Jorge Semprun est né en 1923 à Madrid. Il passe son adolescence en France où se famille est contrainte à l’exil durant la guerre civile. A 18 ans, il rallie la Résistance, mais il est arrêté et déporté en 1943 à Buchenwald.

De retour à Paris en 1945, il devient traducteur pour l’Unesco tout en poursuivant son combat politique de liberté, de lutte contre Franco et d’humanisme radical .

Son premier roman " Le grand voyage " lui vaut le Prix littéraire de la Résistance en 1963. Il se consacre alors à l’écriture et rompt avec le parti communiste.

En 1969, il reçoit le prix Femina pour " La deuxième mort de Ramon Mercader "; il écrit plusieurs scénarios de films à succès (" Z ", " L’aveu ", " Stavisky).

A la chute de Franco, il prend de nouvelles responsabilités politiques en Espagne; il est ministre de la culture de 1988 à 1991 dans le gouvernement Gonzalès.

 

Le récit de Jorge Semprun " L’écriture ou la vie " (Ed. Gallimard 1994), qui porte sur son incarcération de seize mois à Buchenwald, a obtenu le Prix littéraire des Droits de l’Homme en 1995, pour honorer sa vie exemplaire et son amour de l’humanité, mais aussi pour la qualité exceptionnelle de son ouvrage.

Ancien étudiant en philosophie, l’écrivain mène une réflexion sur l’expérience du mal et de la mort qu’il a vécue cinquante ans auparavant.

Dès le premier chapitre, intitulé " Le regard ", il nous livre ses doutes et ses difficultés d’écrire son douloureux passé.

Il a en effet l’impression de vivre dans un rêve, sa vraie vie étant celle qu’il a connue à Buchenwald, dans la fraternité de ses amis déportés.

Alors qu’il exulte de joie d’être libre, le 12 avril 1945, la rencontre avec trois officiers britanniques et le regard d’épouvante qu’il lit dans leurs yeux, lui fait prendre conscience de son état de " cadavre vivant ". Il a alors la sensation très forte " de ne pas avoir échappé à la mort, mais de l’avoir traversée, de l’avoir parcourue… J’étais un revenant… ".

Le problème qui se pose à Jorge Semprun n’est pas de raconter l’horreur, mais d’être écouté et compris. Pendant longtemps, sa survie impose le silence

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" Un doute me vint sur la possibilité de raconter. Non pas que l’expérience vécue soit indicible. Elle a été invivable, ce qui est tout autre chose… Autre chose qui ne concerne pas la forme d’un récit possible, mais sa substance, sa densité.

Ne parviendront à cette substance, à cette densité transparente que ceux qui sauront faire de leur témoignage un objet artistique, un espace de création. Ou de re-création. Seul l’artifice d’un récit maîtrisé parviendra à transmettre partiellement la vérité du témoignage. Mais ceci n’a rien d’exceptionnel : il en arrive ainsi de toutes les grandes expériences historiques .

L’ineffable dont on nous rebattra les oreilles n’est qu’un alibi. Ou signe de paresse. On peut toujours tout dire, le langage contient tout. On peut tout dire de cette expérience. Il suffit d’y penser et de s’y mettre. D’avoir le courage d’un récit illimité, probablement interminable, quitte à ne pas s’en sortir, à prolonger la mort…. "

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Puis, les années passant, il émerge de son rêve et entrevoit la possibilité d’écrire à partir de ce néant, de " dire cette mort vécue ", de l’exorciser par l’écriture par une " descente dans les profondeurs de l’âme ".

Mais pour Jorge Semprun, l’objectif n’est pas uniquement de décrire l’horreur, mais de dépasser l’évidence de l’horreur et d’essayer d’atteindre la racine, l’essence radicale du mal (" Das radikal Böse ", au sens où l’entendait Kant ); aussi déclare-t-il :

" Quand je lis des études historiques ou sociologiques sur les camps, je me dis que tout y est et que l’essentiel n’y est pas. L’essentiel, c’est l’expérience du Mal.

Comment raconter l’odeur des fours crématoires ? Et le printemps qui éclate dans la forêt de Buchenwald provoquant un sentiment de plaisir et d’angoisse. Le romancier, s’il est un grand écrivain peut y arriver. Dostoïevski y serait arrivé ".

A l’inverse de Primo Lévi pour qui " les joies sévères de l’écriture " étaient un moyen de revenir à la vie et d’apaiser sa mémoire, J. Semprun " se replongeait dans le cauchemar et la mort dès qu’il essayait d’écrire.

Il ne parvient pas, en outre, à pénétrer dans le présent du camp, à le raconter au présent… Comme s’il y avait un interdit de la figuration du présent… Dans tous mes brouillons, ça commence avant, ou après, ou autour, ça ne commence jamais dans le camp… Et quand je parviens enfin à l’intérieur, l’écriture se bloque… Je suis pris d’angoisse, je retombe dans le néant, j’abandonne, ça me tue ".

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Cette impossibilité " morale " de décrire le présent du camp explique la démarche particulière de Jorge Semprun, son souci d’éviter la simple énumération des souffrances et des horreurs et son besoin d’insérer de l’imaginaire, de la fiction et de l’art dans son récit.

Il conduit ainsi son lecteur à travers les méandres de sa mémoire et de sa riche culture littéraire, un peu à la manière de Proust qu’il évoque rapidement. Il est surtout un homme d’action et ses préférences vont à la poésie (Vallejo, Char, Celan ) ou la philosophie (Schelling, Kafka).

On se perd un peu dans ses (trop) nombreuses digressions, avec sa manière très particulière de raconter un fait, avec des détours, des phrases énigmatiques qu’il cite plusieurs fois avant d’arriver à l’explication finale. Mais cet ensemble foisonnant reste habilement structuré.

Parmi les centaines d’images qui retiennent l’attention, la référence à Giacometti est marquante :

" Jamais je ne pourrais contempler les figures de Giacometti sans me souvenir des étranges promeneurs de Buchenwald : cadavres ambulants dans la pénombre bleutée de la baraque des contagieux, trébuchant sur le sol caillouteux, se déplaçant à pas comptés… "

Dans un article de l’Express " Comment transmettre l’inimaginable ?", Jorge Semprun justifie son souci de ne pas faire un simple récit, mais de composer une œuvre d’art en relatant son " expérience " des camps de concentration.

Pour lui, comme pour Primo Lévi ou Varlam Chalamov, l’art est le seul substitut de l’expérience qui n’a pu être acquise; l’important est de ne jamais construire la fiction sur des faits qui engagent moralement le témoignage.

Il fait ainsi le récit de ses blessures et de ses réflexions " à travers un imaginaire parfois plus fidèle à la réalité que les témoignages privés de fiction ".

Il porte aussi en lui l’espoir d’en guérir ( " mais en guérit-on jamais, car personne n’est sorti indemne de cette expérience d’avoir été victime ou témoin de l’inhumain ?…" ). Il a l’espoir également qu’on n’oublie jamais...

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    " Krematorium, ausmachen " : Jorge Semprun a souvent entendu dans ses cauchemars la voix allemande autoritaire qui donnait l’ordre d’éteindre le crématoire durant les alertes aériennes.

Il gardera aussi toujours en mémoire la neige sur l’Ettersberg ainsi que l’odeur des flammes orangées et de la fumée du crématoire.

Malgré tout, après une longue période d’oubli volontaire, il a pu mener à terme son objectif : " élucider les rapports entre la mémoire de la mort et l’écriture ".

D.GERARDIN.