Si notre civilisation s’en allait à tous les diables,

je ne la regretterais pas, mais j’aurais du regret pour la musique "

Léon Tolstoï -1910

 

La lecture d’une nouvelle de jeunesse de Léon Tolstoï, écrite en 1858 et intitulée " Un musicien déchu " ( éditions Mille et Une Nuit – 2000 ), où l’auteur, s’inspirant de la figure d’un violoniste allemand qu’il rencontra, brosse un étonnant portrait d’artiste marginal et évoque la puissance de la musique, dépassant celle des mots, me fit penser à quelques brèves notes de lecture retrouvées dans mes archives et concernant la meilleure façon d’écouter de la musique.

L’idée de base est simple : il suffit de " s’abandonner tout entier à la musique écoutée et se laisser aller à l’empire du sentiment ".

Toutefois la démarche apparaît plus complexe si l’on prétend, lors de l’écoute, saisir et suivre les éléments musicaux de la partition, et les distinguer sans les associer pour en reconnaître l’unité et la diversité : " il faut d’abord s’attacher à la perception du rythme, puis à la mélodie, puis suivre les motifs dans leurs transformations. Un thème transformé, c’est comme un sentiment qui se meut en nous ; parfois deux sentiments contraires sont en duel et on assiste à un dialogue ou un conflit jusqu’à la conclusion obéissant à une dialectique du sentiment ".

Cette richesse dans les éléments simultanés d’un morceau se retrouve aussi dans les timbres des divers instruments : " Ecouter en profondeur requiert donc une attention non seulement à la mélodie et aux sons aigus, mais également aux basses, aux harmonies, aux timbres, à la circulation des parties intermédiaires qui sont les linéaments d’une vie intérieure pareille à la nôtre ".

La difficulté est donc de " tout distinguer sans rien dissocier " et cette écoute attentive n’est sans doute pas immédiate car elle peut être d’une complexité très subtile.

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Musique et sentiments

Dans " Un musicien déchu ", brillante nouvelle qu’il remania à plusieurs reprises, Léon Tolstoï n’analyse pas l’écoute de la musique sur ce plan technique, même si, musicien dans l’âme, il en avait toutes les capacités car il jouait du piano depuis l’enfance et avait élaboré dans sa jeunesse des théories sur la musique.

Il décrit au contraire les effets immédiats d’une audition musicale sur nos sentiments et sur notre conscience : " Dieu sait à quel point l’impression de la musique dépasse celle des mots ".

Au cours d’une soirée où la meilleure société de Pétersbourg essaie de tromper son ennui, un vagabond sentant l’alcool et la crasse fait irruption au milieu des danseurs et s’empare d’un violon.

Dès les premières notes, Albert se révèle être un musicien de génie et transporte l’assemblée dans un monde de fantasmagories étranges :

" Un son pur et harmonieux emplit la pièce où un silence absolu s’instaura. Les notes du thème s’écoulèrent avec une aisance élégante, juste après une première lumière étonnamment claire et rassérénante qui avait soudain illuminé le monde intérieur de chacun des auditeurs.

Aucun accent faux ou excessif ne vint briser l’envoûtement des témoins, toutes les notes étaient d’une clarté gracieuse et profonde. L’assistance entière se taisait et suivait le développement de la ligne mélodique dans une attente frémissante.

Délaissant cet état d’ennui, de divertissement tapageur et de torpeur spirituelle où ils se trouvaient, ces gens furent soudain transportés, sans qu’ils s’en rendent compte, dans un tout autre monde qu’ils avaient oublié. Tantôt un sentiment de douce contemplation du passé ou un souvenir passionné d’un moment de bonheur surgissait dans leur âme, tantôt une exigence illimitée de pouvoir et de faste, tantôt un sentiment de soumission, d’amour inassouvi et de tristesse.

Les notes, exprimant soit une triste tendresse, soit une bouffée de désespoir, s’entremêlaient en toute liberté, s’écoulaient, s’écoulaient l’une après l’autre si élégamment, d’une façon si puissante et si instinctive que ce n’étaient plus des sons que l’on percevait, mais le flux superbe d’une poésie depuis longtemps connue mais qui s’exprimait pour la première fois et emplissait naturellement l’âme ".

Cette page admirable méritait d’être citée intégralement.

Dans une précédente nouvelle (" Enfance " 1850 ) , Tolstoï décrivait déjà " cet oubli de soi ou plus exactement de son être, cette échappée vers le rêve que provoque la musique, qui n’agit ni sur l’esprit, ni sur l’imagination. Pendant que j’écoute de la musique, je ne pense à rien et je n’imagine rien, mais un sentiment délicieux emplit à ce point mon âme que je perds conscience de mon existence, et ce sentiment est le souvenir.

