Avec son roman " Le rire de l’ogre " (Gallimard 2005), qui a obtenu le prix Fnac 2005, Pierre Péju, philosophe de formation, poursuit sa réflexion inquiète sur les thèmes qui l’ont toujours hanté : le mal dans le monde, la brutalité de l’homme, le poids du passé, l’amnésie et la mémoire, le problème de la faute et du rachat.

Cette œuvre riche et grave, écrite avec maîtrise, est aussi une méditation sur l’amour, le bonheur et l’art.

 

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" Un ogre vivait dans une contrée ravagée par la guerre. On se battait. On s’exterminait. Les loups faisaient le reste. Tuer était devenu une façon de vivre.

Un jour, en pleine forêt, l’ogre rencontre un petit garçon et une petite fille complètement perdus... Il saisit leurs petites mains dans ses gigantesques pognes et les entraîna sur un de ces chemins qui ne mènent nulle part.

Il n’avait pas encore très faim, mais il savait quel plaisir il prendrait à croquer vivants la fillette et son petit frère tandis qu’ils se tortilleraient…

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L’ouvrage de Pierre Péju débute et se termine par un conte ou un rêve intemporel, sorte de trame du roman, et qui évoque principalement l’angoisse tragique de deux enfants.

Les victimes innocentes de la guerre sont en premier les enfants, dans ce massacre d’Ukraine de l’été 1941, relaté dans la première partie du livre.

Un médecin et un lieutenant de la Wehrmacht participent, sur ordre de la Gestapo, aux atrocités commises contre les juifs. Ils essaieront en vain d’introduire un peu d’humanité pour atténuer les souffrances des femmes et pour sauver les plus jeunes enfants. Le docteur Lafontaine consigne ses réflexions et ses émotions dans un journal :

" Pourquoi, face à la démesure du mal, notre capacité d’émotion est-elle paralysée ? De même que notre conscience n’enregistre pas les trop petites perceptions, nous ne parvenons pas à nous représenter le mal, quand il est excessif… Imagination infirme ! Imagination morte ! Et l’immense dégoût de nous-mêmes. Les abominations se dessèchent en chiffres.. "

Le récit le plus émouvant de ces massacres concerne la conduite de centaines d’enfants en bas-âge vers les fosses de la mort. Le lieutenant Moritz a tout fait pour les sauver, mais il est contraint par la Gestapo de les conduire au fond d’une forêt; lors de la marche finale, deux enfants, une fillette et un garçon, en parfaite innocence, viennent glisser spontanément leurs mains dans les siennes. Bouleversé, l’officier ne repousse pas les enfants :

" Tout à coup il voit les miliciens et leurs fusils. Il voit aussi le trou béant où enterrer les gosses. Il avance un peu, tenant toujours les deux enfants, puis, à quelques mètres des bourreaux, il défait l’étreinte, et les pousse en avant, avec une infinie délicatesse, voyant une dernière fois leur cou si menu, le duvet sur la nuque. Alors, imitant les deux petits, tous les autres vont s’accroupir au bord de la fosse. Puis tout va très vite... 

En alternance à ces quatre chapitres sur la guerre et les massacres en Ukraine figurent quatre autres chapitres datés de l’été 1963 et qui relatent le séjour d’un jeune lyonnais, Paul, chez son correspondant dans le village bavarois de Kehlstein.

C’est là que vit le docteur Lafontaine et sa fille Clara; c’est là aussi que vivait après la guerre le lieutenant Moritz; mais un drame, un " malheur à retardement " a affecté cette famille : traumatisé par les massacres qu’il avait vécus, le militaire est devenu fou; un jour il a emmené dans la forêt du village son petit garçon et sa petite fille et les a étranglés.

Paul est passionné par le dessin; il se sent attirée par Clara qui, elle, veut devenir photographe; enfant de la paix, il comprend que des " fêlures de guerre " sont toujours présentes dans la douceur apparente de ces lieux :

" Paix lourde et opaque. Paix amnésique. Où se cachent les vieilles horreurs, tandis qu’allongés sur l’herbe les gens rigolent, boivent et rêvent ? Suis-je seul, ici, à sentir un risque imprécis, un danger ? Tous ces visages tourmentés qui surgissent comme des fantômes dans mes carnets, de quelles terreurs sont-ils la proie ? Quelle rage les habite ?..

Clara nourrit les mêmes obsessions qu’elle essaie de capter avec son appareil. Mais son comportement solitaire déconcerte Paul; ils s’attirent autant qu’ils se fuient et par la suite, tout au long de la deuxième partie du roman, leurs chemins tout empreints d’inquiétude ne cesseront de se croiser, puis de se séparer jusqu’à la mort tragique de Clara.

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La première partie du livre de P. Péju, avec sa structure alternant le passé et le présent, aurait pu constituer à elle seule un excellent roman.

L’unité de l’ouvrage est rompue dans la seconde partie par le changement de narration qui évoque chronologiquement la vie du narrateur à son retour de séjour en Bavière (et ce curieusement jusqu’en 2037 !). La lecture peut alors s’en trouvée gênée, d’autant plus que les évènements, parfois répétitifs, auraient gagné à être relatés de façon plus concise.

Mais cette critique reste mineure si l’on considère avant tout les réflexions originales et souvent émouvantes de l’écrivain sur la sculpture, la nature, l’amour, la vie et la vieillesse.

 

 

 

 

" Le rire de l’ogre " est une réflexion profonde sur le mal et les désordres du monde; c’est un rire qui inquiète car " l’intime et l’universel se rejoignent pour rendre un roman troublant, creusé dans la roche des sauvageries humaines, des solitudes, des guerres, des amours, des lassitudes et des forces de vivre " (Pascale Arguedas).

Paul, devenu sculpteur, représente l’ogre comme un monstre accroupi, tassé sur lui-même, qui serre sur son ventre deux formes enfantines aux visages lisses sans regard et sans cri; le crâne difforme qui surplombe les petites têtes montre la fente d’un rire fou. Le monstre doit rire si fort, si loin, si longtemps, que la pierre risque d’éclater…

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Réfugié dans le Vercors, Paul se remémore, vers la fin de sa vie, ses inquiétudes, la vie tourmentée de son amie Clara et les évènements qui lui ont permis de connaître le secret de l’assassinat de son père.

Il a connu aussi des moments de bonheur avec sa femme Jeanne, et ses deux enfants: lors d’une promenade à la lisière d’une forêt, il tient les petites mains blotties dans les siennes, puis les libère pour que les enfants rejoignent leur mère :

" Je regarde mes deux enfants s’éloigner à toutes jambes, deux petites vies palpitantes, deux lutins affamés qui agitent des bâtons. Je suis ébloui. L’instant est ouvert comme un fruit ".

Cette image d’enfants tenus par la main rappelle d’affreux souvenirs. On la retrouve dans l’épilogue du roman, lors d’un mauvais rêve annonciateur de malheur :

" Seule la faux semblait vivante et chacun entendait sa lame maligne qui murmurait dans le noir ".

D.G.