Une femme déplacée
Marie-Christine Navarro
Fayard 2007.

Déplacé: Que l'on a changé de place / Qui n'est pas à la bonne place. Tel est le sort de cette femme égarée, rejetée sur un terrain qui n'est pas le sien. Et pour mieux se retrouver, elle qui prétend « se méfier des racines comme de la peste », part aux quatre coins du monde à la recherche de ses morts. Des déplacés. Elle écrit « le livre des morts des fantômes. Le livre des déplacés. »

Le projet de ce récit peut se résumer ainsi:

Il faut désenchanter les os

Ce n'est pas une résurrection. C'est une exhumation.

Replacer les morts – les déplacés – parmi les vivants, les accepter .

Quête d'un monde oublié, toutes ces villes ont changé... le pont de bois au-dessus du Bosphore n'est plus là... le bruit de sabots des chevaux qui n'existent plus, mais aussi – surtout – quête personnelle, réinvention du monde, écriture qui remet en place la complexité des choses, qui donne une identité à cette petite fille perdue.

Parce que déplacé – qui n'est pas à la bonne place – c'est aussi - c'est surtout être à la place de celle sur laquelle la mère a reporté son amour: l'Abeille, le frère mort, une mère exigeante et triste – mater dolorosa – une mère terreur. « Durant toute l'enfance tu t'es tenue devant ce regard bleu fixe ce regard terrifiant du tout-amour que rien jamais ne pourrait rassasier. »

Elle n'est donc pas à la bonne place – jamais – elle ne parvient pas à prendre son envol, à se séparer de cette mère, à partir vers le père, ce père enfermé dans le mutisme des soldats de la guerre d'Algérie, un père violent, qui s'est toujours battu, qui tient enfermé dans sa forteresse des histoires de sang et de mort.

Livre admirable de pudeur et de poésie pour dire l'univers d'une femme qui n'est de nulle part, qui refuse de se laisser enfermer dans les clans quels qu'ils soient et qui aimerait trouver une voie entre l'oppression du clan et la solitude des villes occidentales. Quête.

Livre de voyage, d'un amour avec un homme du voyage, livre de mise en route, hors du cocon, livre du déplacement vers l'autre, tous les autres, ces bribes d'existence qui petit à petit – σιγά-σιγά – forment un univers. Et cet univers est d'une grande richesse.

Passer de la mère au père, se libérer de l'emprise terrifiante de la mère, pour retrouver l'âme secrète du père, ce sera passer de l'Aimée à Tony, de celle dont on ne dit pas le nom, que l'on aurait aimé tellement fusionnelle et qui pourtant prononcera la rupture, donnera le coup d'envol vers l'insaisissable voyageur, le Vagabond détenteur de la musique, celui qui permettra que s'accomplisse le voyage littéraire. Passer de la mère à la compagne (l'Aimée) puis de la compagne au compagnon (Tony) qui fera découvrir le père, le père d'avant la guerre d'Algérie, l'enfance du père pour pouvoir dire:

« Dans le désordre des tombes je me suis dit que tout avait enfin trouvé sa place. »

Récit dense où la complexité du monde est revendiquée: « Tu as su très vite que le monde ne se divisait pas entre bons et méchants noir et blanc. Tu n'étais pas accessible à la haine. » Récit secret qui laisse dans l'ombre, « Out of limits » ce qui ne peut être dit: « Abattoir. Je n'ai pas osé m'y rendre. Désormais ce lieu était devenu mythique. » qui demande expressément que l'on aille pas au-delà. « Reconstitution ? Il n'y a pas de reconstitution possible. Histoire à réinventer chaque fois qui échappe toujours. » Récit d'Orient entre Grèce et Indes. Récit méditerranéen bien sûr qui porte la douleur des femmes et avec elle toutes les discriminations du monde et s'achève sur cette vision: « un visage tuméfié les yeux pochés de coups madone en chemise détrempée silencieuse pétrifiée. »

« Je ne me souviens plus de l'homme y avait-il un homme ? » poursuit la narratrice soucieuse de ne pas attiser la haine. Comme un pas de côté, une façon de replacer le père dans la marche du temps.

Assurément un livre déplacé, un livre qui vous sort du manichéisme d'une époque de certitudes et de haines. A lire et relire pour le plaisir d'une langue multiple.

Présentation à la maison de la Grèce le 1er juin

Penvins

04/2007