Mais le souvenir de quoi ? Bien que cette sensation soit forte, le souvenir n’est pas clair. Le fondement de ce sentiment que tout art provoque en nous n’est-il pas le souvenir ? La jouissance que nous procure la peinture et la sculpture ne provient-elle pas du souvenir de ces images ?

Le sentiment de la musique ne provient-il pas du souvenir de sentiments et de passages d’un sentiment à l’autre ? Le sentiment de la poésie n’est-il pas le souvenir d’images, de sentiments et de pensées ? ".

Toute sa vie, Tolstoï adora la musique. L’un de ses fils remarqua dans ses mémoires : En entendant de la musique, il ne pouvait pas ne pas l’écouter ; et en écoutant une musique qui lui plaisait, il était ému, quelque chose se serrait dans sa gorge, lui piquait le nez, et il versait des larmes. Une émotion sans raison et l’attendrissement, tels étaient les sentiments que la musique suscitait en lui. Parfois, la musique l’émouvait contre sa volonté, le faisait même souffrir, et il disait alors : " Que me veut cette musique ? ".

 

Le traducteur de la nouvelle " Un musicien déchu ", Bernard Kreise, souligne dans son commentaire, que le personnage dont s’inspira Tolstoï fascina également son homonyme Alexeï Tolstoï qui écrira la même année un poème sur ce violoniste génial dont il évoque les " yeux fous ", le jeu qui " torture la conscience " des auditeurs transportés sur " les rives d’une patrie oubliée ", faisant ainsi, comme dans la nouvelle, le lien entre musique et mémoire.

Certains contemporains de Tolstoï ne comprirent pas cette nouvelle, dont les idées sont très éloignées des préoccupations sociales ou philosophiques de l’intelligentsia, et la critiquèrent

dans la mesure où le monde dans lequel la musique plonge les auditeurs du violoniste leur semble supérieur à la réalité quotidienne dans laquelle ils s’agitent vainement.

La musique, qui transporte l’auditeur dans un mythique âge d’or d’une jeunesse irrémédiablement perdue, provoque une fuite de la réalité présentée comme insupportable dans une optique quasi-dostoïevskienne.

Grâce à la musique, le rêve devient supérieur au réel ; or la préoccupation sociale ou philosophique était de rigueur en Russie et s’en écarter devenait un péché " .

Tolstoï réfléchit à l’époque à la place de l’art, à son rôle dans la société, et il se présente comme un partisan de l’art pur (" La beauté est dans l’autre monde ") position fort éloignée de celle de l’intelligentsia progressiste voulant mettre l’art au service d’une cause.

Comme d’autres écrivains ( Pouchkine, Gogol ), il ne se sent pas à l’aise en Russie et ne se sent pas en accord avec le monde littéraire de son pays.

Il dénonce le néant d’une certaine vie menée par ses semblables qui préfèrent la tranquillité d’une vie médiocre à la sublimité que l’art leur dévoile et il conteste violemment les institutions, comme l’Eglise, qui génèrent cette médiocrité existentielle ( ce qui lui vaudra d’être excommunié ).

Le 15 septembre 1857, alors qu’il termine l’écriture de sa nouvelle, Tolstoï note dans son journal : " J’ai écrit quatre excellentes feuilles ardentes " 

. Ces pages, qui décrivent un étonnant rêve, chargé de sensualité, que fait l’un des auditeurs du violoniste Albert, ne furent pas néanmoins incluses dans la version définitive. La strophe finale est particulièrement émouvante :

" Voilà ce que les sonorités de la musique firent se remémorer à l’homme étendu sur le canapé, et il en pleurait. Il pleurait non parce qu’ était passé un temps qu’il aurait pu mieux employer : si on le lui avait redonné, il ne l’aurait pas mieux employé. Mais il pleurait car ce temps était passé, il était passé et jamais il ne reviendrait.

Le souvenir de cette soirée traversait son esprit dans les moindres détails, peut-être parce que les sons qu’Albert tirait de son violon ressemblaient à ceux du violon du Juif qui avait joué à cette soirée de noces, peut-être aussi parce que cette époque avait été une époque de beauté et de force, et parce que les sons d’Albert n’étaient que beauté et force.

Ensuite, le violon d’Albert ne cessa de dire une seule et même chose. Il disait : il est passé ce temps, il est passé et jamais il ne reviendra ; pleure, pleure pour lui, pleure toutes tes larmes que tu verses sur cette époque, cela est tout de même le plus beau des bonheurs qui te restent sur cette terre. Et il pleurait de plaisir ".

Cette belle page évoque la recherche du temps perdu que Proust sut si bien retrouver ! D.G.