Mort aux cons, Carl Aderhold

 

Hachette littératures, 2007

 

Pas de doute, les cons sont parmi nous. Ils foisonnent et pourrissent avec une déprimante persévérance l’existence de ceux qui n’entrent pas (ou ne croient pas entrer…) dans cette funeste catégorie. Alors quoi de plus normal que de les éliminer, afin de rendre le monde meilleur. C’est dans cette noble quête que se lance le narrateur du premier roman de Carl Aderhold. Trentenaire fauché, ce drôle de zigue a une révélation un soir où il végète devant une émission de télévision abrutissante («La bêtise s’étalait, paradait – plastronnait. On dirait que plus les gens sont bêtes, d’une bêtise telle que même le plus abruti des téléspectateurs peut se moquer d’eux, plus ils ont de chance d’être choisis»), une sorte de Perdu de vue où un présentateur paterne s’apitoie, à coup d’une «écœurante chantilly de bons sentiments», sur la disparition… d’un chien de compagnie. Dépité par le triste spectacle qui scotche dans la même communion bêtifiante des millions de téléspectateurs, le narrateur balance, de rage, le chat d’une voisine par la fenêtre. Ce «meurtre» met l’immeuble, puis le quartier, en effervescence. Alors qu’ils s’ignorent superbement en temps normal, les habitants des environs se mettent soudainement à se parler pour essayer de démasquer le coupable. Le lien social se recrée, ce qui n’est pas pour déplaire au narrateur. Ce dernier se rend cependant vite compte que le problème ne se situe pas au niveau des chats et des chiens mais plutôt au niveau de leurs maîtres avilis. Combattre les comportements «beaufs» (posséder un animal domestique par exemple) devient dès lors sa raison de vivre. Il décide de franchir le rubicond et d’abattre tous les hurluberlus qui lui gâchent le quotidien.

 

Le pourfendeur de la bêtise se lance dans le crime, d’abord selon des méthodes et des plans fleurant bon l’amateurisme, bientôt sur la base d’une véritable stratégie et d’un manifeste politique. Sa «chasse aux cons» vise de multiples milieux: bricoleurs insupportables, concierges médisantes, chauffards impatients, personnes âgées en voyage organisé, enfants pourris-gâtés, voisins bruyants, SDF faisant la manche, DRH imbus de leur pouvoir, parents démissionnaires, politiciens véreux, hooligans avinés, préposés aux impôts, sa femme (!), son psychanalyste, etc. Au total, plus de 140 personnes sont tuées, au nom d’un combat pour l’avenir de l’humanité. Et encore, certaines catégories ont été oubliées à nos yeux (automobilistes se garant sur les trottoirs, VTT-istes, propriétaires de quads, collectionneurs de boîtes de camembert, etc.).

 

Le narrateur, plongé dans une entreprise exterminatoire qui semble ne plus connaître de limites, méprise la frilosité de ses semblables, qui n’osent pas passer à l’action: «Ce qui nous pèse au quotidien, c’est de devoir toujours composer. La plupart du temps même, nous en sommes réduits à subir. Pourtant nous savons qu’il existe une solution radicale qui règlerait le problème de façon définitive, ou du moins à notre plus grande satisfaction. Souvent même, nous y songeons comme à une revanche. Nous l’imaginons dans les moindres détails, mais c’est pour mieux y renoncer, nous en exagérant les conséquences. Nous préférons au fond ces accommodements qui nous évitent toute confrontation, même si nous sommes convaincus que rien ne sera vraiment résolu. Il suffirait pourtant de sortir des sentiers battus de l’autocensure, de faire preuve d’un peu de détermination.» Lui ne fait en tous les cas pas dans la dentelle. Pas de quartier car quand on est con, on est con, comme l’a chanté Brassens: «Contrairement à l’idée répandue, les cons ne sont pas réformables; les campagnes de prévention ou les actions pédagogiques n’ont pas de prise sur eux. Une seule chose peut les amener non pas à changer, mais du moins à se tenir tranquille: la peur. Je veux qu’ils sachent que je les surveille et que le temps de l’impunité est révolu.» Et le pire, c’est que «le con est contagieux. Il nous entraîne sur son propre terrain et nous pousse à agir selon sa propre logique. Si bien qu’à la fin, on se trouve dans la peau d’une sorte de double, son alter ego.» On peut donc l’éradiquer en toute bonne conscience, pour le salut du genre humain.

 

Finalement, en tuant sa 140e victime, le narrateur finira lui-même par entrer dans la catégorie tant honnie. Démasqué par son seul ami, l’inspecteur de police Marie, il panique et l’abat. En commettant ce crime, le narrateur signe son acte d’adhésion chez les cons: «Pour la première fois de ma vie, j’avais tué un homme, pas par conviction. Juste pour me défendre. J’avais tué comme un con qui se sent trahi. Comme un con qui veut échapper à la prison. J’étais devenu un meurtrier.»

 

Bref, cette fable philosophique, mélange du Dîner de Cons et de Massacre à la tronçonneuse, fait beaucoup rire. Surtout si l’on ne se reconnaît dans aucune des catégories visées par le «tueur de connerie en série». Inventif, digne émule de l’écrivain finlandais Arto Paasilinna, Carl Aderhold tient la distance, en truffant son texte de moult saynètes à forte dose de mauvaise foi et d’humour absurde. Qu’il est agréable de suivre ce tueur se faire le porte-drapeau de nos petites révoltes quotidiennes, par un jeu de massacre drolatique. C’est puéril mais ça fait du bien!

 

Florent Cosandey, 17 décembre 2007