Pierre Péju est originaire de Lyon, d’une famille de libraires. Après des études de philosophie à la Sorbonne, il collabore à divers journaux et revues, enseigne la philosophie durant douze ans dans des lycées parisiens, avant de s’installer dans la région de Grenoble.

Il est actuellement professeur au lycée international Stendhal de cette ville et directeur de programme au Collège international de philosophie à Paris.

Romancier et essayiste, il est l’auteur de plusieurs romans à succès, tels " La petite chartreuse " (Gallimard 2002), prix du Livre Inter, traduit en 14 langues et adapté au cinéma en 2005, et " Le Rire de l’ogre ", prix du roman Fnac 2005, ainsi que des essais sur le conte et sur le romantisme allemand .

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Le point de départ du roman de Pierre Péju est un fait divers malheureusement banal : la camionnette du libraire Vollard heurte de front une petite fille qui courait devant elle après avoir vainement attendu sa mère à la sortie de l’école.

L’accident ne pouvait être évité, mais Vollard se sent néanmoins responsable et doit vivre dès lors avec l’idée de ce drame irréparable. La fillette est hospitalisée dans un état désespéré; elle sortira de son coma, mais sans la parole.

Le personnage central du roman n’est pas elle, ni sa mère souvent absente et errant sans but sur les routes; c’est Etienne Vollard, géant massif comme la Grande Chartreuse. Pierre Péju, avec habileté, nous donne un portrait précis de cet homme solitaire et renfermé, doté d’une mémoire prodigieuse qui lui permet de mémoriser sans effort de multiples textes littéraires :

"  Vollard paraissait nimbé de solitude. Un ruissellement constant sur son corps, dans ses yeux sombres, dans ses gestes, et même son sourire, car il nous souriait parfois, pas tristement ni servilement, mais lumineusement. Ce n’était pas à nous qu’il souriait, mais à quelque chose d’infiniment plus vaste. C’était un sourire de solitude… ".

Au chevet d’Eva, plongée dans le coma, Vollard, l’homme des livres, essaie de conjurer son angoisse en récitant à la fillette des textes gravés depuis toujours dans sa mémoire :

" Silence. Visage de princesse. Masque de plâtre. Des phrases retentirent alors dans la chambre. Ces phrases, c’était bien lui, Vollard qui les prononçait. Voix haute. Voix puissante, articulant clairement un texte monté d’un autrefois lointain : " On eût dit un ange tant elle était belle; elle avait seulement les yeux fermés, mais on l’entendait respirer doucement, ce qui faisait voir qu’elle n’était pas morte " …

Comme l’a expliqué Pierre Péju, il y a un lien entre être et les mots et les mots peuvent nous aider à vivre et à respirer. Ainsi un moment, on a l’impression que ce sont les paroles du libraire qui " ressuscitent " Eva et lui font ouvrir les yeux. Mais elle a perdu la parole pour toujours et elle perdra progressivement toute force de vie.

La librairie d’Etienne Vollard a pour enseigne " Le Verbe Etre ". L’auteur a ainsi voulu mettre l’accent sur la difficulté d’être des personnages. Le libraire Vollard lui-même a toujours été absorbé par les livres, mais pour lui la lecture n’est pas vraiment un apaisement, ni une consolation :

" Au contraire. Lire follement, comme il avait toujours lu, consistait plutôt à découvrir la blessure d’un autre. Blessure d’un type seul, désarroi d’une femme seule. Lire consistait à descendre en cette blessure, à la parcourir. Derrière les phrases, même les plus belles, les mieux maîtrisées, toujours entendre des cris…".

La mère d’Eva également, qui ne lit pas, a toujours avec elle un cahier à spirale où elle note des phrases énigmatiques, " magiques ", des fragments arrachés ici ou là et qui devaient avoir un sens pour elle : " Enigme des corps. Chaque corps a son énigme. - Le malheur de chacun comme une goutte d’eau dans la mer. Chaque goutte d’eau, pourtant, comme une mer à elle toute seule. - Envier tous ceux qui sombrent… ".

Contre son gré au début, Vollard va voir la fragile Eva au centre de rééducation situé dans la montagne. Il la prend par la main et l’emmène en promenade :

" Pour Vollard, Eva devenait la petite Chartreuse. Silencieuse sans en avoir fait le vœu. La très pâle moniale. L’enfant cloîtrée. L’enfant privée de voix et de joie, privée d’enfance. Mais au fil de ces errances dans la Chartreuse, bizarrement, ce n’était pas le poids écrasant et absurde de l’accident que Vollard ressentait en compagnie de la petite fille, mais un inexplicable allégement, un soulagement, un apaisement dû à ce rituel de marche lente, de silence, de contemplation de choses infimes.

Comment un si petit être, émettant si peu de signes, pouvait-il lui donner cette impression de discret équilibre, de nécessité fragile mais heureuse ? "

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Le livre de Pierre Péju est aussi un hymne à la littérature, au goût de la lecture et une méditation sur le fragile pouvoir des livres. Il déplore la disparition des petites librairies et le délaissement des livres au profit des écrans d’ordinateurs.

Libraire dans l’âme, Vollard se complaît dans " l’anarchie souveraine et grandiose " de sa vieille librairie, "  un mélange des genres et des titres; une alchimie joyeuse ". Il se tient assis au fond du magasin, " araignée géante au fond de sa toile ".




Avec constance et fermeté, il cherche " à extraire un minerai rare " parmi le déferlement éphémère des livres publiés d’une foule d’" écrivains ".

 

Le malheur va continuer à accabler Etienne Vollard. Alors que la petite Eva est à l’agonie, sa librairie va être détruite par un incendie. Il avait souvent rêvé d’un splendide incendie et imaginé le " Verbe Etre " en flammes.

Mais la catastrophe est différente : une combustion lente et étouffée, une brume de cendre noire qui imprègne tout, " une bave de crapaud infecte digérant les mots et les phrases, chaque texte retournant au marécage d’encre d’origine ".

Vollard comprend que c’est la fin. Il erre dans la montagne. Il se retrouve fortuitement près du pont et d’ un précipice où il avait un jour absurdement sauté à l’élastique. Il en gardait le souvenir du vertige et d’un mélange d’ivresse et de malaise :

" Il fit un pas en avant. Son dernier pas dans le gouffre bruissant de tout ce qui s’est écrit, de ce qui s’est donné à lire. Son premier pas dans l’oubli des livres ". D.G