Cette oeuvre posthume de Stefan Zweig, dont le titre a été emprunté à une phrase du roman, a été établie à partir de manuscrits inédits. Un 1er cahier a été rédigé à Salzbourg en 1930-1931 et le second 8 ans plus tard lors de l’exil de l’écrivain à Londres.

En 1940, Zweig tire de son ouvrage un scénario intitulé " La demoiselle des postes "; le film sera réalisé en 1950 par Wilfried Franz sous le titre de " L’année volée ".

Ce livre important - chant du cygne du romancier - n’a été publié en Allemagne qu’en 1982, et 2 ans après en France (Ed.Belfond).

*****

L’œuvre est placée sous le signe de la guerre et de l’argent. L’action se déroule en Autriche, en 1926, et relate la vie difficile de Christine, jeune employée des postes, qui vit avec sa mère malade et presque sans ressources.

Stefan Zweig, habituellement concis dans ses récits, se montre dans cette œuvre d’une précision " balzacienne "; il admirait beaucoup Balzac et, un peu à sa manière, on retrouve un réalisme balzacien dans la description des différents milieux évoqués. En outre Zweig a retenu la leçon de Balzac montrant que le moteur du monde n’était plus l’amour mais l’argent; cet aspect est évoqué dans la première partie montrant la vie facile des riches dans les palaces.

Christine est invitée par sa tante Clara Van Boolen, une riche américaine, à venir passer des vacances à la montagne. Après hésitation, elle se résout à quitter sa mère, son village et l’espace restreint de son bureau de poste :

" Sans désirs, pour la première fois, son être, au contact de la grandeur, découvre la force bouleversante du voyage qui, d’un seul coup, arrache du corps la dure croûte de l’habitude et en rejette l’essence nue, fertile dans le flot de la métamorphose ".

Zweig décrit avec beaucoup d’intensité l’arrivée de la jeune villageoise dans le plus chic hôtel de la station, son choc devant le luxe des lieux, sa timidité et sa honte d’être pauvrement vêtue et sans bagage; elle est stupéfaite à la vue de sa chambre :

" Elle n’ose croire vraiment que cette chambre lui est destinée, une chambre incroyablement spacieuse, délicieusement claire, gaiement tapissée…Chaque objet baigne dans cet embrasement prodigue… Cette chambre resplendit comme un matin au paradis…

Que cela puisse seulement exister, tant de splendeur radieuse ! Combien cela doit coûter, combien d’argent, quelle somme d’argent énorme !…

Zweig lui-même, lors d’un séjour en Engadine en 1918, avait été frappé par le contraste entre la vie luxueuse de quelques privilégiés et la souffrance des peuples en guerre. Il prêtera son indignation, dans la deuxième partie du roman, au personnage de Ferdinand, comme lui insatisfait de la vie qu’il mène, avide de justice et impatient de se réaliser.

La " métamorphose " de Christine est spectaculaire ; habillée de neuf, coiffée et maquillée, elle est méconnaissable, prend de l’assurance et devient du jour au lendemain une personne respectée, courtisée, adulée :

" Elle se sent portée comme par une vague, comme par un vent divin; depuis son enfance sa démarche n’a jamais été si légère, si aérienne. L’ivresse de la métamorphose s’est emparée d’un être.

Christine s’abandonne sans résistance à ce monde merveilleux. Peut-on être ici autrement qu’heureux ! Indéniablement Christiane von Boolen a changé d’apparence, plus jeune, plus fraîche que sa cendrillon de sœur, l’auxiliaire des postes Hoflehner.

Qui suis-je donc ? Que m’arrive-t-il ? se demande-t-elle ? Un désir a commencé à naître en elle, désir de se connaître et, après la découverte de ce monde nouveau, de se découvrir elle-même ".

Stefan Zweig dépeint admirablement cette métamorphose; le lecteur lui-même est transporté dans un rêve; on n’imagine pas que la belle Christine ainsi transformée puisse retomber brutalement dans son premier état; pourquoi ne profite-t-elle pas de ce moment de grâce pour accepter un riche mariage et se sortir de sa condition qui la rebute ?

Mais, victime d’une malveillance, elle sera néanmoins obligée de quitter précipitamment le Palace. Elle est désespérée et une immense colère l’envahit :

" Son âme tourmentée ne retient qu’une chose, qu’on l’a dépouillée, qu’elle doit abandonner son moi ailé pour réintégrer une larve amorphe, aveugle, rampante, et que quelque chose est perdu, irrémédiablement perdu ".

Le retour de Christine dans son village marque la fin de la première partie du livre.

Stefan Zweig aurait sans doute choisi un autre titre pour son roman, car l’Ivresse de la métamorphose ne vaut que pour la 1er partie; la seconde, écrite en exil en 1938, huit ans plus tard, revêt un caractère beaucoup plus sombre, à l’image du spectre de l’Anschluss et de la guerre menaçante.

Christine a retrouvé sa pauvreté; sa mère est morte. Elle rencontrera à Vienne un ami de son beau-frère, Ferdinand, qui a été captif quatre ans en Sibérie, et qui est révolté contre l’injustice et la misère.

Christine comprend la révolte de cet homme, déterminé à trouver une solution pour avoir un autre vie, ou alors prêt à se suicider. Elle accepte par amour de le suivre dans l’une ou l’autre voie. Ferdinand combine un plan d’action : la postière volera l’argent déposé dans son coffre et ils essaieront de fuir à l’étranger. Le roman, inachevé, s’arrête avant leur départ ...

*****

Robert Dumont donne une excellente traduction du roman de Zweig. Dans sa postface il remarque que la satire de l’Etat autrichien, souriante dans la première partie, devient par la suite " féroce " dans la bouche de Ferdinand. Zweig a lui-même souffert des désordres politiques en Autriche et a été contraint à l’exil en Angleterre.

Il fait aussi le rapprochement entre Christine et Lotte Altmann, la secrétaire londonienne de Zweig, toutes les deux montrant une fragilité et un esprit de dévouement semblable. Lotte Altmann devint la seconde femme de l’écrivain et le suivit dans la mort.

" Roman inachevé ? Peut-être seulement en apparence, car la remarque de Ferdinand, peu avant de passer à l’action, soulignant qu’ils n’ont jamais eu de chance, ainsi que les préparatifs d’un double suicide, sous-entendent un dénouement tragique.

Cette fin suggérée, préfigurant celle, hélas trop réelle, de Pétropolis, le 22 février 1942, rend encore plus émouvant ce roman d’outre-tombe ".

D.GERARDIN