Kierkegaard est né à Copenhague en 1813; d’un caractère mélancolique, il a connu une existence affective et spirituelle tourmentée et fut élevé par son père dans un protestantisme austère et pessimiste. La rupture de ses fiançailles en 1841 marqua chez lui le choix du stade religieux , celui de l’ homme conscient de sa faute totale devant Dieu et accomplissant dans la " crainte et le tremblement " le saut irrationnel de la foi.

Kierkegaard prône la vérité de la subjectivité et de l’existence individuelle face aux contradictions, à la souffrance, et à l’angoisse de la liberté et de la faute.

Après quelques voyages, il rédige l’essentiel de son œuvre entre 1842 et 1855, année de sa mort.

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Sören Kierkegaard a décrit dans son " Journal " les étapes du chemin de sa vie :

" Enfant, j’ai reçu une éducation stricte et austère qui fut à vues humaines une folie. Dès ma plus tendre enfance, ma confiance dans la vie s’était brisée aux impressions sous lesquelles avait lui-même succombé le mélancolique vieillard qui me les avait imposées : enfant, ô folie ! je reçus le costume d’un mélancolique vieillard. Terrible situation! ".

Elevé dans une atmosphère de deuil, de crainte, de remords et de prières, Sören perdit peu à peu toute confiance en la vie : " J’ai enduré la douleur de n’être pas comme les autres. J’aurais pourtant tout donné pour l’être, ne fut-ce qu’un moment ".

A l’école, il est solitaire et mystérieux; on l’a surnommé " l’enfant de chœur " à cause de son accoutrement; son air dédaigneux , ses sarcasmes et son humeur taquine découragent ses camarades les mieux disposés et même ses professeurs.

A l’université, il suivit les cours de théologie et mena la vie insouciante et mondaine de "l’esthéticien, homme de l’instant, qu’une quête toujours recommencée, comme celle de Faust, de Don Juan ou du Juif errant, voue au désespoir ". Il fréquente les cercles et salons littéraires; le théâtre et sa " factice réalité " l’attire beaucoup ( Faust de Goethe, Premières Amours de Scribe).

Il aime passionnément " la musique qui traduit la mélancolie, l’angoisse, la volupté; toute son âme est musicale et son style reproduit savamment les modulations de ses pensées sur un rythme largement wagnérien. Il n’est pas jusqu’à la nature qui ne lui semble musicalement animée : sur l’eau le reflet de la lune est audible tant il est magnifique, la mer est comme un récitatif de Mozart, le lac comme une mélodie de Weber " ( Marguerite Grimault : Kierkegaard, écrivains de toujours ).

Sören est admiré, mais on redoute ses sarcasmes, on ne l’aime pas. Il se sait laid et il marche légèrement déjeté, comme un bossu, le regard oblique et railleur.

Il aime se promener dans les rues de Copenhague et le long des grèves, en rêvant à sa jeunesse :

" Une fleur à l’aube avec une belle goutte de rosée dans sa coupe. Mais déjà le soleil se lève, la rosée s’évapore; avec elle disparaissent les rêveries de la vie, et l’heure vient où il s’agit de savoir si l’homme est capable, pour emprunter encore une image au monde des fleurs, de sécréter par ses propres forces comme le laurier-rose une goutte qui puisse subsister comme le fruit de la vie. La première condition, c’est de pousser sur un sol qui soit le vôtre, mais ce n’est pas si facile à trouver ".

Kierkegaard essaie de voir clair en lui-même, et de surmonter un profond désarroi moral; sa mélancolie le persécute et il est souvent la proie d’atroces crises d’angoisse. Tout l’inquiète, " depuis le moindre moucheron jusqu’au mystère de l’Incarnation ".

La peur de sombrer dans la démence le hante, la pensée du suicide l’obsède. Se fuyant lui-même, il se jette dans l’ivresse et la dissipation, se querellant avec son père; criblé de dettes et repentant, il se réconcilie un an plus tard avec lui, peu de temps avant sa mort, et se remet à ses études avec acharnement.

En 1841, il soutient avec succès une brillante thèse de philosophie " Le concept d’ironie constamment rapporté à Socrate ".  

A la même époque, il devient amoureux d’une jeune fille de 17 ans, Régine Olsen; mais il se rend compte très vite qu’il est étranger à ce bonheur et ressent douloureusement sa mélancolie :

" Depuis son enfance sans joie, le souvenir est devenu plus cher à son cœur que la présence; aussi voit-il déjà ses fiançailles dans la perspective du passé. Il réfléchit trop pour aimer et n’a vécu qu’intellectuellement. Seul l’éternel remue son âme, et sa passion pour Régine devient le prétexte à des méditations sans fin sur l’amour et le mariage. Ses fiançailles ne sont qu’une longue épreuve où il prend conscience de l’emprise qu’exerce sur lui l’attrait d’un univers tout spirituel ".

