"ELEAZAR ou LA SOURCE ET LE BUISSON"

Michel Tournier est né en 1924; il a suivi les cours de philosophie de la Sorbonne et de l’université de Tübingen, mais un échec à l’agrégation en 1950 le fera renoncer à l’enseignement.

Il fera une carrière à la radio et se consacrera à l’écriture. La plupart de ses romans comportent un message philosophique ou sont inspirés par la mythologie.

Il vit dans la vallée de Chevreuse dans le presbytère d’un petit village où il était le voisin d’Ingrid Bergmann.

Il a obtenu le grand Prix du roman de l’Académie Française en 1967 pour " Vendredi ou Les Limbes du Pacifique " et le Prix Goncourt en 1972 pour " le Roi des Aulnes "

Eléazar relate l’aventure spirituelle d’un jeune pasteur qui quitte son Irlande natale avec sa famille pour émigrer en Amérique, afin d’échapper à la famine et aux épidémies.

Esther, l’épouse du pasteur, est catholique; sa famille a consenti au mariage car elle est estropiée. Mais elle chante divinement en s’accompagnant de la harpe celtique, instrument qui symbolise depuis toujours l’âme irlandaise :

" Puis la voix de la jeune fille, plus diaphane encore, s’ajouta à celle de la harpe. Elle chanta des mélodies de " La dernière rose de l’été " de Thomas Moore. C’était la chanson des ruisseaux, des fontaines et des sources qui donnent sa vie à la terre irlandaise ".

La trame du récit est constituée par la similitude du destin d’Eléazar et celui de Moïse : le pasteur comprend, en lisant la Bible, que les événements de sa vie sont semblables à ceux du vénérable patriarche.

Quelques exemples : Eléazar est protestant vivant en milieu catholique; Moïse est un hébreu vivant en milieu égyptien.

La traversée de l’Atlantique dura 40 jours, comme la traversée de la mer Rouge suivie des 40 jours de jeune sur le Sinaï.

La canne-boa d’Eléazar est telle le bâton de Moïse qui se transforme en serpent.

La Californie est la " terre promise, le Pays de Canaan ".

Le combat contre les brigands gagné avec l’aide de José rappelle celui de Moïse contre Amaleq gagné par Josué…

 

Pour Michel Tournier, le Dieu d’Israël n’est pas un Dieu abstrait, mais un protecteur que l’on reconnaît chaque jour car il intervient dans notre vie et lui donne un sens :

" Eléazar savait maintenant que le voyage qu’il avait entrepris ne cesserait plus de l’édifier et d’éclairer sa foi. N’était-ce pas ce que l’on appelle communément un voyage initiatique, lorsque chacune de ses étapes apporte une révélation nouvelle ?

Ainsi les morts de l’océan qu’il voyait partir à chaque aube lui donnèrent-ils une profonde élucidation des ténèbres. Dans les plaines de l’au-delà, les âmes des morts ne grouillent pas à l’infini, comme on pourrait le croire… car les défunts ne persistent dans l’au-delà qu’aussi longtemps qu’il y a sur terre des vivants qui pensent à eux.

Les morts se nourrissent du souvenir que leur adressent les vivants , et ils s’évanouissent à jamais dès que le dernier vivant leur a consacré sa dernière pensée… "

Autre élément omniprésent du récit : la harpe celtique jouée par Esther, l’épouse attentionnée qui respecte les convictions bibliques d’Eléazar, tout en faisant preuve de lucidité et d’une grande liberté d’esprit.

Ils parlent volontiers de leur foi et de la Bible et s’enrichissent mutuellement. Esther évoque ainsi le dogme de l’ange gardien qui a troublé longtemps son adolescence; elle chante le poème suivant :

" Les anges dans nos campagnes planent sur nos moissons.

Les anges dans nos villages couvrent les toits de leurs ailes

Les anges dans nos prairies frôlent les herbes et les fleurs.

Les anges dans nos cœurs ouverts font entrer douceur et gaieté ".

 

Cette harpe sera un constant réconfort lors des épreuves de la traversée de l’Amérique vers la Californie :

" La fragile et vénérable harpe celtique avait été retirée du chariot et reposait entre les genoux d’Esther… La musique montait en flots plaintifs et purs vers un ciel de nuages déchiquetés par la pleine lune. C’était vraiment la voix des sources de la verte Irlande qui s’élevait au milieu de l’aridité du désert.

Et tout à coup un cantique retentit, psalmodié par ces autres voix si différentes et si bien accordées :

Je suis la voix qui crie dans le désert; je suis la voix qui roule dans la vallée; je suis le pleur qui retentit dans les rochers. Je suis la plainte qui vole sur les flots; je suis la clameur qui salue l’arrivée du Sauveur. Je suis l’aveu qui touche le cœur du Seigneur. Je suis le rire dont l’éclat heurte la montagne. Je suis la chanson qui fleurit sur les lèvres des enfants "..

 

Lors de la traversée du désert américain, jonché de squelettes et de dépouilles, Eléazar comprend que le drame de Moïse était son déchirement entre le Buisson ardent, symbole du sacré, voix de Yahweh, et les sources d’eau que ne cessent de lui demander les Hébreux pour leur famille et leurs cultures.

L’Irlande était par excellence le pays des sources et, dans les Evangiles, le parcours de Jésus est jalonné de puits et de fontaines. Eléazar, comme Moïse, doit choisir entre la Source et le Buisson.

Parvenu enfin au sommet de la sierra Névada en vue de l’opulente Californie, le pasteur blessé et très affaibli décide de laisser sa femme et ses enfants descendre sans lui vers cette terre promise…

 

 

Michel Tournier aime les mythes et la transcendance; ses personnages ne sont pas guidés par la psychologie, mais par des contraintes symboliques. Son style, neutre et en apparence très conventionnel, n’est qu’un moyen de " rendre claires et agréables les choses subtiles et difficiles à dire ".

Eléazar " est un beau livre qui conduit à la réflexion. On est surpris par la sobriété et l’extrême concision du récit; on souhaiterait plus de développement. Mais c’est au lecteur lui-même de prolonger cette méditation sur la vie :

" Un grand auteur est celui dont on entend et reconnaît la voix dès qu’on ouvre l’un de ses livres. Il a réussi à fondre la parole et l’écriture " (Le miroir des idées).

Daniel GERARDIN