourable et un certain Philippe, aspirant Goncourt depuis des années. Philippe part favori, dans la mesure où il a fait la Une de Lire, le magazine littéraire grand public. «Léquivalent pour un sac de se retrouver à la une de Vogue», nous explique le narrateur. Ce dernier sent
le couperet se rapprocher, sans pouvoir influer sur le destin: «Il pense à lhumiliation quil est en train de subir. Lui qui a plusieurs romans à son actif! Et des nouvelles! Il nest pas un débutant, tout de même! Certains de ses textes sont parus en livre de poche. Ce nest pas rien. Il a eu des articles, bienveillants pour la plupart. «Un auteur plein de promesses», écrivaient les critiques. «Une littérature subtile.» «Retenez bien son nom. Vous le reverrez dici peu.» Ils ne croyaient pas si bien dire.» Les critiques encensent un jour pour tourner casaque le lendemain.
Pour Goncourable, la chute est brutale: «Tu tes cru supérieur aux autres, hein. Tu tes gaussé de Philippe qui avait été nominé plusieurs fois. Eh bien te voilà les pieds dans le ciment. [
] La vérité bat des paupières. Goncourable mérite le Goncourt autant que les autres. Cest limpide. Les ambitions littéraires de Goncourable se trouvent suspendues.»
De son côté, léditeur de Goncourable se frotte les mains en pensant à la coquette manne que rapporte un prix littéraire et qui lui permettra de faire vivoter quelques excellents écrivains sans lecteurs. «Un Goncourt est une vache à lait qui rapporte tellement à léditeur quil peut accepter une cinquantaine dauteurs véritables, sincères et besogneux, dont les tirages resteront confidentiels. Un Goncourt permet donc dexpérimenter, et contribue à la survie de lécrivain français à faible rendement. À sa façon, il redistribue la richesse et amoindrit les différences sociales. On pourrait résumer par la formule scientifique suivante: un éditeur sans Goncourt verse de petits à valoir. Cest pour toutes ces raisons que la profession respecte le Goncourt (tout en ne se privant pas den rire)», clame, dépité, Goncourable. Il a beau cracher dans la soupe: tout est permis au nom de lintérêt supérieur de la littérature
Dans un premier temps, lauteur déchu se voile la face et refuse daccepter son nouveau statut. Puis, en relisant ses textes, il doit bien accepter la terrible vérité: «Il découvre à chaque page des preuves accablantes. Les paragraphes quil a cru réussis, ceux qui sont venus dun seul jet dinspiration, lui semblent maintenant désuets et pompeux, racoleurs et lavasses, mal fagotés comme des collégiens et arrogants comme des étudiants à leur premier entretien dembauche. Ses phrases qui ont nécessité de longues semaines de polissage puent lhuile de coude et le dictionnaire.»
Dans le registre de lhumour sadique et sans concession, Iegor Gran na pas son pareil. Il doit être satisfait: son ouvrage na pas gagné de prix littéraire, si ce nest le prix Truoc-Nog, comme lindique ironiquement le bandeau rouge entourant lédition publiée par P.O.L
Florent Cosandey, 17 mai 2008