( M. Grimault ).

Kierkegaard rompt ses fiançailles; dans ses tourments, il voit le doigt de Dieu : sa mélancolie, véritable maladie et non la tristesse vague des romantiques, le domine de plus en plus. Il se réfugie dans la création littéraire, devenue une nécessité vitale. Il part à Berlin.

Il poursuit ses études de philosophie et suit les conférences de Schelling qui prône une philosophie individuelle, axée non sur l’essence, mais sur l’existence, la réalité de l’individu et la réalité de Dieu.

Revenu à Copenhague en mars 1842, il travaille à un volumineux ouvrage " Ou bien...Ou bien " où il définit sa conception de l’esthétique : " l’esthétique est en l’homme ce par quoi il est immédiatement ce qu’il est; l’esthéticien est l’homme qui, indifférent au bien comme au mal, fait de la jouissance le but de sa vie ".

Il ne réserve au mariage que rires et sarcasmes, avec ces mots bien connus :

" Mariez-vous, vous le regretterez; ne vous mariez pas, vous le regretterez aussi; mariez-vous ou ne vous mariez pas, vous le regretterez également. Si vous vous mariez ou si vous ne vous mariez pas, vous regretterez l’un et l’autre. Riez des folies de ce monde, vous le regretterez; pleurez sur elles, vous le regretterez également; si vous riez des folies de ce monde ou si vous pleurez sur elles, vous regretterez l’un et l’autre ".

L’esthéticien connaît la souffrance car le sentiment religieux s’est éteint dans son âme desséchée; Kierkegaard veut donc dépasser ce premier stade esthétique, qui s’achève sur une faillite et le désespoir, pour se tourner vers l’éthique , la liberté et la piété.

Il a été frappé, comme Pascal, par le fait que les hommes authentiques sont rares; les hommes se cachent derrière des discours, des jeux mondains ou des fonctions afin de ne pas exister et de fuir le moment toujours angoissant d’affirmer sa liberté en pratiquant un choix engageant toute sa vie. Il existe une tendance collective à composer avec les apparences et à faire comme si tout allait bien, alors que l’existence est un drame. Une telle façon de se donner bonne conscience tronque la vie. Kierkegaard s’est donc fait le défenseur de l’existence.

Exister, cela veut dire sortir de soi, se dépasser, se transcender, refuser de s’accommoder avec la médiocrité; l’homme existentiel n’a pas peur de proclamer son malaise dans le monde et d’affronter la solitude, afin de découvrir une autre vie, l’existence.

L’existence, pour Kierkegaard, est l’autre nom de Dieu; la vie recèle une dimension supérieure pour laquelle il convient de tout quitter; ce besoin de transcendance commence dans la passion. On le trouve également dans la morale; mais c’est surtout dans la religion que la transcendance s’accomplit; la grandeur se réalise et les hommes deviennent vraiment des vivants comme le Christ qui est allé au bout de l’existence jusque dans la mort.

Kierkegaard a développé ses pensées sur l’existence dans deux ouvrages essentiels, admirablement bien écrits : " Crainte et Tremblement " et les " Miettes philosophiques ".

Il s’oppose ouvertement à Hegel et s’éloigne définitivement de Socrate pour suivre Jésus. Il est surtout préoccupé par le problème du salut et de la béatitude éternelle; son angoisse personnelle apparaît également dans une étude " Le concept d’angoisse " : l’ apprentissage de l’angoisse est le suprême savoir; en face du passé, un homme peut éprouver des regrets, des remords, du repentir, non de l’angoisse; celle-ci n’apparaît qu’en face d’un possible indéterminé : le futur.

Kierkegaard définit l’homme comme une synthèse d’âme et de corps, l’âme étant la conscience; cette synthèse est portée par un troisième élément, l’esprit, lui-même synthèse entre le temporel et l’éternel ou entre le sensible et le spirituel, le fini et l’infini.

L’esprit peut avoir conscience de sa propre existence, mais, contrairement à ce que pense Hegel, il n’en a jamais une conscience claire, car il est entravé dans le corporel. Chez l’homme la conscience de soi n’est donc jamais achevée et le sujet est dans un devenir incessant (Post-Scriptum final aux Miettes Philosophiques).

Les derniers ouvrages de Kierkegaard (Pureté du cœur, Vie et Règne de l’amour, La maladie à la mort, l’Ecole du christianisme) et son Journal reflètent les tourments et l’isolement de la fin de sa vie. Il vit de plus en plus avec ses souvenirs, en proie à une grande détresse morale. Malade, il s’éteignit le 11 novembre 1855.

Ce solitaire, père de l’existentialisme, trouvera une audience considérable en Europe auprès de nombreux philosophes ou écrivains; il contribua aussi au renouveau de la théologie protestante.


DG