Courir le monde à la rencontre du peintre

 

A propos de Béatrice Libert, Le passant fabuleux, éditions Autres Temps/Les écrits des forges.

 

Courir le monde à la rencontre du peintre, suivre pas à pas le chemin de ses œuvres, au fil des musées, des rétrospectives, des expositions permanentes, c’est prendre le risque de l’essoufflement. C’est prendre aussi celui de sentir, devant chaque œuvre, au détour de chaque tableau, un peu de la mémoire, une trace de vie fixée entre deux traits.

Alors, de Liège à New York, de Madrid à Cologne, on emboîte le pas errant de l’œuvre achevée, on prends le temps de la reconnaître, d’en percevoir le lien avec un fragment de vie parfois méconnu. C’est œuvre de titan que de faire émerger ce tissage savant.

 

Automne 2001, la ville de Liège dresse une rétrospective de l’œuvre de Pablo Picasso, un Pablo mythique, déclinant de salles en salles toutes les expériences d’un talent multiforme. Je restais ébloui, n’ayant eu, jusque là, aucune chance de boire d’un seul trait à une telle source profuse. J’en sortais ému à l’extrême, laissant échapper ceci :

 

“Le trait précis peu à peu s’ensorcelle.

                Savoir dessiner.

                Ou peindre.

Et plonger dans le monde

                avec la précision d’un orfèvre.

Ne pas être artiste

                 être homme d’abord.

 

L’oeil posé sur la femme nue

Qui pose son oeil sur le peintre

Qui peint la femme nue en rondeur

Puis la façonne lui donnant autre réalité.

 

Pablo est artiste par le regard des autres.

                  Lui s’interroge.

Il plonge dans le monde

                  Le croque à pleines dents.

                  Ne lui donne aucune excuse.

 

Le peintre nÂ’est pas artiste

                  Il s’interroge

                  Il le devient

Mais face à la postérité.

 

La postérité: saura-t-elle plonger sous la surface des choses?”

(Liège – novembre 2000)

 

J’écrivais sur mes genoux, à la sortie de cette éblouissante démonstration, avant d’affronter une pluie battante et retrouver ma chambre triste de l’auberge de jeunesse Georges Simenon.

Je ne pouvais me douter qu’en ces mêmes heures, Béatrice, poète liégeoise (nous finirons par nous rencontrer, trois ans plus tard), en ces mêmes lieux, composait son œuvre phare en hommage au « passant fabuleux ».

Œuvre phare car elle met l’œuvre picturale en lien direct avec la vie du géant. Elle y décèle tout ce qui relève de l’amour absolu, des amours éphémères, de l’amour de l’absolu propre à cet homme hors du commun.

L’être passe, l’œuvre demeure. Est-ce ainsi que se constitue la mémoire ?

Béatrice Libert tente ici de reconstituer, tableau après tableau, qui fut Pablo Picasso. A travers l’œuvre, elle cherche l’homme dans toutes ses dimensions : l’homme et l’amant, l’engagé public et l’homme secret.

Chaque tableau devient ainsi la source d’un poème, d’un clin d’œil à la vie

 

« Ce qui nous arrive

tient de l’envers des choses »

 

Et elle nous montre cet envers, ou plutôt elle nous invite sous la sobriété des mots à l’observer, à ne pas nous satisfaire de l’apparence. Son poème est une invitation à plonger dans la profondeur du trait.

Et le trait, l’esquisse se fait sublimation du réel, devient un réel qui dure au-delà de l’homme.

 

« L’esquisse est une danse

Où tremble le destin »

 

Hymne vibrant d’amour à l’homme qui sut être ce passant fabuleux, berçant nos rêves de ses couleurs, de cet acharnement à dire tout ce que l’amour tisse au creux de nous-mêmes.

 

« Je voudrais écrire comme tu dessines

avec cette rage précise

cette marche aventurière

cette légèreté fidèle-infidèle

 

Picador mon poème

empalerait lÂ’angoisse qui me gerce

 

J’aimerais écrire comme tu dessines

avec au ventre la jouissance

pleine et vaste de l’imparable geste »

 

Un tel regard sur l’œuvre et le peintre mérite qu’on s’y arrête un instant, juste un instant pour mieux savourer le message, le subtil message.

 

Xavier Lainé

Manosque, 15 septembre 2006

Â