Irène Némirovsky, née à Kiev le 11 février 1903, était la fille d’un riche banquier juif ukrainien. Sa mère ne s’est jamais intéressée à elle et elle a été élevée par une gouvernante française.
En décembre 1918, sa famille fuit la révolution et passe un an en Finlande avant de s’installer en France. Irène obtint sa licence de lettre à la Sorbonne en 1926 et commence à écrire en français.
Elle épouse Michel Epstein, un ingénieur devenu banquier; Le couple va vivre à Paris et aura deux filles : Denise en 1929 et Elisabeth en 1937. Elle publie ses premiers romans: Le Malentendu et David Golder, et devient célèbre.
Mais la France lui refuse sa naturalisation; elle est victime des lois antisémites de 1940 du gouvernement de Vichy, doit porter l’étoile jaune et est interdite de publication. Déportée à Auschwitz, elle y meurt, avant son époux, en 1942.




« Chaleur du sang », (Ed. Denoël 2007) a été écrit durant l’été 1941 à Issy-l’Evêque dans le Morvan, où Irène Némirovsky s’était réfugiée avec ses filles, à l’hôtel des Voyageurs.

Le récit, dont une partie avait été perdue durant la guerre, puis retrouvée dans une malle, a pu être recomposé soixante ans après par O. Philipponnat et P. Lienhardt.

Leur préface nous éclaire sur le choix du titre et sur le sens profond du roman. La chaleur du sang, thème essentiel développé dans plusieurs ouvrages, évoque pour l’auteur :


- un autre nom de l’amour, « cette flambée de rêves qui calcine ses propres domaines »;


- l’énigme du désir « qui sabote les résolutions vertueuses, vient à bout des résignations morbides et même de la paix des sens. Tisonné à l’instinct, même un caractère trempé finit par se tordre; la morale rougit, blanchit puis s’incline, vaincue » .

« Qui n’a pas eu sa vie étrangement déformée et courbée par ce feu dans un sens contraire à sa nature profonde ? »


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C’est autour de ce thème central (la chaleur du sang ) que le récit va se développer, sous forme de narration : un vieil homme, Silvio, revenu dans le hameau de sa jeunesse après avoir voyagé, se remémore le temps passé. Il se tient à l’écart et observe avec mélancolie la vie apparemment tranquille des paysans :


« J’ai parfois la sensation d’avoir été rejeté par la vie comme par une mer trop haute. J’ai échoué sur un triste rivage, vieille barque solide encore pourtant, mais aux couleurs déteintes par l’eau et rongées par le sel ».


Silvio connaît bien ce milieu provincial et leur fausse quiétude qui cache parfois de lourds secrets de famille. C’est effectivement ce que le récit va révéler, par petites touches, et avec une intensité dramatique croissante jusqu’au dénouement final.


Grâce à Silvio, on apprend à connaître les motivations profondes et les pulsions des différents personnages. Citons quelques exemples :


« Dans ce pays, les ragots s’arrêtent aux dernières maisons des bourgs… et dans ces demeures isolées, il se passe bien des choses dont personne n’a connaissance ».


« Pour moi j’avais deviné que ces jeunes gens s’aimaient à leur air de tranquille impudence et à une sorte de feu sourd et caché dans leurs mouvements et leurs sourires. Elle surtout. Elle brûlait…».


«  J’étais envieuse. J’enviais désespérément une sorte de bonheur que Jean ne pouvait pas me donner. Pas seulement le bonheur des sens, vous comprenez, mais une fièvre de l’âme, quelque chose d’incomparable à ce que j’avais appelé jusque-là l’amour ».





Pour Irène Némirovsky, « toute la vie se forge à coups de sang » et son œuvre est émaillée d’expressions ou de pensées évoquant cette force :


« Je me rappelle encore le jeune sang brûlant dans mes veines... »


« Il est merveilleux d’avoir vingt ans. Est-ce que toutes les jeunes filles savent le voir comme moi, goûter cette félicité, cette ardeur, cette chaleur du sang ? »


« Je ne puis pas changer mon corps, éteindre ce feu qui brûle dans mon sang » 


« La chair, elle, se satisfait à bon compte. Mais c’est le cœur qui est insatiable, le cœur qui a besoin d’aimer, de désespérer, de brûler de n’importe quel feu….

C’était cela que nous voulions. Brûler, nous consumer, dévorer nos jours comme le feu dévore les forets ».




Les filles d’Irène Némirovsky ont entretenu la mémoire de leur mère par la publication d’une biographie en 1992 et plusieurs rééditions de ses œuvres.


En 2004 sera découvert au fond d’une malle, outre la partie manquante de « Chaleur du sang », le manuscrit inachevé de « Suite française », qui raconte l’exode de juin 1940. Le récit a été écrit dans un village du Morvan où Irène s’était réfugiée avant son arrestation en 1942 et sa déportation.

Publié, le roman recevra le prix Renaudot en 2004 et c’est la première fois que ce prix est remis à un auteur disparu .


Admirable de concision, Chaleur du sang, conçu, ainsi que l’indique la préface, comme « une énigme à tiroirs », dépeint, « sur le ton familier du naturaliste, un univers prédateur d’une extraordinaire sournoiserie. Le silence tient la terreur en équilibre : la malveillance merveilleusement agissante des villageois ».


Le style du roman traduit avec force la vie et les sentiments des paysans, vus et analysés avec l’œil incisif du narrateur, de fait la voix profonde d’Irène. La sombre atmosphère entourant le décor champêtre du village et le silence sauvage des campagnes ont le charme des romans de François Mauriac.


Irène Némirovsky, l’été 1938, a relu Proust pour y retrouver « la chose merveilleuse », longtemps recherchée et qui semble le mieux exprimer le sujet qui l’occupe :


« On ne reçoit pas la sagesse, il faut la découvrir soi-même après un trajet que personne ne peut faire pour nous, ne peut nous épargner, car elle est un point de vue sur les choses.

Les vies que vous admirez, les attitudes que vous trouvez nobles n’ont pas été déposées par le père de famille ou le précepteur, elles représentent un combat et une victoire ».


Toutefois elle aimait aussi citer ce proverbe ukrainien : « Il suffit à un homme d’un seul grain de chance dans sa vie; mais, sans ce grain, il n’est rien ».


"Béni soit le mal, bénie soit la fièvre qui dénoue les liens du corps et donne une sagesse plus grande, une lucidité plus subtile, une chaleur qui ranime le sang. " Liens du sang - 1936


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